Cartel : le poids des mots
Calé entre Prometheus et Exodus, Cartel fait autant office de miracle que d’OVNI dans la carrière de Ridley Scott.Calé entre Prometheus et Exodus, Cartel fait autant office de miracle que d’OVNI dans la carrière de Ridley Scott. Sorti en 2013, l’une des dernières grandes années en matière de radicale magnificence et de pur cinéma (Springbreakers, The Grandmaster, Only God Forgives ou encore Pain & Gain), le polar du Soderbergh du blockbuster a poussé le curseur tellement loin qu’il a autant désarçonné la critique que le public… À tort ou à raison ?
UN POLAR PAS COMME LES AUTRES
Le genre policier est protéiforme. Rien qu’au cinéma, du film noir au thriller en passant par le whodunit et le buddy movie, toutes ces dénominations en font un genre aussi codifié dans ses particularités qu’insaisissable dans son ensemble. Cartel est encore plus fluctuant et difficile à catégoriser de façon drastique que le genre dans lequel on l’inscrit par défaut. Si ce sous-genre existait, le film de Ridley Scott ferait partie des curiosités du polar.
Auteur auréolé des succès d’adaptation de La Route et de No Country For Old Men, Cormac McCarthy signe un scénario qui n’est pas adapté de l’une de ses œuvres. Ainsi, il intrigue aussi bien le gratin des producteurs Hollywoodiens et des A-Listers que le dernier des enfants de la carte UGC et le premier des amateurs de grande littérature contemporaine. À côté de ça, le casting parle de lui-même : Michael Fassbender, Javier Bardem, Penelope Cruz, Cameron Diaz, Brad Pitt, Bruno Ganz et d’autres belles trognes jusque dans les petits rôles. Typiquement le genre d’affiches qui fait s’agiter la crème des bookmakers du Net spécialisés dans les Oscars et prompts à décerner des statuettes avant même qu’un pied ait été mis sur le plateau de tournage. Enfin, il faut noter la présence de Ridley Scott à la barre du projet qui, malgré une carrière en dents de scie et des titres récents flirtant avec le « limite-limite », apporte toujours un grand capital sympathie avec lui. Quoi qu’il fasse, même une comédie romantique en Provence, l’aîné des frères Scott est une valeur sûre. Le postulat ? Un avocat en galère de thunes et frayant avec le milieu décide de se refaire avec un deal de drogue. Avec vingt millions de marchandise en transit et les connexions qu’il a, difficile de se louper. Le problème, c’est que ce business n’est pas aussi sympa et convivial que celui des réunions Tupperware. Tout le monde l’avertit mais il s’obstine et provoque une cascade de fins catastrophiques pour chaque personne l’ayant côtoyé de près ou de loin.
Malgré ses allures de série A, Cartel a tout d’une série B dans le sens le plus pur du terme : une histoire simple, racée, carrée et sans pitié. Jusque dans ses promesses d’exploitation de la violence extrême inhérente au narcotrafic et sa grande propension à parler de sexe et en laisser émaner le parfum de stupre, Cartel est typique de ces films qu’on aurait pu voir, affublé d’un carré blanc s’il était sorti trente ans plus tôt. Merci aux inoxydables Eros et Thanatos, décorum éternel du genre et deux figures primales qui feront tourner le monde et nombre d’histoires tant qu’on ne trouvera pas plus intéressant. Si le pitch du film est simple, son exécution l’est encore plus. Cartel suit ce fameux deal, de ses prémices jusqu’aux conséquences funestes de son échec. Direct dans son projet, le film de Ridley Scott se pose en film de l’inéluctable. Chaque personnage est conscient des risques qu’il encourt, mis au fait des forces contre lesquelles il se dresse et chacun finit rattrapé par son hubris, assassiné, traqué ou décapité, c’est au choix et c’est annoncé dès la première demi-heure du film. Le reste n’est qu’attente de ce déferlement de violence froide et millimétrée. La question se pose alors, Cartel : vrai polar ou film catastrophe ?
C’est du côté du montage que le film se complexifie. Au gré de celui-ci, nous suivons le motard chargé de s’assurer de la bonne marche du deal, sa mère détenue et cliente de l’avocat, l’équipe adverse bien décidée à faire capoter le deal et même un spécialiste en dissolution de cadavres venu exposer ses talents le temps d’une séquence… En dilatant la temporalité de son récit, Cartel accentue l’inéluctabilité du destin de ses protagonistes et surtout celle de son propos (en gros : tout finit mal). Sans être aussi expérimental dans sa narration que L’Anglais de Soderbergh, Cartel a tout de même désarçonné une partie de la critique et des spectateurs alors qu’il ne fait que proposer un chemin de traverse dans sa façon de raconter une histoire rebattue. Comme beaucoup de séries B, Cartel est avant tout un formidable exercice de style. Souvent moquées pour leurs histoires limitées et une écriture défaillante, les séries B ont pour elles ce que nombre de films plus cotés (et surtout surcotés) n’ont pas : une proposition de pur cinéma. Ce que le film de Ridley Scott a en plus pour lui, c’est son incroyable qualité littéraire au service de l’histoire la moins surprenante qui soit.
ALEA JACTA EST
Si l’inéluctabilité est le ressort dramatique principal de Cartel, c’est surtout un ressort anti-cinématographique au possible. Sorti d’un mariage ou d’une session sadomaso (encore que les deux se valent), quel intérêt d’énoncer un programme si c’est pour le suivre à la lettre ? Si les plans des braquages des Ocean’s Eleven s’étaient à chaque fois déroulés sans accrocs, le concept même de divertissement en aurait pris un coup. Heureusement pour eux, Ridley Scott et Cormac McCarthy ne braconnent pas sur ces terres-là. Ce qui les intéresse dans Cartel, c’est la tragédie et donc la science de l’inéluctable.
Dans sa manière d’annoncer le destin de ses protagonistes, Cartel est foncièrement tragique et ses personnages le sont tout autant. L’avocat sans nom, fou amoureux de sa promise, ira se brûler les ailes auprès des cartels après lui avoir offert un diamant hors de prix (preuve d’amour dont elle n’a pas besoin) qui n’arrange pas ses soucis d’argent. Reiner (Javier Bardem en pleine expérimentation capillaire) poursuit le business mais semble être dans une phase où il se diversifie (il ouvre des nightclubs et suit les flux boursiers) pour mieux raccrocher mais il sera rattrapé par ce deal qui tourne mal. Idem pour Westray, le personnage d’intermédiaire carré de Brad Pitt, qui paie au prix fort la politique du cartel : si quelqu’un merde, tout le monde trinque. La beauté de l’inéluctable, c’est qu’on ne sait jamais quand il va frapper et la mise en scène de Ridley Scott, toute en subtilité et ironie distanciée, se joue sur ce mode. Le fameux motard chargé de la bonne exécution du deal ne voit rien venir lorsqu’un fil de fer tendu le décapite alors qu’il trace à deux cents à l’heure. L’avocat n’imagine jamais, malgré tous les avertissements qui lui ont été adressés, que sa fiancée finira balancée dans une décharge de Juarez après avoir été la star d’un snuff movie produit par le cartel. L’intermédiaire, conscient de sa faiblesse pour les femmes, ne pense pas un instant que la petite qu’il dragouille pendant sa fuite londonienne sera l’outil de sa ruine. Enfin, le trafiquant, même s’il sait son histoire avec Malkina (Cameron Diaz en michto ultime) condamnée, est loin de se douter qu’elle orchestrera ce qui sera la chute de l’univers de tous ces trois hommes. Pour chacun d’eux, les femmes (pas forcément bien loties par le script car dans une dichotomie maman ou putain) sont les artisans de leur chute. Ce qu’ils font, ce après quoi ils cavalent, ce pour quoi ils meurent : c’est toujours par amour pour elles – par amour tout court. C’est beau et louable mais cela n’achète de sursis à personne. Les bons sentiments ne font pas de bon cinéma.
Pendant ce temps, pour le cartel, tout cela n’est que la mise à exécution de leur procédure de licenciement. Cette ironie constante et cet humour noir comme des bails d’Illuminati participent à l’aura nihiliste du film. Cartel aurait pu avoir un souffle tragique bien plus marqué et pesant mais le film préfère être honnête avec nous dans son point de vue sur ses personnages. Dans le fond, ce sont tous des sales types et des crapules dans un sale business. Ils savent tous très bien ce qu’ils font et méritent ce qui leur arrive. Que ce soit la mort cartoonesque du motard, la cruauté des sorts réservés à l’avocat, sa copine et l’intermédiaire ou la froideur brouillonne et clinique de l’assassinat du trafiquant, rien n’est fait pour surdramatiser leurs morts. Ce ne sont pas des martyrs. Pas de fanfare sur la BO, pas de funérailles en grandes pompes, pas de pathos : tout ça, c’est les affaires, la faute à pas de chance et une illustration, sans aucun affect, de la Loi de Murphy. Tout à coup, les personnages deviennent quantité aussi négligeable que les innombrables mortes de Juarez que le film évoque à plusieurs reprises. Tout à coup, ces personnages auto-satisfaits et sûrs de leur importance deviennent aussi des invisibles dont plus personne n’a rien à faire et à qui on ne tendra pas la main.
C’est l’autre force de ce film que de rendre palpable l’abstraction de la toute-puissance du cartel et donc de l’inéluctable. Quoique vous fassiez, quelle que soit l’astuce que vous aviez en tête : on vous retrouvera et vous paierez. La vie, le cartel, le casino : même combat, vous ne pouvez pas gagner. Longuement, les personnages évoquent cet autre univers fait de violences inimaginables qui ne sont que des formalités pour ceux qui les dispensent. Cet autre monde n’est pas l’Enfer ou un autre endroit légendaire, il n’est même pas de l’autre côté d’El Paso derrière la frontière, non, il est là, sous nos pieds, autour de nous et au-dessus de nos têtes. Tout peut basculer à n’importe quel moment et la structure du film et la mise en scène faussement effacée de Ridley Scott, et pourtant hyper précise dans sa façon de faire déambuler ses personnages dans une esthétique proche d’un catalogue IKEA avant de faire insidieusement entrer le mal chez eux, participe subtilement au propos du film. L’aspect mortifère du film a sans doute été accentué par le décès brutal du frère de Ridley Scott, Tony, lors du tournage. Tout à coup, le film, ses errements narratifs et son omniprésente violence sourde arborent une toute autre teneur. Le drame ayant touché Ridley Scott éclaire le propos du film et son scénario de façon limpide. Cartel n’est pas qu’une série B expérimentale déguisée en grand film de studio. Ce n’est pas qu’un polar racoleur surfant sur la vague des cartels comme il aurait surfé sur la vague de l’épidémie du crack ou une guerre des gangs quelconque s’il avait été tourné dans les années quatre-vingt-dix. C’est au contraire un film sur la vie des personnages qui peuplent son univers. Une célébration de leurs vies et leurs visions du monde, tout aussi tordues soient-elles, avant que le destin ne les rattrape et appose un point final sec et abrupte à leurs envies, leurs projets et leurs vies. Au fond, Cartel n’est peut-être qu’un film sur la vie et sa brièveté.
L’ART ET LA MANIÈRE
Aride, verbeux, singulier, bavard, drôle, nihiliste, funèbre, pur, Cartel marque autant le pas dans le paysage cinématographique que dans la carrière de ses auteurs. Pour le coup, auteur radical s’il en est (et que Scott rêve d’adapter depuis sa lecture du hardcore Méridien de Sang), Cormac McCarthy prend un malin plaisir à écrire le film le plus McCarthy-esque possible. La dernière partie de No Country For Old Men avait déjà désarçonné certains spectateurs. Très existentielle, totalement off beat et parfait contrepied à toutes les attentes que l’on pouvait avoir d’un polar de cette trempe (encore fallait-il faire fi de la présence des frères Coen à la mise en scène), elle achevait d’asseoir le film à la table de ces films rares et singuliers. En un mot : inoubliables. Cartel, c’est le dernier tiers du film des Coen sur plus de deux heures.
Commander un scénario de cinéma à Cormac McCarthy et lui donner carte blanche, c’est comme laisser une boîte d’allumettes à Michael Bay qui visite une fabrique d’explosifs. Derrière son histoire simplissime de deal foireux, McCarthy propose avant tout un traité de philosophie. Prétentieuse philo de comptoir ou réflexion brillante sur tout un tas de sujets : chacun y verra ce qu’il y verra et en tirera ce qu’il peut. Reste que quasiment chaque personnage est le vaisseau de monologues abscons et de grandes considérations sur la vie, la mort et les femmes comme adjuvants du destin. S’il s’était retrouvé entre les mains d’un metteur en scène moins rigoureux et surtout plus rigolard, Cartel avait toutes les cartes en main pour être le Truands américain. Reste qu’un Truands écrit par Cormac McCarthy reste digne de La Pléiade malgré tout ce qui ne fonctionne pas forcément dans le film.
Homme de lettres multi-primé et discret (une rumeur veut que, pour pouvoir l’interviewer, Oprah aurait revendu deux de ses propriétés), McCarthy est un artisan du langage. Les mots sont des outils qu’il maîtrise à la perfection et avec Cartel, il nous parle de leur force. À y regarder de plus près, Cartel n’est que ça : un film sur la parole dans tous les sens du terme. Que ce soit la parole donnée (aucun contrat n’est signé, tout se fait oralement : le cartel ne laisse pas de trace écrite mais il n’oublie rien), la parole en l’air (ce qui scelle le destin de l’avocat est le service qu’il rend, de faire libérer le motard, pour quatre cent malheureux dollars) ou la parole à tort et à travers (combien d’anecdotes sexuelles ou de longues blagues sans chutes sont racontées dans le film ?), tout y passe.
Le langage et ses sophistications sont au cœur du film. Ces sophistications sont le moteur du film. Les monologues de ses protagonistes en sont le carburant. Les histoires qu’ils racontent à travers ces mots sont aussi les histoires qu’ils se racontent. Ces histoires, ce sont eux qui se racontent dans toute leur vacuité, leur vulgarité ou leur cruauté. Que des gens que l’on ne voit rien faire de la journée hormis mettre sur pied des deals sur lesquels ils n’ont aucun contrôle leur donne des allures de dieux de pacotille ou plutôt de demi-dieux, conscients qu’ils sont de leurs limites et de leur finitude. Ils donnent l’impression de se donner, un soliloque après l’autre, des raisons d’exister et d’être dans un monde dans lequel ils ne sont pourtant que des rouages facilement recyclables. Cartel est sans aucun doute un film verbeux mais combien de scénaristes utilisent l’adjectif « pustulant », en inventent d’autres comme « scurvid » ou font raconter l’histoire du poète Arturo Machado à un Jefe du cartel ? En cela, bien plus qu’un polar ambitieux ou un nanar boursouflé, Cartel est surtout un plaisir d’amateur de belles lettres, un livre qui se regarde et s’écoute, déclamé par de grands acteurs et un metteur en scène prêt à rendre justice au texte qui lui a été offert. Et même lui rendre justice au point de se faire tout petit et très humble derrière un style littéraire immense qui opérerait son délicat passage du papier à l’écran.
Malgré ses imperfections, Cartel demeure fascinant et les réactions enflammées qu’il a suscitées (les mots « worst movie ever » ont souvent été lâchés dans la presse US) ne sont pas sans rappeler celles d’un Fight Club des années plus tôt. Laissons aux années le temps d’ériger Cartel en film culte ou le laisser à l’état de grand petit film sous-estimé. Quoiqu’il advienne, cela restera l’un des films les plus singuliers (si ce n’est le plus singulier) de la carrière de Ridley Scott et vu la physionomie de celle-ci, ce n’est pas un exploit négligeable.
Nicolas LAQUERRIÈRE
Article paru dans le Rockyrama n°15 spécial Ridley Scott