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Mulholland Drive : de l'autre côté d’Hollywood

Mulholland Drive n’est pas juste une rue. C’est une mythologie, au sens barthésien du terme : un terreau fertile de symboles qui dépasse l’objet lui-même.
Mulholland Drive : de l'autre côté d’Hollywood

Pour vous donner un petit avant-goût de notre prochain livre « David Lynch : cauchemar américain », nous vous partageons ici un extrait du chapitre écrit par Jacky Goldberg sur le mystérieux « trou noir de Los Angeles » : Mulholland Drive. Soutenez le projet, précommandez le livre dès maintenant sur Kisskissbankbank.com !


Il existe à Los Angeles un trou noir. Un trou noir que nul n’a exploré aussi diligemment, profondément et régulièrement que David Lynch – du moins pas sans en ressortir fou, aussi fou que Dale Cooper recraché par la Black Lodge. Tous ceux qui connaissent David Lynch s’accordent à le dire : il n’y a pas plus doux et sain d’esprit que lui. Publiquement, même dans ses phases les plus ésotériques, métaphysiques, même dans son éloge de la méditation transcendantale, il apparaît parfaitement raisonnable. Il n’y a ainsi que lui pour s’aventurer dans une zone aussi délétère et en ramener autant de beauté. Tous ses films situés à Los Angeles tournent autour de ce trou noir, en orbite plus ou moins proche, et l’on peut considérer que Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire forment une trilogie esthétique et thématique. Mais des trois, c’est bien Mulholland Drive qui, de la façon la plus directe, la plus évidente, décrit ce qui se passe à l’intérieur de cet astre monstrueux qui avale tout. Lynch le montre d’ailleurs très littéralement, lorsque Rita, rentrant du club Silencio, ouvre la boîte bleue apparue dans le sac à main de Betty, et disparaît tandis que la caméra plonge dans l’orifice béant… 

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Mulholland Drive, c’est une évidence même pour ceux qui ne cherchent pas à le décrypter, est un film sur Hollywood comme métonymie de l’industrie du cinéma, sur son attraction fatale, sur ce qu’on est prêt à faire pour y travailler – quitte à ne plus pouvoir faire demi-tour si l’on a eu l’imprudence de franchir son horizon des évènements. « Fake it till you make it », entend-on fatalement lorsqu’on vit au moins quelques mois à Los Angeles. Difficilement traduisible avec la même efficacité, cela donnerait en français quelque chose comme : « fais semblant jusqu’à ce que tu sois dedans. » Prise comme une amusante devise, cette phrase peut permettre de naviguer et de survivre quelque temps dans cette ville où tout le monde semble avoir une vie incroyable?; cette ville où dans chaque café, chaque client est affairé à écrire un scénario pour que chaque serveur espère avoir l’occasion de lire, alors qu’il ne sera probablement jamais tourné. Mais prise comme un mantra, comme un conseil de vie sérieux, cette phrase est la garantie de sombrer tôt ou tard dans la folie. Tant et tant ont commis cette erreur… Et c’est cela, précisément, le trou noir de Los Angeles ; et c’est cela, profondément, le sujet de Mulholland Drive. Comment la vie rêvée devient-elle plus réelle que la vraie vie ?


Avant d’en déflorer l’intrigue et d’en analyser la forme, attardons-nous quelques instants sur la genèse du film, si révélatrice. Initialement, Lynch s’était laissé séduire par le pouvoir évocateur de ces deux mots accolés : Mulholland Drive. « C’est une route mystérieuse. Par endroits, on dirait une route de campagne. Sinueuse, à deux voies, l’air ancien. Elle a été construite il y a longtemps et n’a presque pas changé. La nuit, vous conduisez sur le toit du monde. Le jour aussi, vous conduisez sur le toit du monde, mais il y a du mystère, et comme un frisson quand elle vous amène dans des endroits isolés. Vous ressentez l’histoire d’Hollywood sur cette route », déclarait Lynch à Filmmaker Magazine en 2001, lors de la sortie du film. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que toutes les rues de Los Angeles mènent à Mulholland Drive. C’est l’une des artères principales de la ville, mais une artère étroite, serpentine, secrète, dangereuse, absolument pas pratique.


Lynch la connaît par cœur, pour y avoir vécu depuis des lustres, dans une maison au style moderniste et austère, nichée sur un flanc de colline, similaire à celle qu’on aperçoit dans Lost Highway (et qui lui appartient aussi). Au-delà de sa propre familiarité avec le lieu, il n’est pas surprenant qu’il ait choisi celui-ci parmi tous pour nommer son impériale élégie à Hollywood. Car Mulholland Drive n’est pas juste une rue. C’est une mythologie, au sens barthésien du terme : un terreau fertile de symboles qui dépasse l’objet lui-même. Traverser Mulholland Drive de bout en bout, de son extrémité orientale (sur Cahuenga Boulevard), à sa pointe occidentale (juste avant la plage Leo Carrillo, à Malibu), c’est faire l’expérience angelena absolue. C’est plonger, 34 kilomètres durant, dans les entrailles de la machine à rêves, là où la féerie le dispute au crime, là où la dolce vita côtoie la plus vicieuse des corruptions. Cela revient, au fond, à se payer, gratis, un ride à Lynchland. Si, non loin de là, Disney a son « World » et Universal son « Studio », alors Mulholland Drive est en quelque sorte le parc d’attractions des productions Lynch, où il est aussi aisé que joyeux de s’égarer à la nuit tombée… Mais justement, trêve de bavardage, revenons-en à la genèse du film.

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À l’origine donc, Mulholland Drive n’était pas censé être un long-métrage, mais une série télévisée. Et le film qu’on admire est encore, de fait, le fantôme d’un pilote. David Lynch et Mark Frost en ont eu l’idée dès la finalisation de la seconde saison de Twin Peaks en 1991. Leur désir était de suivre les pérégrinations à Hollywood d’une jeune femme, qui aurait pu être Audrey Horne (interprétée par Sherilyn Fenn). « J’habitais sur Mulholland Drive à l’époque et je trouvais que c’était un titre génial. Notre idée [avec David] était de créer un spin-off à partir du personnage d’Audrey et de la lâcher dans Hollywood, dans une série néo-noire. Nous en avions discuté et puis c’est tombé à l’eau. Six ans plus tard, j’ai eu vent que ce projet allait être un pilote proposé à ABC », a confié Mark Frost dans l'ouvrage Conversations With Mark Frost de David Bushman. Lynch, en effet, n’a pas attendu son camarade pour vendre à la chaîne de télé qui avait diffusé Twin Peaks ce nouveau scénario, en 1998. Malgré les frustrations engendrées par la deuxième saison de Twin Peaks et l'annulation ultérieure d'un autre projet de sitcom co-créé avec Frost en 1992, On the Air, David Lynch s’était laissé convaincre par Tony Krantz – le même agent qui l’avait persuadé de créer Twin Peaks – de développer une nouvelle série pour ABC.


Ayant obtenu le feu vert avec une relative aisance et un enthousiasme rassurant de ses commanditaires, il se lança dans le tournage de ce qui devait n’être qu’un pilote de 90 minutes, avec un budget très confortable de sept millions d’euros – soit trois à cinq fois plus que pour un pilote lambda. Le voyage s’annonçait donc pour le mieux, mais dès le tournage, les cahots sont apparus sur une route plus accidentée que prévu. Déçus par ce qu’ils voyaient des projections quotidiennes de rushs (les dailies), agacés par l’opacité volontaire de David Lynch et son refus de prendre en compte leurs remarques, les executives du network filiale de Disney eurent tôt fait de prendre ombrage du projet. La projection d’un premier montage, de 37 minutes plus long que prévu, finit de les convaincre qu’ils n’avaient peut-être pas misé leurs millions sur le bon carrosse. Malgré un remontage au pas de course accepté par l’artiste, le pilote fut refusé par la direction, qui le mit alors au rebut, comme tant de projets avortés et de carrières ratées dans cette industrie impitoyable – faisant sans le savoir écho à ce que le film allait raconter une fois terminé.


Car David Lynch, prévenu de cette sortie de route alors qu’il présentait Une histoire vraie à Cannes, en mai 1999, n’a jamais lâché l’affaire. Un an s'était écoulé depuis le « shelving » (fait de ne pas sortir un film ou un pilote, de le « mettre sur l’étagère »), et alors que Mulholland Drive risquait de tomber dans l'oubli, Studio Canal et Pierre Edelman, qui venaient de coproduire Une histoire vraie, intervinrent pour financer la conversion du pilote TV en long-métrage. Un accord fut conclu avec ABC et les différents partenaires pour récupérer les droits, et David Lynch se remit au travail. Pour le dernier acte du film, qui allait donner tout son sens aux lambeaux de fiction sérielle le précédant, le réalisateur dit avoir eu l’idée en une nuit. Comme un coup de foudre. Soudain, tout fit sens, et tout s’aligna miraculeusement… « Un soir, je me suis assis, les idées sont venues, et ce fut une très belle expérience. Tout était vu sous un angle différent… Maintenant, en regardant en arrière, je vois que [le film] a toujours voulu être ainsi. Il a juste fallu ce début étrange pour qu'il devienne ce qu'il est », a confié Lynch au magazine Filmmaker en 2001. Ne restait plus qu’à filmer cet impérieux codicille.

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Une nouvelle enveloppe de sept millions de dollars fut mise sur la table, portant donc le budget total à 14 millions. Lynch réunit à nouveau son équipe pour une dizaine de jours, entre la fin septembre et le début octobre 2000 – soit près d’un an et demi après avoir commencé le tournage du pilote – et s’attela à cette conclusion. Cette fois-ci, tout alla pour le mieux et 45 minutes supplémentaires furent ainsi tournées. Le film fit sa première au Festival de Cannes le 16 mai 2001. Ce fut un triomphe critique, et il remporta le prix du meilleur réalisateur (ex aequo avec les frères Coen pour The Man Who Wasn’t There). Le film sortit ensuite en octobre de la même année, décevant toutefois les attentes au box-office, en ne rapportant qu’une vingtaine de millions de dollars dans le monde, soit tout juste de quoi rembourser son coût de fabrication et ses frais de marketing. Mais il acquit instantanément un statut d’œuvre culte. Sa réputation de « cult classic » a été réaffirmée par un récent sondage de la BBC, en 2017, auprès de 177 critiques de 36 pays qui l’ont élu plus grand film du 21e siècle (jusqu'à présent). À noter que Mulholland Drive ne doit son existence qu’au système de production français, si décrié, accusé (à tort) de ne sortir que des films intimistes de ses usines d’auteurs. Si Studio Canal n’avait pas vécu sur les subsides publics et les avantages de la chronologie des médias, le meilleur film du 21e siècle prendrait encore la poussière dans une cave quelconque des studios ABC-Disney, soumis à la loi impitoyable du marché.


Qu’est-ce alors qui fascine tant dans Mulholland Drive, passé miraculeusement d’échec télévisuel à succès cinématographique?? C’est d’abord, peut-être, qu’il raconte précisément l’inverse : du succès – un succès certes fictif, imaginaire – vers l’échec. Ce mouvement, toutefois, n’est pas immédiatement perceptible. Mulholland Drive commence par un concours de danse rétro (le jitterbug, une sorte de swing populaire dans les années quarante, tout à fait ringard aujourd’hui, et donc une première indication d’étrangeté, de décalage) dont une jeune et jolie jeune femme, blonde, nous est présentée comme la gagnante. C’est une scène résolument graphique, irréaliste, qui se termine par la surimpression du visage surexposé Naomi Watts, toute souriante, accompagnée d’un couple de personnes âgées. On découvrira plus tard qu’elle a rencontré ces derniers dans l’avion qui la mène de son Canada natal vers Los Angeles. Puis un élégant fondu nous accompagne vers un oreiller rouge, flou, sur lequel la caméra tombe. Tombe comme la tête lourde de la femme épuisée qu’on connaîtra plus tard sous le nom de Diane, mais qui va pour l’instant se faire appeler Betty. Le spectateur attentif sait déjà tout ce qu’il doit savoir, mais il est aisé de passer à côté ou de l’oublier la première fois qu’on voit le film. Le rêve peut commencer.


Par Jacky Goldberg.

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