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James Gray ou l’incompréhension permanente

Il paraît que le propre des génies est d'être incompris. Cette maxime s'applique à James Gray sans doute plus qu'à tout autre cinéaste contemporain. Auteur de cinq films magistraux, James Gray a acquis le statut d'auteur majuscule aux États-Unis comm
James Gray ou l’incompréhension permanente

Il paraît que le propre des génies est d'être incompris. Cette maxime s'applique à James Gray sans doute plus qu'à tout autre cinéaste contemporain. Auteur de cinq films magistraux, James Gray a acquis le statut d'auteur majuscule aux États-Unis comme en France, pays de la cinéphilie où l'on aime ériger des statues. Pourtant, au-delà de cette réputation hors norme, le parcours de James Gray se définit par une incompréhension permanente entre le cinéaste, mû par une éthique intransigeante, et le reste du monde : conflit dantesque avec ses producteurs, dialogue de sourds avec les studios, échecs publics des films, descente en flèche par la critique, accueil glacial dans les festivals. Aucune de ses oeuvres ne sera jamais bien reçue au premier abord, quitte à être réévaluée parfois des années plus tard. C'est à se demander comment James Gray a pu acquérir une telle aura...


Tout commence avec Little Odessa, long métrage sorti en 1994 et premier chef-d'œuvre, peut-être rétrospectivement le meilleur premier film de la décennie. Un jugement à l'opposé de sa réception d'alors : si l'on se rappelle que le film impressionna beaucoup un petit cénacle de cinéphiles, la réalité est que l'accueil du film fut globalement aussi froid que le New York enneigé dans lequel il prend place.


La première mondiale du film, à la Mostra de Venise, est un fiasco : « C’était la première fois que le film était projeté. Ce fut pour moi une expérience incroyablement douloureuse (…) La salle était à moitié pleine et le public peu enthousiaste » raconte James Gray dans un livre d'entretiens avec Jordan Mintzer(1). En effet, les spectateurs s'enthousiasment alors peu pour un film d'un grand classicisme et au rythme très lent. Les plans y durent en moyenne douze secondes, soit quatre fois plus que la moyenne admise dans le cinéma commercial, à une époque qui porte aux nues des cinéastes ultra-speedés comme Quentin Tarantino et Oliver Stone. « Je voulais faire quelque chose qui soit à l’opposé de ce qui était à la mode et qui l’est d’ailleurs encore aujourd’hui. Un film sans ironie. Un film direct, émouvant, sombre, avec il me semble une part d’authenticité » explique James Gray. Sa passion pour le cinéma classique (Ozu, Kurosawa, D.W. Griffith, Hitchcock), européen (Bertolucci, Visconti, Chabrol) et le Nouvel Hollywood (Coppola est son maître) transpire dans ce film, comme dans les suivants : James Gray avouera souvent emprunter à ces cinéastes des plans et des idées. Mais le public américain passe complètement à côté de Little Odessa, qui n'intéresse pas grand monde et fait perd énormément d'argent à ses producteurs. 

 

Le film attire cependant la curiosité des frères Harvey et Bob Weinstein, aux commandes du studio à qui tout réussit alors : Miramax. Ils produisent le second long métrage de James Gray : The Yards (2000) aujourd'hui souvent considéré comme son chef d'oeuvre. Mais les producteurs sont loin de penser la même chose à l'époque, et la production de The Yards se transforme en enfer pour James Gray. Les Weinstein détestent ce que le réalisateur leur montre. D'abord, ils jugent l'éclairage trop sombre. Lorsque James Gray leur explique que la lumière est inspirée du peintre Georges de la Tour, ils lui répondent : « On a engagé des stars, on aimerait bien que ça se voit ! » Ensuite, les acteurs murmurent leur texte, ce que les Weinstein trouvent insupportable. Surtout, Harvey veut changer la fin, qu’il trouve trop pessimiste. Comme James Gray réclame de pouvoir tourner de nouveaux plans qu’il n’a pas eu le temps de faire pendant le tournage, Harvey Weinstein accepte sous condition de pouvoir ajouter une nouvelle fin, qui est mise en boîte un an après le reste et que Jame Gray déteste. Le director's cut lui échappe, et le réalisateur n'aura de cesse de critiquer ses producteurs, qui le lui rendront bien. « The Yards a été un désastre financier et Harvey Weinstein a fait en sorte que je n’aie plus de travail » dira laconiquement Gray à Jordan Mintzer.


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The Yards est sélectionné au Festival de Cannes, généralement terre d'accueil des cinéastes maltraités. Las, le film y est copieusement sifflé et il reçoit de très mauvaises critiques. « Dès que je suis arrivé à Cannes, j’ai senti que ça tournait mal, expliquera James Gray à Télérama en 2009. Le film a été sifflé lors des projections de presse, les critiques américains, notamment ceux de Variety (la bible des décideurs hollywoodiens) m’ont assassiné. (...) J’étais mortifié. » Il faudra attendre la sortie de The Yards en vidéo pour qu'une partie de la critique défende le réalisateur. Mais avant cette réhabilitation, Miramax se décide après le Festival de Cannes à ne réaliser aucun investissement marketing sur le territoire américain. S'ensuit une catastrophe industrielle : The Yards rapporte moins de 10 % de son budget au box-office.


Il faudra sept ans à James Gray pour revenir au cinéma avec La Nuit nous appartient (2007). Sous contrat avec Warner qui lui a commandé un film policier, il présente un projet qui ne plaît pas à Jeff Robinov, nouveau président du studio. Il lui faut se désengager de ce contrat pour trouver de nouveaux partenaires, qui signent plutôt sur les noms des stars au générique que sur celui de son réalisateur. Une nouvelle fois, personne ne semble comprendre ou croire en ce que veut réaliser James Gray. Celui-ci veut tourner un film différent des précédents : un polar centré sur l’émotion plus que son intrigue policière, autour des conflits intérieurs d’un jeune homme écartelé entre ses liens dans le monde de la nuit avec la mafia russe, et ceux avec sa famille de policiers qu'il veut protéger. La Nuit nous appartient (premier long métrage dont James Gray détient le final cut) est un grand film, et livre une performance d’acteurs extraordinaire (magnifiques Joaquin Phoenix et Eva Mendes), avec de formidables scènes d’action, dont une mémorable course de voiture qui était dans le cahier des charges donné par la Warner. Il montre un nouveau James Gray, plus solide qu'avant et un peu plus tourné vers le grand public. Pourtant, le film est à nouveau incendié à Cannes par la critique et hué lors de sa projection officielle. On accuse notamment James Gray de piller les classiques pour proposer un calque de nombreux autres films noirs. Malgré tout, le film sera le plus grand succès commercial du réalisateur et le premier film à se rembourser sur le marché américain, unique parenthèse enchantée pour le cinéaste dans son pays. Mais ce succès a un revers : James Gray est maintenant compris comme un réalisateur de polars pouvant avoir du succès. Et il ne veut plus faire de polar...

 

Les studios vont donc lui proposer des films policiers que Gray va refuser à la chaîne. Car Hollywood ne saura jamais comprendre le cinéaste ni s'accorder avec ses envies, envoyant d'innombrables projets à James Gray qui n'en acceptera jamais aucun, ceci dès la sortie de son premier et unique court métrage Cowboys and angels en 1991, qui lui permet d'être remarqué par le métier et d'obtenir les services d’un agent et d'un producteur. Ceux-ci lui obtiennent de nombreux scénarios mais aucun d'eux ne trouve grâce aux yeux de Gray, qui se décidera en conséquence à écrire le sien. La situation se répétera de nombreuses fois : juste après Little Odessa, Fox lui propose un projet baptisé L’Antre du diable avec Brad Pitt et Harrison Ford, nouveau refus dont il s'expliquera plus tard lors d'une interview donnée au journal Libération en 2000 : « Le cinéma indépendant américain n’est plus qu’un genre de sous division où les studios viennent pêcher les jeunes réalisateurs en vue auxquels ils veulent caser leurs films. Ils n’offrent pas d’alternative ». Il enfonce le clou dans une interview de 2007, toujours à Libération : « Comme cinéaste, je me bats pour ce en quoi je crois et je ne veux pas me déconsidérer en acceptant de tourner des films de commande ». James Gray aura compris très tôt que son intégrité ne lui permettra jamais de travailler au service d'une industrie hollywodienne qui broie les jeunes talents pour les faire entrer dans des moules. Ce n'est pas demain qu'on le verra aux commandes d'un film de super-héros... 

 

Après La Nuit nous appartient, le nouveau film de James Gray, Two Lovers, sort en 2008, et fait de nouveau l’unanimité (publique et critique) contre lui aux États-Unis. C'est pourtant un nouveau chef-d'œuvre qui creuse les obsessions déjà connues de Gray dans un nouvel genre : le drame romantique. L’influence de la littérature russe (évidente sur Little Odessa) est de plus en plus prégnante : Two Lovers est inspiré par la lecture des Nuits Blanches de Dostoievski. Seule la critique française aime le film, incompris de la critique internationale. C'est aussi un nouvel échec public, qui rapporte à peine 4,4 millions de dollars dans le monde, dont 3 aux États-Unis : le tiers de son budget.

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James Gray est alors invité à être membre du jury du Festival de Cannes en 2009. Une distinction cruelle pour le seul cinéaste dont tous les films ont été sifflé à ce festival, indifféremment en projection officielle dans la grande salle Lumière ou en projection presse. Par ailleurs, si James Gray est un abonné du festival, le cinéaste n'aura jamais ramené le moindre prix (même technique) de Cannes en (désormais) quatre sélections.

 

Cette même année, le nom de James Gray est attaché à un projet de film sur Miles Davis adapté du livre Miles and Me de Quincy Troupe, avec une musique de Prince pour un tournage envisagé en 2010. Le film ne se fera pas, sans doute encore une fois pour des raisons d'incompréhension entre le cinéaste et les financiers. Bien pire sera l'échec de The Lost City of Z, porté à bout de bras par un James Gray seul contre tous. Après trois années de development hell où personne n'est convaincu par le projet malgré l'implication de Brad Pitt, le film est annulé. Adapté du livre de David Grann La Cité Perdue de Z (une expédition légendaire au cœur de l’Amazonie, inspiré de la vie de Percy Fawcett), le projet est décrit comme un film d'aventure épique. « Je voudrais faire un genre d’Indiana Jones mais avec un héros qui réfléchit à ce qui lui arrive ; alors que la seule chose qui semble exister, c’est Indiana Jones. Je pense que Z est un film très commercial. Et le fait que j’ai autant de mal à monter ce projet en dit long sur l’état du cinéma » racontera un James Gray meurtri à Mintzer, en enfonçant le clou sur son divorce permanent avec Hollywood : « Il y a quelques dizaines d’années, des studios comme United Artists respectaient les cinéastes. Mais ces studios ont disparu. »

 

Après l'échec de The Lost City of Z, James Gray se consacre à un nouveau projet personnel : The Immigrant (2013), un film pour lequel il se trouve à nouveau en porte-à-faux avec son distributeur américain, qui se désinvestit de la promotion et en décale la sortie. À cause de cette décision le film n’est pas éligible aux Oscars, stratégiques pour le film. The Immigrant (pourtant son film le moins réussi) est le premier à récolter de bonnes critiques aux États-Unis, mais c'est un nouvel échec cuisant au box-office (3 millions de recettes mondiales pour un budget de 16 millions). Warner Bros. propose alors un film de gangsters à James Gray qui s'ajoutera à la longue liste des projets inaboutis. 

 

En France, le cinéaste est devenu intouchable et ne récolte plus de mauvaise critique depuis Two Lovers. Jusqu'au jour où l'on apprend que Gray va produire le remake d'un film médiocre de Guillaume Canet, un réalisateur que les cinéphiles détestent. Incompréhension de la critique parisienne qui se pince le nez... Lors de la promotion de The Immigrant, James Gray avouera en interview l’avoir fait par sympathie pour Canet et ne même pas avoir vu le film... Il regrettera aussi dans une autre interview donnée à Slate que personne n'ait compris The Immigrant, qui est selon lui une comédie : « En fait, je dois être le seul sur terre à trouver mon film drôle ». James Gray, l'éternel incompris...

 

The Immigrant donne cependant la preuve que les années passant, tout le monde finit par donner raison à James Gray, puisque le film est distribué aux États-Unis par la Weinstein Company, société où sévissent désormais Harvey et Bob qui ont revendu Miramax (et avaient juré de ne jamais plus travailler avec le cinéaste). Harvey Weinstein essayera une nouvelle fois de convaincre James Gray de changer la fin du film. Cette fois, sans succès.


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Une fois de plus, l’intégrité de James Gray force le respect. Sa carrière, lente et pleine d'obstacles, aligne les refus de se plier aux diktats de l'industrie de l'entertainment made in Hollywood, qui persiste à ne pas comprendre sa singularité. Gray préfère rester sur le côté, parfois pendant des années, jusqu'à trouver le bon interstice qui lui permet de faire le film qu'il a en tête. Finalement, les seuls qui semblent lui faire confiance sont les acteurs, puisque les plus grandes stars acceptent de jouer dans ses films. Le casting de la filmographie de James Gray forme ainsi une liste ahurissante en seulement cinq long métrages : Tim Roth, Marc Wahlberg, Joaquin Phoenix, James Caan, Robert Duvall, Gwyneth Paltrow, Charlize Theron, Faye Dunaway, Marion Cotillard, Isabella Rossellini. Bientôt Robert Pattinson. Et pour les rendez-vous manqués pour cause de planning Christopher Walken et Brad Pitt. Une liste qui ne semble pas galvaniser James Gray. « J’ai le sentiment permanent que ça va être fini pour moi. Que je ne referai plus de films, que tout va s’écrouler. Je ne connais pas la sensation que procure le succès » disait-il à Télérama il y a trois ans.


À n'en pas douter, les deux prochains films de James Gray vont continuer de brouiller les pistes. D'abord l'imminent The Lost City Of Z, finalement tourné avec un nouveau casting et quelques années de retard, dont les premiers échos sont (pour une fois) excellents, puis, un projet de film de science-fiction, qui montre encore une fois que le cinéaste déteste les zones de confort et s'envole toujours là où on ne l'attend pas. Deux raisons de croire que James Gray ne changera pas, et qu'il aura toujours un long temps d'avance sur l'industrie et sur son public. 


(1) James Gray, de Jordan Mintzer (éditions Synecdoche, 2011)


Jean-Samuel KRIEGK


Article paru dans le Rockyrama n°14 spécial James Gray