Martin Riggs et Roger Murtaugh : l'arme fatale de Shane Black
Shane Black a 23 ans et vient récemment de décrocher un diplôme en cinéma...Vers l’été 1985, Shane Black a 23 ans et vient récemment de décrocher un diplôme en cinéma. À l'époque, les studios hollywoodiens acceptent encore de se pencher sur des scénarios non sollicités – voire même de les acheter, transformant au passage de jeunes scénaristes en millionnaires en l'espace d'une nuit.
Depuis son plus jeune âge, Black écrit des nouvelles, des articles, des bandes dessinées mettant en scène un espion nommé « Super Pooper », et même le scénario d'un thriller surnaturel sur fond de guerre du Viêt Nam, sorte d'hybride entre Platoon et L'Exorciste, pour lequel il lui a fallu demander à ses parents de le soutenir financièrement pendant six mois. Malgré l'intérêt que portera plus tard le studio Universal – et un certain John Carpenter – à son script, ce film n'a jamais vu le jour. Toujours est-il que Black sort de cette première expérience avec un agent et la certitude qu'il était capable d'écrire un bon scénario.
Inspiré par Dirty Harry, il éprouve ensuite l'envie d'écrire un western urbain, dont les protagonistes seraient des policiers, « des types qui arpentent la ville de Los Angeles en quête de justice, alors que ce sont de simples mecs vêtus de vieux costumes qui souhaitent récupérer leur salaire à la fin du mois », pour reprendre ses termes. Le film se déroule à Los Angeles à la période de Noël – la toile de fond favorite de Black, qui a puisé son inspiration dans Les Trois jours du Condor. Ce qui fait en grande partie le charme du film repose sur la formule déjà classique du buddy movie : deux personnages que tout semble opposer sont contraints de bosser ensemble. Dans le cas de L'Arme fatale, il s'agit de deux flics de la LAPD : Martin Riggs et Roger Murtaugh. Le premier est un ancien soldat des forces spéciales mentalement instable. L'autre est un père de famille tout ce qu'il y a de plus pantouflard – un mec déjà « trop vieux pour ces conneries » dans le premier volet d'une série qui donnera lieu à trois suites (peut-être même quatre, à en croire les récentes déclarations du réalisateur Richard Donner) et une adaptation télévisée. Tous deux sont chargés d’enquêter sur le suicide présumé d’Amanda Hunsaker, la fille d’un riche homme d’affaires, avant d’être mêlés à un réseau de trafiquants d’héroïne.
Bien qu’il dispose très tôt de tous les ingrédients pour une bonne comédie policière, Black garde un souvenir douloureux de la rédaction du script : « C'était une époque différente durant laquelle les scripts spéculatifs se vendaient encore », a-t-il confié au site The Playlist. « Je rentrais chez moi et je fermais la porte à clef, et je ne faisais plus rien d'autre que m'inquiéter, gémir et me répéter que j'étais un imposteur, que j'étais incapable d'écrire. Et puis un jour, j'ai écrit "Fin" et je me suis dit : "C'est de la merde". En fait, j'ai détesté L'Arme fatale jusqu'à la moitié du scénario, au point de le jeter à la poubelle. ».
Finalement, après une longue semaine de tergiversations, il exhume son script, recouvert de marc de café et de feuilles de laitue. Cette première version, longtemps restée enfouie dans les tiroirs de Black, finit par être vendue aux enchères. À l’origine, L'Arme fatale devait s'achever sur une spectaculaire course-poursuite impliquant des hélicoptères et un camion rempli de drogues. Martin Riggs devait être encore plus psychotique et instable qu'il ne l'est dans la version finale ; il était prévu qu'il tue accidentellement des enfants à tirs de lance-roquettes, et qu'il achève Mr. Joshua en lui enfonçant le doigt dans l'orbite jusqu'à atteindre son cerveau. Autant d'éléments ultra-violents qui finissent par taper dans l’œil d’un cadre de Warner Bros, et laissent penser au réalisateur Richard Donner – déjà bien établi avec des films tels que La Malédiction et Superman – qu'il a affaire à un scénariste plus âgé.
Au cours de leur première rencontre en 1986, Donner pense que Black est un serveur venu lui apporter son café : « Il était tellement jeune. Très sombre, très intense. » Plusieurs personnes participent à des réécritures partielles du script : Joel Silver et Jeffrey Boam, à qui l’on doit l’ajout d’autres éléments comiques. Le résultat final permet d’apprécier les traits d’esprit caractéristiques de Black – comme en atteste ce passage, très souvent cité par les critiques :
EXT. MAISON HUPPÉE DE BEVERLY HILLS - CRÉPUSCULE
Le type de maison que j'achèterais si ce film faisait un carton. Chrome. Verre. Bois sculpté. Il y a aussi un solarium extérieur : une structure en verre, comme une serre, mais avec une grande piscine à l'intérieur. C'est un endroit idéal pour baiser.
Ce type de maison luxueuse, Shane Black pourra plus tard l’acheter sans problème – son script est vendu à Warner Bros pour 250 000 dollars et marque le début de sa carrière. Il reste encore à régler la question du casting, cruciale pour porter les personnages qu’il a imaginés. De nombreux acteurs sont envisagés pour le rôle de Martin Riggs, de Nicolas Cage à Charlie Sheen, en passant par Bruce Willis. Le choix de Donner s’arrête finalement sur Mel Gibson, déjà révélé par Mad Max, tandis que la directrice de casting Marion Dougherty lui suggère d’embaucher Danny Glover pour interpréter Roger Murtaugh. Lors du premier essai, leur alchimie est immédiate, et cette alchimie entre les acteurs est pour beaucoup dans le succès du film, puis de la franchise tout entière.
Mel Gibson incarne parfaitement le flic tourmenté pour lequel on ressent, dès ses premières apparitions à l’écran, un mélange de peur et d’empathie. Lors de sa deuxième scène, on découvre que Martin Riggs partage sa vie avec un adorable Shetland dans un mobil-home posé sur la plage. Il ne s’est pas remis de la mort récente de sa femme dans un accident de la route, et il est le genre de type à descendre sa première bière au saut du lit, avant même d’avoir enfilé un slip. Plus tard, on le voit placer le canon de son Beretta 92 dans sa bouche, tandis qu’un épisode de Bugs Bunny tourne en fond et que son visage se couvre de larmes. La rumeur court que pour cette scène, Gibson – maître de l’expression de la souffrance au cinéma – aurait utilisé un pistolet chargé à blanc, en vue de jouer de la manière la plus réaliste possible. Très vite, le spectateur comprend qu’il fait face à un personnage qui n’attache plus aucune importance à la vie, prêt à exploser à tout moment. Pour sa part, Danny Glover brille aussi dans le rôle de Murtaugh – la scène qui précède la tentative de suicide de Riggs le montre en train de fêter son cinquantième anniversaire avec sa famille, et introduit un personnage en fin de carrière, peu enclin à prendre des risques.
La rencontre de ces deux personnages est naturellement explosive et chacun de leurs dialogues est parfaitement rédigé. Dans une interview donnée à Empire en 2012, en compagnie de Donner et Glover, Gibson explique les raisons de ce succès par son côté précurseur : « Les films d’action des années 1970-1980 étaient trop bidimensionnels. Les héros se contentaient de grogner ; ils ne s’exprimaient pas beaucoup. Mais Riggs et Murtaugh étaient de vrais personnages. Même si le pitch se résumait à ça : "Rassemblez deux personnages improbables – ils se détestent, mais deviennent amis à la fin du film !" »
Afin de se préparer au mieux pour les nombreuses scènes d’action, les deux acteurs sont soumis à un entraînement rigoureux. Après tout, leurs personnages s’apprêtent à survivre à plusieurs fusillades, une explosion, une séance de torture – et, plus trivialement, à la mauvaise cuisine de la femme de Murtaugh (incarnée par la chanteuse Darlene Love). Leurs ennemis font partie d’un réseau baptisé Shadow Company – un nom directement tiré du tout premier scénario de Shane Black, évoqué plus haut –, lié à la mort d’Amanda Hunsaker. Ce réseau composé d’anciens membres des forces spéciales gère un vaste trafic d’héroïne. De ces personnages, on retient surtout celui de Mr. Joshua (interprété par Gary Busey), sorte de machine à tuer qui semble étranger au concept même de douleur.
L’histoire et les personnages attachants de Black sont servis par une réalisation efficace et une bande originale signée par Eric Clapton, Michael Kamen et David Sanborn. Suite à sa sortie, L'Arme fatale rapporte plus de 120 millions au box-office et recueille des avis globalement positifs. Le critique de référence Roger Ebert lui attribue notamment la note maximale : il déclare trouver le film palpitant du début à la fin et s’émerveille de l’écriture des personnages principaux comme secondaires. Le duo Riggs/Murtaugh inspirera de nombreux autres buddy movies faits de scènes d’action, d’éléments comiques et de répliques percutantes, pour le meilleur (exemple pris au hasard : Hot Fuzz) et pour le pire (exemple, toujours pris au hasard : Wild Wild West). À titre personnel, je pourrais le regarder une bonne centaine de fois sans me lasser – et l’une des vidéos que j’ai le plus visionnées sur YouTube est probablement la scène où Martin Riggs divertit des dealers en leur assénant une tape humiliante sur la tête, lâchant au passage une salve de cris hystériques. Et parce que le film est resté un classique, il y a de fortes chances que nous soyons encore nombreux à le revisionner tous les ans, jusqu’à réaliser qu’on ne se sentira jamais trop vieux pour ces conneries.
Julie LE BARON