Les festins de Hayao Miyazaki (et pour quelques ramen de plus)
Œufs, jambons, fromages, thés brûlants... Les festins animés de Hayao Miyazaki rassasient et réchauffent. Riches de sens, ils synthétisent tout un monde en un nuage de senteurs.Œufs, jambons, fromages, thés brûlants... Les festins animés de Hayao Miyazaki rassasient et réchauffent. Riches de sens, ils synthétisent tout un monde en un nuage de senteurs.
Ramen, bouillons de culture
Dans les dessins animés de Hayao Miyazaki, la nourriture abonde. Tantôt fondante, craquante ou élastique, toujours généreuse, elle oscille entre tous les états, solide et liquide comme un bon ramen. Belle métaphore s’il en est d’un cinéma à la fois terrestre et plein de volupté. Et ces instants gastronomiques sont loin d’être anecdotiques. Aujourd’hui, ils sont célébrés sur YouTube, où les férus de Supercut délivrent de somptueux montages visionnés des centaines de milliers de fois. Normal : une audience habituée aux vidéos #foodporn ne pouvait qu’applaudir ces compilations culinaires. Chez Miyazaki, la nourriture obsède comme un tempo. Elle fascine. Deux voix ne sont donc pas de trop pour décrypter cette alléchante musique aux infinies nuances. Auteur du passionnant Un monde parfait selon Ghibli (aux éditions Playlist Society), Alexandre Mathis nous explique de quoi ces festins sont au juste le nom. Itadakimasu !
Tout le monde raffole des ramen. Surtout Ponyo, qui dans Ponyo sur la falaise n’en fait qu’une bouchée en compagnie du jeune Sosuke. Elle aime tellement ce plat bouillant qu’elle s’en empare à pleines mains et se brûle la langue. On retrouve aussi un délicieux bouillon dans une autre production Ghibli : Si tu tends l’oreille de Yoshifumi Kond? (d’après le manga de Aoi Hiiragi). Normal : les ramen c’est chaud, c’est beau, c’est goûtu. Avant d’engloutir le plat entier (et pour éviter de se brûler, comme Ponyo), on le savoure longuement des yeux. Viandes, légumes et nouilles caressent sa surface comme des navires ballottés dans l’océan. Et c’est précisément ainsi que Miyazaki saisit la nourriture : en s’éternisant sur les vapeurs et parfums qui en émanent et recouvrent l’écran. Comme si, dans un monde où chaque entité se voit être en capacité de dialoguer, fumées et senteurs étaient le langage même de cette bouffe : elle communique avec celles et ceux qui s’imprègnent de ses émanations odorantes. D’où l’importance de ces plats (trop) chauds qui emplissent toujours le cadre et mettent en valeur la force contemplative propre à tout bon déjeuner.
L’odeur des ramen se fait sentir jusque dans les coulisses des productions Ghibli. Une vidéo visionnée plus de deux millions de fois montre effectivement Hayao Miyazaki en personne en cuisiner dans les studios – il y incorpore même des œufs, touillés à coups de baguettes. Si cette tranche de vie humanise le réalisateur, dévoilant le cuistot en herbe derrière le mythe intouchable, elle nous démontre aussi que le maestro aux épaisses lunettes ne déconne jamais avec la bouffe. Réservées aux employés, les portions de nouilles sont si généreuses que la marmite déborde presque. Hilares à l’idée que « M. Miyazaki ait cuisiné ça ! », animatrices et animateurs dégusteront la boustifaille…dans des mugs. Aussi ironique qu’émerveillé, un internaute se permet une légère pique dans les commentaires : « Tous ces pauvres gens ont dû manger comme des étudiants afin de livrer les anime cultes de notre enfance. Dieu vous bénisse ».
Alexandre Mathis : « Alors que le nom de “Miyazaki” nous renvoie naturellement au fantastique, aux univers mirifiques et extraordinaires, la bouffe, au contraire, traduit une emprise du réel sur cet imaginaire. Car les plats sont très ordinaires : des ramen, du bento, des sandwiches. Cela aide le public à s’immerger dans l’action, comme dans Le Château dans le ciel, où les protagonistes dégomment leur petit déj’ en deux-deux avant de partir à l’aventure. De même, on a cette image de Miyazaki comme une bête de travail, or il a pris le temps de cuisiner des ramen à son équipe. Cet aspect relationnel nous rappelle qu’il a toujours refusé que ses employés dorment sur leur lieu de travail, que leur taf empiète sur leur vie familiale. De manière plus générale, la soupe est omniprésente dans son œuvre, elle réconforte et nourrit, donne l’impression que ce monde de dessin animé est comme un cocon, que l’on pourrait vivre dedans. »
Œufs, jambons, fromages, sandwiches et voyages
L’animation de Miyazaki est une ode aux plats pop et à ce qui les composent : des œufs, du jambon, du fromage. Jambon et fromage se retrouvent dans le sandwich de Ponyo sur la falaise. Des sandwiches qui font d’ailleurs un beau caméo dans Les Contes de Terremer de Goro Miyazaki, mais aussi dans la série Heidi de Isao Takahata, à laquelle a contribué le cinéaste. Mais l’heure est plutôt aux croque-monsieur dans Le Château dans le ciel, où l’on déguste une charmante tranche de pain surmontée d’un œuf sur le plat. Force est de constater que les œufs parcourent les territoires de Miyazaki jusqu’aux horizons les plus lointains. Ainsi se plaira-t-on à jeter un œil au court métrage M. Pâte et la princesse Œuf, qui – comme son intitulé l’indique – personnifie ces casse-dalles loin d’être anecdotiques. Lards et œufs ne sont pas simplement des plats dont les enfants raffolent (sous leurs mâchoires, ils deviennent même élastiques, et c’est « kawaii » à souhait), mais des aliments que l’on fait crépiter avec délice. C’est le cas du déjeuner partagé entre Marco et Sophie dans Le Château ambulant : des œufs que l’on cisaille à la fourchette et une viande rougeoyante dont la graisse lustre le fond des poêles. Le surgissement de la nourriture est comme une musique. Tant et si bien que la popularité des vidéos « de bouffe » miyazakiennes sur les réseaux sociaux égale celle de « Ghibli Chill Music » et autres compils Ghibli « de musique relaxante », à savoir des montages des plus raffinées compositions recouvrant ces œuvres. Il faut dire que pour les protagonistes, la barbaque que l’on cuit est aussi mélodieuse qu’une mélopée de Joe Hisaishi.
AM : « La sensualité de la nourriture passe par les images et les bruits. Il y a tout un travail de sound design pour les accentuer. Sons de cuissons, mais aussi de découpes, de plats qui se disposent, se préparent, de liquides que l’on verse. Au niveau du mixage ces bruits prennent le pas. Je pense à la résonance de l’assiette que l’on pose sur la table. À l’eau qui ruisselle et coule dans la bouilloire. Au lard qui prend dans la poêle. C’est une musique englobante qui imprègne l’instant. Comme si, pour compenser l’absence d’odeurs (au cinéma, on ne peut toujours pas sentir !), Miyazaki exacerbait les sonorités. D’autres cinéastes de renom opèrent autrement pour accentuer la présence de la nourriture. Tsui Hark use de ralentis par exemple dans Le Festin chinois. »
Extrait de l'article Les festins de Hayao Miyazaki écrit par Clément Arbrun, paru initialement dans le magazine OTOMO 5