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Eraserhead, quand l’enfant sort du labyrinthe…

Cet univers repoussant, mais fascinant, dont la noirceur n’est rendue supportable que par le décalage comique du regard porté sur elle, est né de Philadelphie, où Lynch a étudié les beaux-arts et réalisé ses premiers courts-métrages.
Eraserhead, quand l’enfant sort du labyrinthe…

Pour vous donner un petit avant-goût de notre prochain livre « David Lynch : cauchemar américain », nous vous partageons ici un extrait du chapitre écrit par Victor Moisan sur le premier long-métrage du réalisateur : Eraserhead. Soutenez le projet en précommandant le livre dès maintenant sur Kisskissbankbank.com !

David Lynch assure qu’il n’a pas le moindre souvenir d’avoir écrit Eraserhead. Novice et encore étudiant au centre d’études cinématographiques avancées de l’American Film Institute (AFI) à Los Angeles, il se retrouve à la fin de l’année 1971 avec un script d’une vingtaine de pages, vraisemblablement amalgamées à partir d’idées dérivées de son projet de film d’alors, intitulé Gardenback. Dans cette étrange histoire d’adultère et de culpabilité qui ne sera jamais tournée, une bête cafardeuse loge dans le grenier d’un protagoniste prénommé Henry. Le jeune homme aux cheveux en brosse et au regard ahuri, interprété par Jack Nance dans Eraserhead, s’appelle également Henry. C’est lui la « tête de gomme » du titre, dont le cerveau à la substance insondable fournit l’extrémité caoutchouteuse de crayons manufacturés à la chaîne, lors d’une mémorable séquence de rêve située dans une usine clandestine.


La tête d’Henry est aussi dense qu’un bloc de gomme, et il faudra que celle-ci saute, dans un élan de surréalisme burlesque, pour que le protagoniste puisse enfin quitter sa prison mentale et accéder à la lumière. D’une chape de caoutchouc s’échappe toute une nébuleuse imaginaire, non sans paradoxe. Plus singulier encore est le fait que Lynch, pour son premier long-métrage, prenne la création par le biais de l’effacement. Cette « tête qui efface » lui sert à poser les fondations de son métier filmique : rêves contre cauchemars, noir contre blanc, matières, fumées et machines grondantes. Un magma bouillonnant dans lequel le cinéaste plonge ses idées pour les figer en signes visionnaires.

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Philadelphie sous le soleil de Californie

Cet univers repoussant, mais fascinant, dont la noirceur n’est rendue supportable que par le décalage comique du regard porté sur elle, est né de Philadelphie, où Lynch a étudié les beaux-arts et réalisé ses premiers courts-métrages. Froide, humide et crasseuse, Philadelphie n’inspire d’abord que du dégoût à Lynch qui, trouvant peu à peu sa place parmi une communauté bohème et foisonnante, finit par s’éprendre de cette grande ville industrielle de la côte est. Ses usines et ses no man’s land constituent l’inspiration principale d’Eraserhead, avec sa population de la zone recluse dans les marges d’un monde étouffé par les tuyaux et les souffleries industrielles.


Pourtant, c’est sous un tout autre climat qu’est tourné Eraserhead : à Los Angeles, métropole solaire et aérée, mais grimée de façon trompeuse en cul-de-sac maussade. En mai 1972, Lynch s’installe avec un petit groupe d’amis et de collaborateurs dans les étables du manoir Doheny, gracieusement prêtées par l’AFI, pour commencer à y tourner Eraserhead dans des conditions aussi artisanales qu’expérimentales. Maintes fois interrompu, le tournage ne s’achève qu’en 1976. Lynch vit dans le monde malade d’Henry pendant quatre ans, loge un temps dans les étables parmi les étrangetés de ses décors faits main, quasiment ignoré des propriétaires, alternant entre des piges de livraison de journaux et des nuits passées à fabriquer le film. Au fil des ans, l’équipe devient un microcosme familial, le tournage un mode de vie davantage qu’une finalité. La communauté d’artistes transis de Philadelphie se trouve en quelque sorte reconstituée sur la côte ouest.


Dans cet abandon au film, toutefois, la nouvelle famille a chassé l’autre. Lynch se sépare de sa femme Peggy un an environ après le début du tournage, alors que le jeune couple a une petite fille, Jennifer, née en 1968 à Philadelphie. « Je n’avais jamais eu l’intention de me marier. J’avais eu une sorte d’aperçu de cette autre vie, mais je voulais vraiment mener ce qu’on appelle la "vie artistique", dans laquelle il faut être plongé tout le temps », confie le cinéaste des années plus tard. Lynch a souvent affirmé que créer est un acte douloureusement égoïste. D’aucuns ont vu en Eraserhead l’expression de ses angoisses de jeune père, lisant dans le dégoût ressenti par Henry face à son bébé monstrueux (voire à sa petite amie encombrante) l’aveu que Jennifer Lynch, née avec des pieds bots, n’avait pas été un enfant désiré. Qu’elle soit pertinente ou non, cette lecture psychanalytique met en évidence deux vérités : qu’Eraserhead parle de choses troublantes (« Un rêve de choses sombres et troublantes », clamait la publicité d’époque) et qu’il est tout entier traversé du thème de l’enfance, ou plutôt de l’enfantement. Le fait qu’il s’agit de l’œuvre séminale du cinéma de Lynch, du film qui lui permet de sortir de l’enfance de l’art pour fonder sa propre cosmogonie, ne fait qu’accentuer la puissance métaphorique d’Eraserhead en tant que rejeton d’un esprit ayant soudain germé.


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« It’s premature, but there’s a baby. »

Depuis quarante-cinq ans, Eraserhead imprime sur la rétine de ses spectateurs l’image du bébé accidentel d’Henry et Mary, abominable fœtus bulbeux, chaud et malade qu’on a fermement ligoté dans des langes suintants, et dont les yeux de merlan souillent d’un regard accusateur ses géniteurs depuis l’angle mort de la pièce. Évidente métaphore de l’angoisse parentale, ce bébé monstre est aussi une fabuleuse création plastique que Lynch (qui refuse encore d’en révéler les secrets de fabrication) est parvenu à animer avec un réalisme troublant. « Spike », tel que le surnommait Jack Nance sur le tournage, est sans doute la raison pour laquelle H.R. Giger, le père du Xénomorphe d’Alien, classait le film parmi ses préférés. Le nourrisson difforme est désormais devenu une sorte d’anti-icône pop aussi culte que le film lui-même. Dès 1981, dans la chanson « Too Drunk To Fuck » des Dead Kennedys, Jello Biafra chantait d’un air nauséeux : « Tu brailles comme le bébé d’Eraserhead ». Non sans humour, la référence servait à traduire l’atroce honte d’un amour impur, sale et charnel, qui semble également hanter Henry tout au long du film. Éminemment sexuel, Eraserhead est traversé d’images et de motifs qui évoquent la fécondation, la gestation, l’anatomie génitale, les fluides et les excroissances surgies des rapports refoulés que le protagoniste entretient avec les femmes. La peur de soi qu’on lit dès la première image du film sur le visage de Henry, flottant dans l’espace, et dont la bouche s’ouvre grand pour éructer un spermatozoïde, est avant tout une peur de la graine.


Ce bébé, qui semble surgir des spasmes telluriques et gazeux d’un film fabriqué d’images textures, incarne également la fascination de David Lynch pour la matière organique. La sophistication plastique de la créature n’a d’égale que l’horreur que nous ressentons en la voyant, ce qui fait dire à Charlotte Stewart, l’interprète de Mary, qu’Eraserhead est « comme un gant d’opéra rempli de viande d’organes », à la fois élégant et hideux. Parmi les passages coupés du film se trouve une scène dans laquelle Henry trébuche sur un chat mort, momifié dans du goudron. Le cadavre de ce chat avait été obtenu auprès d’un vétérinaire par Lynch, qui l’avait soigneusement disséqué avant de le plonger dans une fosse de goudron puis de le laisser sur un terrain vague pendant un an. Il faut voir la joie avec laquelle Lynch se remémore, bien des années après, la découverte des entrailles du chat, rouges et brillantes comme des pierres précieuses sur la table de dissection ; un souvenir qui contraste avec la vision terrible d’Henry à la fin d’Eraserhead découvrant, après avoir découpé les bandelettes qui enserraient son bébé, que le corps de ce dernier n’est qu’un poumon putrescent. À Philadelphie déjà, l’artiste en herbe avait installé dans sa cave un laboratoire d’expériences organiques où il laissait pourrir des fruits, des souris et des oiseaux morts. Un jour, il y emmena son père, qui eut cette phrase sentencieuse et terrible : « David, je pense que tu ne devrais jamais avoir d’enfants. »


Par Victor Moisan.

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