Little Odessa : Crime et Châtiment
« Little Odessa est un grand film, incisif, un film dur mais très révélateur de la culture de Brighton Beach » dira un certain Francis Coppola, devenu grand fan de James Gray.Il aura suffi d’un film à James Gray pour inscrire son nom sur la liste des réalisateurs à suivre à Hollywood. Mais c’est pourtant loin de la cité du cinéma et du public américain que le réalisateur bâtira une œuvre toujours pas comprise, ou acceptée, dans son pays d’origine. Trop intello, trop auteurisant, trop européen, sa filmographie trouvera un écho mérité dans les festivals ou chez les cinéphiles, persuadés de tenir là l’un des réalisateurs les plus importants de sa génération. Passionné, minutieux et terriblement doué, Gray prendra son temps pour faire aboutir chacun de ses projets avec la certitude de faire à chaque fois progresser un peu plus son art. Et si l’histoire retient aujourd’hui que ses trois premiers films constituent une trilogie sombre, familiale et personnelle, sa première envie de réalisateur fut un biopic de Neil Bogart, créateur du label disco Casablanca Records. Comme quoi… Sans argent, bien loin des fastes de l’industrie musicale, c’est un jeune homme de 23 ans, un peu dépressif (sa mère est morte quelques années avant, son père ne va pas très bien) qui s’attaque donc en 1994 à Little Odessa, projet écrit rapidement, tourné en 24 jours pour 2,3 millions de dollars et monté en moins de six semaines. Un coup de maître comme on en voit rarement et qui vient de jeter les bases d’un cinéma rare et précieux, classique mais ultra moderne, intime et universel, entre réalisme et lyrisme maîtrisé, et qui touche au cœur, malgré son apparente froideur.
Par Fabrice Bonnet, paru en 2017, article issu du Rockyrama n°14 dédié à James Gray, toujours disponible sur notre shop
Souvent, il est dit que Little Odessa est un film glaçant, blanc et cru comme ces étendues de neige immaculée qui recouvre le sud de Brooklyn et Brighton Beach où se situe le quartier russe de la ville, dans lequel Gray traînera pas mal lors d’une adolescence new-yorkaise en quête d’un sens à sa vie. Mais dans le scénario originel, le film se déroule en été et il fait souvent soleil entre les ruelles glauques. James Gray a lui-même dessiné le story-board, à l’aquarelle, et ses plans de nuit y apparaissent résolument chaleureux, bien loin de ceux, bleu électrique, d’un Michael Mann ou de ses courtisans. Son œuvre sera d’ailleurs plus « nocturne » que noire, et cette propension à révéler ses personnages tourmentés à l’heure du loup sera l’une des thématiques récurrentes de son cinéma… qui n’en est pas moins lumineux. Et dès son premier film, obligés de tourner en hiver (le budget n’étant pas bouclé avant), James Gray et Tom Richmond, son chef op’, vont devoir apprivoiser la météo et faire contre mauvaise fortune bon cœur : les bourrasques et les tempêtes fréquentes seront incluses à l’histoire, pour apporter, à l’arrivée, cet aspect visuel qui fait aujourd’hui la force du film – ou comment faire avec les moyens du bord et les conditions climatiques sans dénaturer le cœur de son sujet.
S’il n’est pas rare de découvrir de très bons premiers films, il est plus difficile de rester scotché quelques minutes après la fin en pensant avoir découvert un auteur, un vrai. Little Odessa fait partie de ces œuvres rares qui s’inscrivent durablement dans la rétine et laisse un goût tenace dans la mémoire du spectateur, comme l’empreinte profonde du canon sur la joue de ce mafieux russe. Cette image du film, à l’instar de l’ensemble, montre le souci de réalisme qui habite alors James Gray et qui sera la marque de fabrique du réalisateur sur tous ses films suivants. Pas de forfanterie chez lui, très peu d’esbroufe et aucune ironie. Ses films sont des tranches de vie sombres, violentes, directes et émouvantes, modelés sur les tragédies antiques ou shakespeariennes qu’il vénère. Mais la culture de James Gray est bien plus large. Capable de citer l’héritage du cinéma russe ou italien, de la Nouvelle-Vague française ou des grands westerns de John Ford, il adore Polanski ou Coppola, qu’il cite bien plus volontiers que Scorsese, même s’il apprécie de tourner à New York, la ville de son enfance. Si l’on rajoute à ça une passion sans borne pour l’opéra, la littérature (notamment Dostoïevski) ou la peinture (il vénère Edward Hopper), on comprend alors mieux la richesse visuelle, ce sens de la composition qui nous saute au visage dès la première vision de son coup de maître inaugural. Cette impression que tout est déjà à sa place, maîtrisé, tant dans les cadrages que dans la lumière ou le jeu des comédiens. Car avant tout, Gray est un grand directeur d’acteurs. Il dira d’ailleurs dans une interview pour Télérama en 2009 : « Je ne sais pas où ça s’apprend. Sûrement pas dans les écoles de cinéma. On ne peut pas enseigner la direction d’acteurs à un cinéaste. On peut lui apprendre l’art dramatique, mais pour diriger les comédiens, il n’y a pas de théorie. Il faut simplement comprendre les gens et leurs comportements. Distinguer ce qui est sincère de ce qui est bidon. »
Et il en faut de l’aplomb à 23 balais pour diriger Vanessa Redgrave ou Maximilian Schell dans des rôles de parents inspirés par les siens, ou les nouvelles stars Tim Roth (qui vient de tourner Pulp Fiction, après Reservoir Dogs avec Tarantino) et Edward Furlong, nouvelle coqueluche d’Hollywood depuis Terminator 2. Chacun joue ici sa partition à merveille, apportant la dose de tension et de dramaturgie nécessaire à toutes tragédies dignes de ce nom. Et si quelques tensions existent entre Schell et Roth, ce dernier avouera plus tard que la vision de Gray pour chacune de ses scènes était la plus pertinente.
Tim Roth joue Joshua Shapira, jeune mafieux juif d’origine russe qui doit retourner à Brighton Beach pour un dernier contrat. Peu emballé à l’idée de retrouver les terres de son enfance, de ses méfaits (il a assassiné le fils d’un des caïds locaux) et possiblement sa famille qui l’a répudié, Joshua va devoir faire profil bas, jusqu’au jour où il croise son jeune frère Reuben (Furlong, impeccable avant sa longue descente aux enfers personnelle) et apprend que sa mère est mourante. De ce schéma simple et classique (comme dans tous ses films d’ailleurs), Gray va pourtant tirer un matériau bien plus riche et vibrant que dans la grande majorité des polars tournés à l’époque. Car ses personnages sont habités par quelque chose d’inédit, une violence, une force interne qui les pousse à aller au bout de leur mission, en sachant pourtant les dangers de leurs actes, mais aussi par cette grande ligne directrice, présente dans toute sa filmographie : l’impossibilité d’échapper à sa condition ou de changer sa destinée en cours de route. La confrontation avec ses parents est donc ici doublement bouleversante : cette mère mourante, incapable de juger son fils prodigue, qu’il filme comme une icône, et ce père, tyrannique, qui ne sait se faire entendre qu’à grands coups de ceinturon. À genoux dans la neige, lorsque Joshua retournera l’humiliation, on a mal pour cette figure paternelle ratée, dans ce qui restera comme l’une des scènes les plus marquantes de la filmographie de son auteur.
Ce n’est donc pas un hasard, si, pour échapper à l’ennui, à l’école et à l’enfer familial, le jeune Reuben passe ses journées au cinéma. Ici devant un western avec Burt Lancaster (Gray voulait un Eastwood, mais n’a pas eu les droits), La Vallée de la Vengeance (de Richard Thorpe), dans lequel il est question de père et d’un fils tué… La pellicule finira détériorée, brûlée en son milieu, en écho à cette scène finale magistrale où, derrière un drap blanc (étendu en guise d’écran de fortune), Reuben trouvera la mort en voulant aider son frère, l’écran venant de se trouer alors d’une balle perdue. Joshua assistera impuissant au carnage et à la disparition de ses proches, brûlant dans un four improvisé, et dans un dernier geste lourd de sens, le corps de son frère bien aimé.
De l’intro du film, visage de Tim Roth en clair-obscur sur fond de chœurs russes (l’utilisation de musique sacrée est d’ailleurs assez notable et bien pensé dans une histoire de ce genre), à l’implacable dénouement, James Gray livre un film d’une insondable tristesse, sans jamais verser dans la mièvrerie ou la facilité. La tragédie était écrite dès les premières secondes et son héros, pourtant sauvé, créera le chaos partout autour de lui, finissant à nouveau seul, loin des siens. « Little Odessa est un grand film, incisif, un film dur mais très révélateur de la culture de Brighton Beach » dira un certain Francis Coppola, devenu grand fan de James Gray. C’est dans cette précision, cette véracité et ce souci du détail qu’il construira l’une des œuvres les plus importantes du XXIe siècle.
Récompensé d’un Lion d’Argent à Venise dès sa première présentation (en plus d’un prix d’interprétation pour Vanessa Redgrave), Little Odessa sera pourtant le début d’un parcours du combattant pour un auteur peu enclin à se laisser dicter ses choix par une bureaucratie hollywoodienne bien éloignée de sa passion et de sa cinéphilie. Il mettra six années à tourner The Yards, puis sept à monter La Nuit nous appartient…« Le cinéma est un art difficile. Je le ressens dès que je remets les pieds sur un plateau. Il n’est pas véritablement adapté à l’expression personnelle… Surtout dans le contexte qu’est celui du cinéma américain, où la pression est énorme et vous arrive de tous les côtés. Les grosses sociétés contrôlent les studios et ne sont pas très intéressées par des prises de position personnelles, au contraire…. Peu de réalisateurs en Amérique réussissent à préserver une vision sur le long terme […] Le cinéma est devenu une machine économique échappant totalement à notre contrôle. Quand je me lance dans l’écriture d’un film, j’évite d’y penser sinon je serais complètement déprimé… »
À ce jour, malgré les contraintes, Gray est toujours actif et sa courte filmographie sans faute est sûrement ce qu’il est arrivé de mieux à Hollywood ces vingt dernières années. Même si personne ne s’en est encore rendu compte là-bas, et que Little Odessa n’existe que dans une piètre copie DVD. On n’échappe pas à son destin : celui de James Gray devrait l’emmener un jour tout en haut, à côté de ses maîtres, russes, italiens, français ou américains, ces génies qui ont bouleversé, chacun à leur manière, la grammaire du cinéma.
Par Fabrice Bonnet.