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Souls don’t die : Le Géant de fer

Le premier long métrage de Brad Bird, Le Géant de fer, est un film culte au sens propre du terme, c’est- à-dire – contrairement au sens souvent attribué à cette expression – un film à la fois génial et maudit, qui n’a pas su trouver son public à sa s
Souls don’t die : Le Géant de fer

Le premier long métrage de Brad Bird, Le Géant de fer, est un film culte au sens propre du terme, c’est- à-dire – contrairement au sens souvent attribué à cette expression – un film à la fois génial et maudit, qui n’a pas su trouver son public à sa sortie et s’est constitué une armée de fans prosélytes au fil du temps. Malgré son échec en salles, Le Géant de fer s’est construit bien plus tard une réputation : celle d’être l’un des meilleurs films d’animation produits depuis des décennies. Sa considération par le studio qui l’a produit (Warner Bros.) démontre cette évolution : si l’année de sa sortie (1999) Warner ne donna aucune chance au film dont la sortie fut torpillée faute de promotion adéquate (les exécutifs du studio envisagèrent même un temps de le laisser dans les cartons), le studio l’a restauré dans une nouvelle version augmentée de deux scènes, non terminées à l’époque, pour une ressortie au cinéma début 2017.


À cette occasion, la production d’un nouveau documentaire dévoilé sur l’édition Blu- ray du film a révélé de nombreux secrets de fabrication passionnants pour comprendre les moteurs de la création chez Brad Bird. Comme on peut facilement l’imaginer, celui-ci est passionné d’animation depuis toujours. Dès que ses parents l’emmènent, enfant, voir Le Livre de la Jungle au cinéma, il se passionne pour le procédé de fabrication et réalise seul et de façon expérimentale son premier dessin animé : Le Lièvre et la tortue, sur une période de quatre ans. Ce premier essai réalisé très jeune (il le démarre à 10 ans) est évidemment nourri et inspiré par les productions Walt Disney, un studio qu’il a la chance de visiter au même moment, et où il rêve déjà de passer sa vie professionnelle. 


À 14 ans, il envoie son film terminé chez Disney. Le résultat qui attire l’attention du board des dirigeants est tellement impressionnant qu’il y obtient un stage, le premier offert à un artiste de cet âge. Cette expérience offre à Bird l’opportunité de travailler avec l’un des « neuf sages » : Milt Kahl, animateur clé de l’histoire de Disney depuis Blanche Neige et les sept nains, qui devient son maître de stage. Ce dernier lui expose son aversion pour la rotoscopie très pratiquée chez Disney, un procédé qui consiste à décalquer les mouvements des personnages sur ceux d’acteurs filmés. Brad Bird apprend ainsi très jeune de ce grand artiste une règle fondamentale : mieux vaut imprimer sa vision rêvée du monde plutôt que d’essayer de le copier de façon réaliste. Il saura s’en souvenir sur Le Géant de fer. 


Après des études à la California Institute of the Arts (grâce à une bourse Disney d’animation de personnages donnée après son stage), Brad Bird revient à la maison mère de Mickey en 1980, cette fois pour un vrai emploi d’animateur, d’abord sur le film Rox et Rouky. Créativement, c’est une mauvaise époque pour le studio, en perte de vitesse avec le lancement de projets ratés (Taram et le chaudron magique) ou carrément insipides (Basil, détective privé, Oliver et Compagnie). Brad Bird le sait, et il le dit : après quelques années, il se fait virer sur- le-champ pour avoir osé se pointer au comité de direction du studio afin de faire part de ses fortes réserves sur les qualités artistiques des productions en cours. 


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Petit problème : à l’époque, Walt Disney règne sans concurrence sur l’industrie de l’animation. Il n’existe pas vraiment d’alternative pour un animateur doué comme Brad Bird, qui sous le choc, envisage un temps d’y renoncer. Il essaye cependant de se lancer en solo et réalise un film- test basé sur une adaptation du comic book, The Spirit de Will Eisner, mais le projet ne trouve aucun financement. Bird est alors sauvé par la télévision : il devient consultant exécutif sur Les Simpson à partir de 1989, dès la première saison, et en réalise deux épisodes. Il crée aussi une série animée, Family Dog (dix épisodes diffusés en 1993), adaptée d’un épisode de la série Histoires Fantastiques produite par Steven Spielberg. Il collabore enfin à la géniale série King of the Hill de Mike Judge et Greg Daniels, chef-d’œuvre de l’animation pour adultes de l’époque. Est-ce la chance ou le génie ? Rien de ce que touche Brad Bird alors n’est médiocre ni même moyen.

 

En 1994, Walt Disney sort de l’impasse avec Le Roi lion, qui devient le second plus gros succès de l’histoire de l’animation. Voyant un filon leur échapper, plusieurs autres studios se décident alors à se lancer eux aussi dans l’animation pour le cinéma. C’est le cas de Warner Bros. dont l’héritage en la matière (Chuck Jones, Tex Avery) ne fait pas rougir. Brad Bird est alors sous contrat avec Ted Turner pour l’écriture du scénario d’un film : Ray Gunn. Lors d’un rendez-vous avec Warner Bros. où le studio annonce à Bird que Ray Gunn ne se fera pas, le studio affirme cependant qu’ils sont intéressés pour travailler avec lui sur autre chose. Le Géant de fer est un des projets dans leurs cartons : adapté d’un court roman de l’anglais Ted Hughes, le film à l’origine pensé comme une comédie musicale avec Pete Townshend qui en a déjà tiré un album, celui- ci ayant été l’occasion de reformer sur scène son groupe, les Who, en 1993. 


Brad Bird prend le projet en mains et en fait tout à fait autre chose. Reprenant le cœur du roman (une histoire sur l’amitié entre un enfant et un robot), il propose d’en déplacer la temporalité pendant la Guerre froide afin de jouer sur la paranoïa de l’époque et la menace d’une guerre nucléaire. Il recentre les thématiques sur une question classique de la littérature de science-fiction : une machine peut-elle développer une âme ? Il va plus loin. Que se passerait-il si une machine découvrait qu’elle était une arme, que sa raison d’être était de tuer, mais que sa conscience s’y opposait ? Son scénario est simple : un robot de 30 mètres tombe de l’espace et s’écrase au large du Maine. Il est pris pour un satellite russe, ce qui génère la panique dans la région et la mobilisation de l’armée. Mais le robot est très paisible. Il rencontre un jeune garçon intrépide : Hogarth, qui va devenir son ami et l’entraîner dans ses jeux. 


Brad Bird ajoute de nombreux personnages (un agent du gouvernement, Dean), transforme la mère d’Hogarth en mère célibataire, et fait disparaître les scènes de comédie musicale (Pete Townshend restera crédité au générique comme producteur). Finalement, le traitement de Bird n’a quasiment plus rien à voir avec le livre ni la comédie musicale qui s’en inspire. Et chose incroyable : les exécutifs de Warner Bros. qui n’ont aucune idée de ce qu’ils veulent faire, sinon un succès, valident toutes ses idées. Brad Bird impose aussi un ton différent des productions de l’époque : gardant une tenace rancune contre Disney, il cherche à s’opposer à leurs marqueurs par tous les moyens. À ses équipes, il impose des plans plus longs, un rythme moins trépidant et un ton moins hystérique pour ses personnages. Hélas, les moyens non plus ne sont pas ceux de Disney : Warner Bros. coupe fortement le budget, réduit à un tiers de ce qui était prévu au départ. Cela contraint l’équipe à un temps de production de deux ans et demi, la moitié de ce qui était envisagé. À cause du budget réduit sont aussi recrutés des débutants ou des seconds couteaux de l’animation, faisant de Bird et son équipe des outsiders peu considérés dans le milieu. 


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À cette économie de moyens, le réalisateur oppose un véritable génie sur le plan technique. Le film est entièrement storyboardé à l’avance, contre l’avis de Warner qui trouve ce choix trop coûteux. Bird leur explique au contraire que la prévisualisation du film image par image leur fera gagner beaucoup d’argent (toute l’industrie du blockbuster fonctionne aujourd’hui sur ce mode, y compris pour les films live avec beaucoup d’effets spéciaux). En véritable pionnier, Bird impose aussi à son équipe l’utilisation du logiciel After Effects (une grosse partie de l’industrie suivra ses pas), ainsi que le choix de mélanger des images dessinées à la main et de la 3D (images de synthèse), notamment pour l’animation du robot. C’est la première fois que cette hybridation des techniques est expérimentée. Le mélange 2D/3D, encore aujourd’hui régulièrement utilisé dans les films d’animation, crée souvent des contrastes embarrassants liés à des problèmes d’intégration souvent très visibles (voir par exemple Steamboy de Katsuhiro Otomo ou Mazinger Z sorti cette année). Ce n’est pas le cas dans Le Géant de fer où sont résolus des problèmes qui embarrasseront la concurrence jusqu’à vingt ans plus tard... Brad Bird et son équipe, conscients du risque, développent à l’époque un logiciel qui crée des imperfections dans les images de synthèse et rendent les intégrations du robot en 3D invisibles.


Ultra-perfectionniste, Brad Bird s’engage sur chaque scène (il n’en anime intégralement que deux) et reprend en réunions plénières les animations des membres de son équipe pour les améliorer, publiquement, crayon à la main. Si certains n’apprécient pas cette pratique parfois humiliante, d’autres reconnaissent qu’elle permet de progresser collectivement. Elle démontre en tous cas que Brad Bird est un véritable control freak qui met toute son énergie à faire de son film un chef-d’œuvre, quitte à adopter un management parfois brutal. Les relations avec certains membres de l’équipe sont chaotiques, tout particulièrement avec la productrice Allison Abbate. Le documentaire présent sur le Blu-ray ne cache rien de la relation extrêmement violente et conflictuelle entre le réalisateur et Abbate, qui avoue avoir détesté travailler avec Brad Bird.


Celui-ci recrute Joe Johnston pour faire le design du robot, portant ainsi son dévolu sur le décorateur des trois premiers Star Wars, et futur réalisateur de Captain America: First Avenger. Il impose aussi son casting de voix (Harry Connick Jr. en Dean et de nombreux inconnus du grand public) à rebours des demandes de Warner qui voulait l’obliger à choisir parmi le top 15 des acteurs les plus chers. Vin Diesel est pris pour doubler le robot. C’est sans doute sa meilleure prestation puisqu’il ne dit que cinquante-trois mots dans le film, d’une voix trafiquée complètement méconnaissable, ce qui prouve que Brad Bird a aussi le sens de l’humour. Malgré toutes ses qualités artistiques, Warner lâche le film à la fin de la production. Son autre long métrage animé, Excalibur, essuie en effet des scores catastrophiques au box-office et le studio perd instantanément tout intérêt pour l’animation. La campagne marketing du Géant de fer est drastiquement réduite à quatre mois de promotion légère quand face à lui un Disney, Tarzan, développe un marketing agressif depuis un an. Pire : Warner Bros. rate sa campagne avec des bandes-annonce complètement à côté du sujet et qui dénaturent le ton du film. Comble de malchance, il est lancé le même jour que Sixième sens, gigantesque succès qui attire sur lui l’intérêt de tous les media. Le Géant de fer rapporte 23 M$, soit un peu plus du tiers de son petit budget (70 M$ hors marketing).

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Le public ne découvre donc pas vraiment à l’époque un film qui est pourtant exceptionnel à plus d’un titre et qui acte la naissance d’un grand réalisateur. Ceci apparaît dès les premières séquences où Brad Bird sait prendre le temps pour les scènes d’expositions. Voir par exemple la longue scène muette où Hogarth marche dans la forêt au début du film avant de découvrir le géant. Warner Bros. avait demandé à Bird de la raccourcir pour donner plus de rythme, sans succès. C’est Bird qui a raison bien sûr, et qui parvient à créer là autant de mystère que d’émotion.


Partout dans son premier film, Brad Bird démontre des talents de metteur en scène qui semblent innés. On remarque d’abord une approche assez remarquable sur le découpage des scènes entre les deux protagonistes principaux, avec l’utilisation très fluide de zooms avant et arrière et de travellings justifiés par la nécessité de créer différentes valeurs de plan entre un petit garçon et un robot de trente mètres de haut, ainsi qu’une aisance à filmer les séquences d’action (le déraillement du train, la scène finale de combat aérien) qui fera plus tard des merveilles sur Mission impossible : Protocole fantôme ou À la poursuite de demain. Brad Bird puise une grande partie de son inspiration dans les films classiques d’Hollywood plutôt que dans le cinéma d’animation. Il cite ainsi largement la grammaire des films de science-fiction (comme Le Jour où la terre s’arrêta) et celle des films d’espionnage des années cinquante (ceux d’Alfred Hitchcock notamment), par exemple à l’arrivée de l’homme du gouvernement dans la maison de Hogarth, avec une scène alternant les contre-plongées subjectives et les plans serrés à hauteur de visage de chaque protagoniste. À d’autres moments, il rythme des scènes comiques à la manière des vieux cartoons Warner Bros. (par exemple lors de la deuxième apparition de l’agent, lorsque Hogarth fait semblant d’être dérangé sur les toilettes). Plusieurs des inspirations de Bird pour Le Géant de fer sont d’ailleurs explicitement citées en easter eggs, avec des références cachées dans le film : La Planète interdite (dont on voit l’affiche dans la chambre de Hogarth), Superman (le thème musical des cartoons des années quarante est cité dans le score de Michael Kamen), et même un Disney, Pinocchio (avec la reprise de la une d’un journal lu par les protagonistes des deux films). Plus curieusement, Brad Bird intègre de nombreux easter eggs liés à sa propre personne, ce qui dénote une étrange mégalomanie : il choisit l’année de sa naissance pour le déroulement de l’action, nomme un des lieux du film « Bird Landing », et place des références à plusieurs de ses projets (The Spirit, Family Dog notamment).


En termes de direction artistique, un travail remarquable est réalisé sur les lumières, tout particulièrement pour les nombreuses scènes nocturnes et celles montrées dans l’obscurité de certains décors. La scène d’ouverture où un bateau confond les yeux du robot avec un phare, éblouissante, est le fruit d’un long travail de réflexion (là encore, des bonus du Blu-ray permettent de comparer avec une scène alternative bien moins réussie). La ressortie de 2017 fait aussi apparaître le rendu somptueux sur les couleurs, claires et douces, qui sont très souvent des aplats. Ce minimalisme modeste et l’absence de couleur criarde dans la palette reposent l’œil. Il est d’autant plus appréciable que le choix va à l’encontre de ceux pratiqués systématiquement aujourd’hui par les studios Pixar, BlueSky ou Dreamworks. 


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C’est aussi bien sûr la richesse thématique et les audaces scénaristiques du Géant de fer qui marqueront à jamais les spectateurs, un parti-pris qui ne pouvait qu’amener Brad Bird à rejoindre plus tard Pixar. Cette prouesse est d’autant plus saisissante que le réalisateur n’a profité que de neuf mois d’écriture et de préproduction à partir du traitement de douze pages validé par Warner avant de partir sur la réalisation des premières scènes. La scène-clé du film est bien entendu celle de la mort du cerf, qui évoque le traumatisme de Bambi aux spectateurs d’une autre génération : une idée audacieuse dans une production pour enfants, atténuée cependant par rapport à l’écriture originale (le robot devait à l’origine tuer le cerf de ses mains avant de comprendre les terribles conséquences de ses pouvoirs). Dans cette séquence, le tir du chasseur déclenche la première émotion visible du robot. Celui-ci comprend devant le corps inanimé le concept de la mort, le pouvoir des armes à feu et incidemment son propre potentiel de destruction. Dans cette scène assez frontale, la voix de l’enfant évite une réaction de vengeance chez le robot (ses yeux rougissent et semblent déclencher une réaction qui est interrompue). Les autres séquences les plus mémorables sont toutes celles où le robot est seul avec l’enfant, réalisées de telle façon qu’elles permettent de croire à l’invraisemblable (le robot a faim, il rêve, ressent des émotions). La pureté de leur relation et la naïveté du robot s’appropriant l’univers du petit garçon bouleversent à tout âge dans un film que l’on pourrait apparenter pour sa bienveillance, son élégance et son charme à une œuvre cousine au Japon : Mon voisin Totoro.


Lors de la ressortie du film au cinéma l’an passé, Vin Diesel a curieusement annoncé la possibilité d’une suite sur Twitter, une idée aussi inattendue qu’incongrue. Les vrais amateurs d’animation et les fans de Brad Bird ont bien plus envie de le voir exprimer son talent sur de nouveaux projets que de s’atteler à des suites de ses films, qu’il s’agisse des Indestructibles ou du Géant de fer. Une œuvre qui est pour son géniteur une consécration précoce autant qu’une malédiction : le film est tellement bon que si Brad Bird peut espérer atteindre à nouveau ces sommets, il ne fera sans doute jamais mieux.


Jean-Samuel KRIEGK


Article paru dans le Rockyrama n°19 spécial Tom Cruise-Brad Bird

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