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Bob Gale, conteur du quotidien fantastique

Il est le gardien des clés, celui qui donne la direction et vérifie les détails, Zemeckis le surnomme « The Gatekeeper ».
Bob Gale, conteur du quotidien fantastique

Dans l’ombre de la légendaire franchise Back to the Future, il y a bien sûr la trajectoire fulgurante de Michael J. Fox, la réalisation d’orfèvre signée Robert Zemeckis, la folie douce de Christopher Lloyd, la production Amblin de Steven Spielberg ou la méchanceté cartoonesque de Thomas F. Wilson, alias Biff Tannen. Moins médiatisé et mis en avant à la sortie du film, il y a pourtant un autre inconnu dans l’équation la plus réussie de voyage dans le temps au cinéma. Bob Gale est le co-scénariste de toute la trilogie, le bras droit de Robert Zemeckis, le narrateur global. Zemeckis le nommera d’ailleurs « The Gatekeeper », le gardien des clés, celui qui donne la direction et vérifie les détails. Encore aujourd’hui, Bob Gale est le protecteur du royaume, celui qui donne son accord sur les collaborations avec les marques, les apparitions des personnages au sein de shows télévisés, séries ou films. Pendant toutes ces années, il a gardé intacte la cohérence globale d’une histoire à tiroirs multiples. Pourtant, rien n’est plus difficile que de trouver le juste milieu entre fantastique et domaine du possible. Entre discours scientifique et imaginaire foisonnant, Bob Gale va nourrir cette création hors-norme, un parcours fait de chausse-trappes, d’éclairs de génie intemporels, d’innovations caduques et de multiples formats. Au final, Bob Gale ressemble à s’y méprendre à un de ses personnages, Doc Brown, aussi fantasque que rigoureux, dans la réussite comme dans l’échec.

 

Né en 1951 dans le Missouri d’après-guerre, Bob Gale passe sa jeunesse à Saint Louis, à consommer des comics et des épisodes de la Quatrième Dimension. Complètement immergé dans cette culture de la science-fiction, il se passionne pour le dessin et le storyboard, réalisant très tôt son propre comics au nom évocateur : The Green Vomit. Il en duplique alors quelques exemplaires et les fait passer dans le comics book club très populaire qu’il a fondé à Saint Louis. Plus tard, il emportera dans ses aventures son frère Charles qui fera aussi une petite carrière de scénariste. Ensemble, ils réaliseront trois films prenant pour personnage principal le Commando Cus. Ces petites parodies tournées en 8mm reprennent un héros de leur enfance, Commando Cody, une série fantastique à succès des années cinquante. Tous ces courts métrages amateurs, œuvres de jeunesse introuvables de nos jours, sont déterminants dans la carrière de Bob. Il y fera d’ailleurs régulièrement référence en disséminant de petits clins d’œil dans ses scénarios plus tard. Ainsi le Commando Cus se retrouve compressé en CusCo industries, l’entreprise pour laquelle travaille Marty McFly dans le futur, en 2015. Le père de Bob, Mark Gale, un avocat couronné de succès et vétéran de la Seconde Guerre mondiale, voit plutôt d’un mauvais œil toutes ces heures futiles passées à lire des bandes dessinées, en parler, et en écrire ensuite. Il préférerait que son fils se consacre à une autre activité plus sûre et lucrative. Par exemple, le droit, comme lui. Ces deux constantes de sa jeunesse, sa passion pour les comics et le pragmatisme de son père, vont être très importantes dans le chemin de Bob Gale.

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Au début des années soixante-dix, il s’inscrit à l’USC School of Cinema-Television à Los Angeles pour continuer son parcours de conteur d’histoires et décrocher un diplôme afin de rassurer sa famille. C’est dans les couloirs de cette prestigieuse école de créateurs que Bob fait ses plus grandes rencontres. Mike Glyer d’abord, qui lance un fanzine de science-fiction déjà renommé. Ce journal de l’école est l’embryon de ce qui deviendra File770 en 1978, le plus grand fanzine de tous les temps, primé de nombreuses fois. Bob Gale y écrit des chroniques et commentaires sur des films ou des événements. Il y développe un sens du rythme et de l’humour sarcastique, se faisant remarquer par ses camarades de classe. La seconde rencontre déterminante se fait avec un élève de son âge, Robert Zemeckis. Les deux Bobs, comme on va vite les appeler, deviendront inséparables. Ils développent dès le départ des histoires rocambolesques avec une proximité désarmante. Contrairement à nombre de leurs confrères, ils écrivent toujours ensemble, dans une sorte de brainstorming géant où toutes les idées fusent puis sont couchées sur le papier. Très demandés, avant même qu’ils soient diplômés, les deux Bobs commencent à signer des scripts pour la télévision, sans agent. Même si Universal leur propose un contrat en or de sept ans, ils abandonnent vite les shows télévisés. Ils n’ont qu’un but en tête : ils veulent faire du cinéma.

 

Dans le bouillonnant Nouvel Hollywood des années soixante-dix, le parcours des deux Bobs fait beaucoup de bruit, jusqu’à se faire repérer par deux jeunes producteurs avec le vent en poupe : John Milius et Steven Spielberg. Le premier a déjà écrit de nombreux scénarios à succès, pour la franchise Dirty Harry avec Clint Eastwood, mais aussi Jeremiah Johnson avec Robert Redford ou The Life and Times of Judge Roy Bean de John Huston avec Paul Newman. Milius sera plus tard derrière les écrits iconiques d’Apocalypse Now et de Conan the Barbarian qu’il réalisera. Il se connecte aussi avec Spielberg sur le scénario de Jaws, le premier blockbuster de l’histoire. Avec Milius et Spielberg en guides, les deux Bobs ont trouvé une rampe de lancement parfaite entre fantastique et hyper réalisme, entre comédie burlesque et film de genre, notamment avec le décalé et foutraque 1941, mais aussi le sous-estimé Used Cars. C’est l’époque d’un cinéma engagé d’après-guerre du Viêt Nam. L’industrie oscille entre triste constat nihiliste, vision futuriste et divertissement spontané. Bob Gale y trouve son compte avec son compère, la machine est lancée, une dynastie commence, une course contre le temps.

 

Bob Gale est un grand passionné de récits de voyage dans le temps depuis son plus jeune âge. Abonné aux publications d’EC Comics comme Weird Science, The Haunt of Fear ou Tales from the Crypt, il devient spécialiste de tous ces arcs fantastiques jusqu’à tomber sur le film Time Machine de Georges Powell en 1960, qui changera sa vie. Adapté du roman d’H.G.Wells, ce film novateur fera germer chez Bob Gale des idées équilibrées, entre science et fantastique, pour imaginer comment rendre plausible un récit de voyage dans le temps en y ajoutant des détails précis, mais compréhensibles de tous. Dès le début des années quatre-vingt, Bob a donc cette idée de script, celui d’un voyage dans le temps, mais sans enjeu historique ou planétaire. Il cherche à rendre le saut dans le temps plus proche de l’humain et du quotidien de chacun. En développant un ressort familial, intime et générationnel, il va rendre son histoire de voyage dans le temps complètement unique. Après une quarantaine de refus, ce scénario visionnaire et en avance sur son format trouve enfin écho dans la profession. La suite est dans la légende, produite par Amblin, la boîte de production de Spielberg avec Universal Studios en renfort. Après de multiples embûches, Back to the Future sera un raz-de-marée accompagné de deux suites quelques années plus tard. Les deux Bobs ont réussi leur pari d’inventer un nouveau cinéma fantastique pour toute la famille, entre comédie et récit d’initiation. Gardien du temple, Bob Gale a toujours fait attention à chaque détail, laissant une grande part de son histoire personnelle dans l’écriture et des petites références cachées au fil des plans. Ce chef-d’œuvre en trois parties reste la plus belle œuvre de Bob Gale, celle qu’il défendra bec et ongles. Transformant son environnement personnel en franchise intemporelle, Bob Gale a réussi le pari de prouver à son père que toutes ces heures passées à lire des comics d’anticipation ou à regarder des épisodes de séries de science-fiction ont servi à quelque chose. Après cette pierre immuable posée à la base de son édifice, il se rangera d’ailleurs un peu du côté de son père en devenant un consultant en droit concernant le plagiat dans les scénarios et le cinéma en général. Gardien des clés, telle a toujours été sa mission. Bob Gale est le père Fouras d’Hollywood.

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Alors que son compère Bob Zemeckis enchaîne rapidement sa carrière de réalisateur en propulsant Tom Hanks en énorme star planétaire via Forrest Gump puis Cast Away, Bob Gale va prendre son temps pour adapter Back to the Future et consolider la marque. Consultant et producteur sur la série d’animation sur CBS en 1991-1992, il va aussi s’essayer à d’autres formats, tout en continuant à écrire. Il travaillera notamment pour Walter Hill avec Trespass, étonnant polar urbain et nerveux avec Bill Paxton, Ice Cube et Ice T, remodelant une histoire déjà bossée avec Zemeckis dans un style très différent de ce qu’il a pu faire auparavant. Ce penchant plus dur de son écriture se retrouve aussi dans ses épisodes horrifiques pour la légendaire série Tales From the Crypt dont il était si friand quand il était jeune, ou plus récemment, avec son roman Redemption High (2013) explorant de manière crue le harcèlement à l’école. Passionné de technologie, Bob Gale s'essaie ensuite aux jeux vidéo avec la création de personnages et univers d’un jeu d’arcade de baston. Tattoo Assassins est développé en 1994, réponse de l’éditeur Data East au succès de Mortal Kombat, à des années-lumière des aventures de Marty McFly. Chaque personnage belliqueux a un tatouage magique qui prend vie pour lui donner des pouvoirs et coups spéciaux. Le jeu offre aussi un total hallucinant de fatalities, à savoir 2196 façons de tuer son adversaire, dont l’écrasement sous une DeLorean (clin d’œil discret de Bob), la transformation en burger géant ou la diarrhée massive. Bob Gale s’amuse comme un petit fou dans cette création sans limites, entre humour potache et anticipation violente. Mais cette première incursion dans le milieu du jeu vidéo est un échec, les bornes d’arcade ne seront jamais commercialisées suite aux tests ratés et à la concurrence très rude de Killer Instinct ou Primal Scream. En 2011, Bob Gale utilisera cette expérience avortée pour améliorer le jeu Back to the Future sorti chez Telltale Games avec plus de réussite.

 

Toujours à la recherche de nouveauté, Bob Gale est ensuite à la baguette d’un projet iconoclaste pour sa première véritable réalisation. Mr. Payback est une expérience qui résume bien la vision et la réalisation globale de Bob Gale. Ce film interactif racontant l’arrivée d’un androïde dénigré par son entourage permet au spectateur de choisir lui-même le déroulement du film. À l’aide d’un petit boîtier placé dans l’accoudoir de son siège, chacun pourra alors diriger les décisions du personnage principal et changer le cours de l’histoire. Avec plus de deux heures d’images et une vingtaine de minutes avec les choix, Mr. Payback se veut être le premier film interactif de l’histoire et devait lancer un mouvement vers une autre façon de faire du cinéma. Testée dans 35 salles, l’expérience tourne court avec un équipement compliqué à mettre en place, malgré l’engouement du public. Mais la plupart des critiques sont catastrophiques, notamment celle du célèbre Roger Ebert qui le nommera pire film de l’année 1995. Bob Gale est toujours enthousiaste à l’idée de créer le futur et ne se décourage pas pour si peu. Comme son compère Bob Zemeckis qui forcera sur la motion capture très en avance avec The Polar Express, Beowulf ou A Christmas Carol, Gale veut modifier la course du cinéma dans son fond comme dans sa forme. Toujours consultant pour les affaires compliquées de plagiat, Bob Gale allie ainsi deux facettes qui paraissent opposées, une créativité débordante et un pragmatisme sans faille.


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Mais la grande passion de Bob Gale reste les comics. Son attachement aux cases et aux bulles va lui offrir des opportunités d’écriture. Dès le milieu des années quatre-vingt, il écrit un scénario pour un film sur Dr. Strange qui avait trouvé un producteur, mais qui ne sera finalement jamais réalisé. Grand spécialiste du personnage, Bob Gale sera d’ailleurs très critique face à l’adaptation de 2016 avec Benedict Cumberbatch. C’est finalement en 1999 qu’il entre dans le monde des comics en composant avec un personnage iconique de DC Comics : Batman. Son arc narratif pour No Man’s Land porté sur cinq épisodes est considéré comme l’un des meilleurs par les fans du héros de Gotham City. Il reprend ensuite chez Marvel avec une série de six épisodes pour Daredevil en 2001, puis avec la réécriture de Spiderman en 2008 à travers l’arc Spiderman Brain Trust. Toujours à mi-chemin entre récit initiatique et vision plus noire, il s’en donne à cœur joie avec les états d’âme de ces superhéros, les rendant encore plus humains et proches du lecteur comme sur le parfait Ant-Man's Big Christmas sorti en 2000. Bob Gale dira toujours que l’écriture pour comics donne bien plus de liberté que celle pour le cinéma et qu’elle a un autre but, celui de donner envie au lecteur d’acheter la suite. Récemment, il offre une suite à l’aventure Back to the Future avec cinq volumes inédits chez IDW publishing.

 

Parmi toute cette recherche créative sans fin, c’est peut-être le seul film réalisé totalement par Bob Gale qui reste son manifeste, son œuvre la plus personnelle. Interstate 60 sort en 2002 directement en DVD, faute de distributeur très enthousiaste. Cette comédie fantastique narre les tribulations de Neal (James Madsen) fuyant son père et ses études de droit promises pour voguer sur une autoroute qui ne figure sur aucune carte. De ce périple va naître de nombreuses rencontres, des réflexions existentialistes et des choix de vie immuables. Il est aisé de voir les ressemblances avec le propre parcours de Bob Gale : un père qui souhaite des études rigoureuses pour son fils, une envie artistique et fantastique, des rencontres fortuites qui changent les points de vue, la corrélation est évidente. Le scénario reprend les meilleurs stratagèmes de Back to the Future, son chef-d’œuvre, entre proximité fantastique et friction générationnelle. Tout son génie créatif, ses victoires narratives comme ses échecs visionnaires se retrouvent dans Interstate 60, avec comme guide un Gary Oldman en génie philosophique des plus étranges. Le sujet reste le même depuis toujours : contrôler sa propre destinée, réfléchir à ses actions, car elles ont toujours des répercussions dans le futur, pour le meilleur et pour le pire. Truffé de clins d’œil à son œuvre et ses influences, avec notamment Michael J. Fox, Christopher Lloyd et Kurt Russell, ce film est une profession de foi injustement méconnue. La réalisation pêche un peu par sa simplicité et son esthétique télévisuelle, mais Bob Gale s’en sert justement pour sublimer ce qu’il sait faire de mieux : raconter une histoire à dormir debout que tout le monde va accepter comme son quotidien. L’héritage de Bob est sûrement là. Avec ou sans son binôme, il a toujours rendu possible ce qui paraissait fou à lier. Avec ses lubies, ses marottes et ses constantes, Bob Gale a prouvé tout au long de sa carrière que « là où l’on va, on n’a pas besoin de route ».


Aurélien CHAPUIS


Article paru dans le Rockyrama n°21 spécial Robert Zemeckis

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