Aaron Sorkin : Corruptio Optimi Pessima
Retour sur la plus fine plume d’Hollywood et son travail de fond : une ode à l’intelligence au service du bien.C’est à l’âge de 56 ans qu’Aaron Sorkin entame sa carrière de réalisateur avec Le Grand jeu. Pourtant, son nom revient si souvent, dans tant de scénarios de films et de séries qui nous ont marqués, que son œuvre n’a rien de celle d’un débutant. Retour sur la plus fine plume d’Hollywood et son travail de fond : une ode à l’intelligence au service du bien.
« Corruptio optimi pessima ». La corruption des meilleurs est la pire. Par cette simple expression latine nous pourrions décrire l’ensemble de l’œuvre d’Aaron Sorkin, de sa première série Sports Night jusqu’à son premier film en tant que réalisateur Le Grand jeu (Molly’s Game), en passant par The West Wing, Studio 60 on the sunset strip, The Newsroom, The Social Network et Steve Jobs. Bien que les environnements et les époques changent, ses personnages sont toujours sensiblement les mêmes : ils sont extrêmement intelligents, démesurément talentueux dans leurs domaines, irrémédiablement droits et soumis à la tentation de la corruption.
Ces traits communs ne sont pas le produit d’un simple fétichisme sapiophile, ils reflètent consciemment ou non la psyché et la vie d’Aaron Sorkin. Même quand il s’agit d’une histoire tirée de faits réels, ses protagonistes se font toujours le reflet de sa voix : sa diction si rapide et pleine de digressions, de répétitions, son recours fréquent à l’anecdote historique et son sens aiguisé pour le détail de tout procédé technique, politique ou juridique qui paraîtrait nébuleux, voire abscons, au commun des mortels. Aaron Sorkin n’est pas simplement le roi du dialogue rapide et ciselé, c’est un artisan de l’autoportrait compulsif, comme tant d’autres. Mais à la différence des autres, son cerveau est un moteur de Formule 1 qui carbure en permanence.
Cette capacité à accélérer chaque dialogue en faisant passer vingt idées par minute sur le fond du récit, tout en développant les liens entre les personnages, trahit chez lui une course mentale au résultat. Il aimerait que le cerveau du spectateur aille aussi vite que lui dans l’association d’idées et l’enchaînement des sujets, sans réduire leur complexité. Il en juge le spectateur capable. C’est pourquoi ses héros sont des intellects particulièrement brillants, exceptionnels. Leur intelligence est leur super-pouvoir et leurs histoires explorent toujours ce qu’ils font de ce don : le bien, le mal et l’extraordinaire palette de nuances entre les deux. Sorkin met ainsi un point d’honneur à mettre en valeur le sens de l’éthique et l’humour, ses deux piliers pour esquisser un esprit vif et droit. La seule religion de Sorkin est la pratique de la matière grise pour le bien d’autrui. Le résultat d’une telle écriture est qu’elle élève le niveau de son audience, tout en se voyant reprocher sa fierté à le faire et son ton condescendant. Un paradoxe qu’on retrouve chez ses personnages au ton professoral, comme le Président Bartlet (The West Wing) ou le journaliste Will McAvoy (The Newsroom).
C’est cet orgueil qui est à l’origine des portraits les plus incarnés et les plus prodigieux des écrits de Sorkin. Voir Martin Sheen engueuler Dieu dans l’épisode « Two Cathedrals » de The West Wing en a marqué plus d’un. C’est ce même orgueil qu’on retrouve chez ses rares « méchants », comme l’impitoyable colonel Jessup joué par Jack Nicholson dans Des hommes d’honneur, sa première pièce de théâtre adaptée à l’écran en 1992 par Rob Reiner, dans lequel on retrouve la punchline devenue culte : « You can’t handle the truth ! », mais encore chez ce personnage de chirurgien campé par Alec Baldwin dans l’oublié Malice, le seul thriller de Sorkin. Lorsqu’on lui demande de rendre des comptes sur une opération qui a mal tourné et s’il ne souffre pas d’un complexe de Dieu, le personnage de Baldwin répond avec gravité : « I am God ». Quant à The Social Network, il s’agit quasiment d’un Citizen Kane à l’envers qui raconte les origines d’un super-vilain hissé au plus haut rang par son intellect. Sorkin ne fait pas dans la fausse modestie, il ne donne pas dans l’humilité, « il sait qu’il sait ». Et il le revendique, à ses dépens, comme lorsqu’il acceptera un Emmy en manquant de remercier un co-scénariste qui lui avait soufflé l’idée d’un épisode de The West Wing. C’est cet orgueil qui est à la base de toute tentation de corruption chez Sorkin, pour lui comme ses avatars.
En 1983, Aaron Sorkin prend des cours de théâtre pour devenir acteur. Son professeur Arthur Storch lui répète sans cesse : « Tu as la capacité de devenir tellement meilleur que ce que tu es ». Sorkin, agacé, finit par lui demander comment et Storch lui répond : « Ose échouer ». Ce conseil sera fondamental pour Sorkin. L’échec va devenir son maître et son meilleur allié. Il abandonnera bien vite toute velléité d’actorat pour se concentrer sur l’écriture, en partant du théâtre et en rongeant les planches de Broadway pendant une dizaine d’années. Et quand bien même les droits de sa première pièce, Des hommes d’honneur, seront achetés pour devenir un film à succès avec Tom Cruise, il ne sera pas lancé pour autant avant un moment et ni le cinéma ni la télévision ne lui feront de cadeaux. Mais c’est ainsi qu’il va progresser et atteindre des sommets. C’est en partant de l’échec de Sports Night et de son scénario réduit de 380 à 120 pages à peine pour Le Président et Miss Wade qu’il est parvenu à accoucher de The West Wing, qui reste encore à ce jour une des séries les mieux écrites de l’histoire de la télévision. Il restera à la tête de la série pendant quatre saisons en apesanteur, touché par la grâce, enchaînant des morceaux de bravoure en termes d’écriture, d’arcs de personnages, de thèmes abordés et de subtilité du récit comme on en avait alors rarement vu. Il est l’un des pères fondateurs de ce qu’on appelle l’âge d’or de la télévision, et il n’en restera pas là. Car c’est en partant de l’échec, au bout d’une seule saison, du génial Studio 60 on the sunset strip qu’il a pu revenir au cinéma avec brio avec les scénarios de La Guerre selon Charlie Wilson, The Social Network, Moneyball et Steve Jobs, récoltant au passage deux nominations aux oscars et la statuette sacrée pour le chef-d’œuvre de David Fincher. Au bout de vingt années de labeur, il est enfin reconnu comme l’un des meilleurs scénaristes de notre temps.
Ses échecs sont un moteur et la frustration est son essence. Il ne faut pas oublier qu’avant d’accéder à cet étrange statut de scénariste-superstar, Sorkin a passé plus d’une décennie en tant que script-doctor, à hanter les couloirs d’Hollywood comme un fantôme qui soignerait toutes sortes de scénarios, le plus souvent pour Jerry Bruckheimer. Derrière la façade d’un surdoué qui multiplierait les projets, c’était une plume qui a été bloquée par l’angoisse de la page blanche pendant des années. Incapable de créer ses propres récits, il a dû se résoudre à polir ceux des autres pour rester dans le jeu. On retrouve ainsi sa patte dans les dialogues les plus punchy de The Rock de Michael Bay et d’Ennemi d’État de Tony Scott, tout comme Quentin Tarantino avait retouché son USS Alabama trois ans plus tôt. Un autre détail souvent oublié de cette période est que ce poste de script-doctor qui a permis à Sorkin de rester à flot est dû à Steven Spielberg, qui est allé le chercher lui-même pour donner un coup de main au scénario de La liste de Schindler quelques semaines avant de partir en tournage en Pologne. S’il est difficile d’affirmer avec certitude qui a écrit quoi dans le scénario officiellement signé par Steven Zaillian, il paraît encore plus ardu de ne pas reconnaître dans le film, ici et là, le phrasé typique de Sorkin, notamment lors du dialogue sur le pardon comme symbole de pouvoir entre Amon Göth et Oskar Schindler. Le film remportera l’oscar du meilleur scénario. Sorkin n’en récoltera aucune gloire ni fierté.
Dès la fin des années quatre-vingt, Aaron Sorkin consomme régulièrement différentes drogues, principalement de la cocaïne. Il justifie alors sa dépendance à la poudre blanche comme étant la seule substance capable d’apaiser sa nervosité permanente, ce qui est très révélateur pour une drogue connue comme étant un excitant et non pas un calmant. Bien qu’en public il déclare en avoir été guéri, il continue d’en prendre lorsqu’il se retrouve aux manettes de The West Wing, dont il signera chaque épisode pendant quatre saisons. Un travail titanesque quand on sait que ce type de production engage des dizaines de scénaristes coincés dans une writing room pendant des semaines pour accoucher d’un simple épisode. En février 2001, il reçoit le Phoenix Rising Award aux côtés de ses acteurs de la maison blanche, John Spencer et Martin Sheen, tous trois pour avoir vaincu leurs dépendances personnelles. Ironiquement, il sera arrêté deux mois plus tard à l’aéroport lorsqu’on découvrira dans son sac des champignons hallucinogènes, de la marijuana, du crack et la pipe qui va avec. Sorkin ne perdant jamais une occasion de recycler sa vie privée, cet épisode de sa vie sera remis en scène par le personnage de Matthew Perry dans Studio 60 on the Sunset Strip. Par un jeu de circonstances assez flou, il gardera néanmoins son poste de showrunner et après une période de désintoxication ne touchera plus jamais à la drogue. Il venait de recevoir trois Emmy Awards et allait en gagner d’autres encore. Son paradoxe est inouï : il avait atteint l’apogée de sa carrière, mais aussi son point le plus bas au même moment.
C’est ce paradoxe tout ce qu’il y’a de plus anti-manichéen qui va nourrir la caractérisation de personnages réels auxquels il va coller son ego : Mark Zuckerberg dans The Social Network, Steve Jobs dans le film éponyme et enfin Molly Bloom dans Le Grand jeu.
Il devient contre-intuitif de considérer ce dernier comme son premier film, tant son style a déjà fait de lui un auteur unique à la carrière dense. Sa singularité est d’avoir réussi à construire une œuvre personnelle dans une industrie où l’on donne plus d’importance au réalisateur qu’au scénariste. Si l’on s’accorde à faire la part des choses pour un David Fincher, on attribue pourtant davantage la paternité des films Des hommes d’honneur et la Guerre selon Charlie Wilson à Sorkin qu’aux réalisateurs qui les ont signés. On lui attribue même la paternité du fameux « walk and talk », technique consistant à faire marcher deux personnages qui dialoguent pour rythmer une scène plutôt qu’un sempiternel champ/contrechamp comme on les connaît par cœur. La première expérimentation vient de Rob Reiner dans Des hommes d’honneur puis sera reprise par Thomas Schlamme dans les séries Sports Night et The West Wing, au point de devenir un tic visuel récurrent des œuvres de Sorkin, à la manière des lens-flares chez J.J. Abrams ou du split-screen chez Brian De Palma. La chose est assez rare pour être soulignée : un scénariste est ici connu pour un effet de mis en scène. Bien avant de passer derrière la caméra, Sorkin était donc déjà reconnu comme un auteur à part entière, avec ses propres effets de style, ses signatures visuelles, ses thématiques, ses types de personnages et son univers.
Le Grand jeu arrive donc comme une évolution logique dans sa carrière, avec un sujet qui aurait pu émerger de son cerveau en ébullition tant son récit lui ressemble. Molly Bloom, athlète olympique en ski, devient organisatrice de parties de poker clandestines pour célébrités. Sa maîtrise de chaque paramètre lié au jeu en fait une millionnaire par la force de son intellect. Mais son obsession du contrôle la fait glisser dans la drogue et sur le terrain de la corruption. Elle se bat pour rester droite dans l’environnement le plus propice à la déchéance. Mise en accusation pour prise de commissions sur ses parties et pour ses liens avec la mafia russe, elle doit laver son honneur avec l’aide de son avocat, joué par Idris Elba. La valeur ajoutée par rapport au reste de la filmographie de Sorkin est simple : Molly Bloom est une femme dans un milieu quasi exclusivement masculin. Sa réussite en fait une sorcière pour les uns et un objet de convoitise pour les autres. Lassée des hommes qui tentent de la voler ou qui lui disent qu’ils sont amoureux d’elle, elle finira par monter un jeu exclusivement géré par des femmes dans un lieu où il ne sera jamais admis qu’on leur manque de respect. C’est une manière d’exploiter les dérives du capitalisme pour combattre le patriarcat. Un idéal dans un monde promis au chaos. Le problème vient des hommes, ceux qui jouent l’argent qu’ils n’ont pas, ceux qui sont dépendants au jeu, ceux qui veulent s’accaparer son business et ceux qui veulent la mettre derrière les barreaux parce qu’ils ne peuvent admettre sa réussite. Le « jeu de Molly » consiste donc, à la manière d’un slalom en ski, en un parcours d’obstacles où le moindre détail peut faire dérailler une descente parfaite et faire perdre une médaille, une carrière ou la vie. C’est une parfaite métaphore de la vie de Sorkin qui doit combattre son propre démon : la tentation de la malice. Ce n’est pas le vice de Molly Bloom qui l’intéresse (un récit qui aurait pu virer à un Loup de Wall Street au féminin très facilement), mais la façon dont on sort de cette impasse. La corruption des meilleurs est la pire parce qu’elle est la plus décevante et que nous avons besoin de référents qui servent de modèles. Et à défaut d’être parfaits, même corruptibles, ils doivent nous montrer qu’il existe un meilleur chemin. C’est la rédemption qui est la clé de la victoire.
L’intelligence est une arme. Une arme de fuite et de manipulation pour Zuckerberg, une arme d’émancipation pour Molly Bloom et une arme au service de la vérité et de la justice pour ces merveilleux personnages d’avocats, de journalistes et de politiciens écrits par Sorkin. C’est un idéaliste à la Capra coincé à l’époque de Donald Trump, où le mensonge et l’intolérance paient et où la stupidité règne en maître. Dans ce chaos, Sorkin ne démord pas. Le soir de l’élection de Trump, quand le désespoir a atteint une bonne partie du globe, il écrit à ses filles une lettre ouverte sans une once de résignation : « Our darkest days have always – always – been followed by our finest hours ». La leçon de l’échec reste son moteur et il résume son mot d’ordre face aux ténèbres de la manière la plus claire possible : « We’ll fucking fight ».
Maxime SOLITO