Le conte d’une cité : La trilogie The Dark Knight ou le 11 septembre selon Christopher Nolan
Loin de se cantonner à surfer sur la vague encore naissante à l’époque des adaptations de comics, la trilogie Dark Knight, comme l’a baptisée le marketing, s’avère une allégorie de l’Amérique post-11-septembre.Né en Angleterre où il a fait ses études et son premier long métrage, Christopher Nolan sera sans doute toujours considéré comme un cinéaste britannique. Le sérieux de ses réalisations et de la personnalité qu’il cultive, peut-être malgré lui, ne fait que nourrir le cliché du flegme british. Une perception partielle du personnage s’il en est, et peu étonnante, tant peu de gens savent que le metteur en scène possède en réalité la double-nationalité. Élevé par un père anglais et une mère américaine, Nolan a même partagé son enfance entre Londres et Chicago. Cependant, ceci n’est pas le conte de deux cités, mais d’une seule. En 2004, quand Christopher Nolan entame le tournage de Batman Begins, son premier blockbuster, il va d’emblée ramener quelque chose d’intime, de son enfance, en choisissant Chicago comme doublure de Gotham City. La ville fictive de Nolan s’inspire de plusieurs métropoles, mais la majeure partie des scènes tournées en extérieur se situent dans la ville où il a grandi, celle qui fait de lui un Américain. Et tout Américain porte le trauma du 11 septembre. Loin de se cantonner à surfer sur la vague encore naissante à l’époque des adaptations de comics, la trilogie Dark Knight, comme l’a baptisée le marketing, s’avère une allégorie de l’Amérique post-11-septembre qui permet à l’auteur de peindre le portrait d’une ville et d’un pays sujets à la peur, au chaos et enfin, à la guérison.
Par Robert Hospyan. Article issu du Rockyrama 27 « Christopher Nolan Chaos & Harmonie », disponible sur notre shop !
TIME TO SPREAD THE WORD AND THE WORD IS… PANIC
Aujourd’hui encore, le parti-pris n’est pas du goût de tous, mais le choix d’adopter une approche « réaliste » de l’univers de Batman – décrié par ceux qui ne le connaissaient qu’à travers les films de Tim Burton et Joel Schumacher ou qui associent comics et gimmicks – était non seulement une idée rafraîchissante (bien qu’inspirée du matériau original), mais surtout très à-propos. Certains ont pu voir dans ce choix une preuve de l’absence de point de vue de Nolan, alors que c’est précisément ce qui fait sa personnalité et surtout ce qui sert son discours. À travers les yeux de Nolan, Gotham City n’est qu’un miroir du monde réel, identifiable. Le genre créé la distance, surtout dans ce premier opus, le plus « fantastique » des trois, mais derrière la photographie ocre de Wally Pfister, c’est notre Histoire qui se rejoue devant nos yeux. L’histoire d’un peuple en proie à la peur.
Tout le film ne parle que de ça, avant même l’incursion dans l’intrigue des antagonistes. C’est tout le parcours du protagoniste, traumatisé par les chauves-souris qui se nichaient dans le puits où il a chuté, et témoin du meurtre de ses parents. « N’aie pas peur » lui intime son père en guise de dernières paroles et c’est le mantra qui guidera sa trajectoire. « On a toujours peur de ce que l’on ne comprend pas » lui inculque le mafioso Carmine Falcone, poussant Wayne à étudier les criminels et à vouloir « retourner la peur contre ceux qui font des craintifs leurs victimes ». Ainsi pour la première fois, Batman flirte même avec le film d’horreur. C’est l’un des aspects sur lesquels la mise en scène se révèle vraiment originale et inventive comparée aux précédentes adaptations. Tout le baroque de Burton ou Schumacher n’a jamais pleinement saisi cette facette du justicier. Ici, il y a notamment ce parti-pris osé d’adopter, pour sa première apparition, le point de vue de ses adversaires, pour lesquels il EST « The Batman » – une créature mi-homme mi-animal qui leur fout les jetons, filmée comme un monstre happant ses victimes une à une, ou une chimère pendue à l’envers qui soudain déploie ses ailes… Et la séquence culmine avec ce moment où Falcone l’aperçoit à peine au milieu de plusieurs de ses hommes en train de se faire défoncer. Nolan troque le spectaculaire d’une scène d’action type contre la subjectivité de personnages effrayés. La peur est retournée.
Dans Batman Begins, la peur est une arme. Littéralement. Dans la trilogie de Nolan plus encore que dans toute autre adaptation de Batman (et peut-être même plus que dans nombre de comics), les méchants font davantage figure de terroristes que de trublions thématisés. L’analogie entre la Ligue des Ombres et Al Qaeda est évidente, Ra’s Al Ghul s’attaquant à une mégalopole symbole de la décadence. Mais là où Nolan pousse la métaphore, c’est en faisant de l’attentat de la Ligue sur Gotham non pas une entreprise de destruction massive à base d’explosions, mais la Terreur elle-même. En associant Ra’s Al Ghul à l’Épouvantail et en utilisant l’arme de prédilection de ce dernier, la « fear toxin », le cinéaste cherche à montrer que la peur en soi est plus dévastatrice que tout attentat. Comme le dit très bien l’Épouvantail lui-même, citant le Président Franklin Roosevelt, « la seule chose dont il faut avoir peur c’est la peur elle-même ». Si c’est le Manoir Wayne, détruit lors de l’attentat, qui sert d’équivalent aux tours jumelles du World Trade Center, c’est toute une ville et un peuple qui doivent se reconstruire, qui doivent suivre l’injonction de Thomas Wayne et « ne plus avoir peur ». Et c’est précisément cette peur que le prochain terroriste de Nolan va exploiter…
EVERYTHING BURNS
Dans Batman Begins, la référence de Nolan était Blade Runner de Ridley Scott et le cinéaste cachait souvent son justicier dans l’ombre d’une ville surpeuplée et sale. Pour The Dark Knight, Nolan s’inspire de Heat de Michael Mann et ramène par conséquent davantage son personnage vers la lumière. Surtout, le film s’ancre, en plus de son approche déjà « réaliste », dans une veine plus policière. Ainsi Batman apparaît encore plus souvent aux côtés de la police, de Gordon, sur les lieux d’un crime, d’un cambriolage, dans une salle d’interrogatoire… Il n’est plus autant dans l’ombre, il fait partie des forces de l’ordre… mais l’est-il réellement ? Les deux films sont comparables dans la mesure où Nolan réalise cette fois un polar épique qui se veut à la fois l’histoire d’une ville, de ses habitants, et évidemment aussi des différentes forces qui sont amenées à les gouverner. On avait la police. On avait la pègre. On a eu Batman. Jusqu’ici c’est clair. Puis, étaient intervenus les premiers bad guys « terroristes ». Et, confirmant la prophétie proférée par Gordon à la fin du premier film, la surenchère était inévitable : voilà qu’arrive un tout autre animal.
Finis les spots TV où le Joker annonce qu’il a empoisonné des cosmétiques. Fini le Double-Face à la gueule rose. Finies les bouffonneries. Avec le Joker de Nolan, la donne change. Le terroriste, ce coup-ci, dit ne pas avoir de « plan » quand il manipule Dent, mais dit clairement plus tard qu’il n’est pas question d’argent : « il est question d’envoyer un message : tout brûle » Sa théorie et ses méthodes sont sans équivoque. Il n’a qu’une idée, une théorie à prouver : d’un rien il suffit pour que l’être bascule, comme disait l’autre. Ce rien, plus ou moins élaboré, prend irrémédiablement la forme d’un dilemme moral, capable de révéler la véritable nature de tout individu. Le Joker tue le gangster Gambol et jette une tige de bois pointue au milieu des trois acolytes de la victime, les laissant « choisir » lequel survivra et pourra intégrer son équipe. Il appelle Batman à retirer son masque sous peine de tuer une personne par jour. Il lui demande choisir entre sauver Rachel et sauver Harvey Dent. Il appelle tout citoyen de Gotham à tuer Coleman Reese, l’employé de Wayne Industries qui avait déduit l’identité de Batman et s’apprêtait à la révéler (sur les ordres…du Joker) sous peine d’exploser un hôpital de la ville au hasard. Et il donne aux passagers de deux ferries, l’un peuplé de criminels et l’autre de quidams, le détonateur d’une bombe plantée sur le bateau qui n’est pas le leur, leur laissant quelques minutes pour éliminer l’autre en premier, sous peine de faire exploser les deux une fois le temps écoulé. Dans l’absolu, de tous ces choix émane également une autre question qui anime tout le film : qui a le droit de tuer ?
Nul ne peut nier que la figure du super-héros représente un attrait qui flirte clairement avec le fascisme. Depuis les années soixante-dix, nombre de comics ont même directement traité ce sujet. The Dark Knight remet sans cesse en question la notion de justice expéditive, inhérente à la figure du vigilante. Dans quelle situation a-t-on le droit de prendre la justice entre ses mains ? Au début du film, on voit des gens, inspirés par Batman, former une milice, les « Citizens of Batman », se déguisant comme lui, mais usant d’armes pour combattre le crime. Batman les corrige en les neutralisant, en commençant par leurs fusils. « Qu’est-ce qui t’en donne le droit? Quelle est la différence entre toi et moi? » demande l’un de ces copycats, et Batman répond par une blague (« Je ne porte pas de protections de hockey ! »), mais la question est bien là. La vraie réponse derrière la blague pourrait être l’intégralité de Batman Begins, montrant que Batman est éduqué et entraîné, mais elle révèle surtout que la vraie différence, c’est qu’il a les moyens de le faire… une vérité que Nolan traitera dans The Dark Knight Rises, mais nous y viendrons plus tard. Comme dit plus haut, le Joker propose même à l’ensemble de la population de Gotham de devenir justicier, en éliminant Coleman Reese pour sauver un hôpital. Deux personnes essaient et sont contrecarrées. La question est à nouveau posée. Dans quel cas a-t-on le droit de s’improviser justicier et de tuer ? Et la réponse est tout aussi claire : pas en cédant aux demandes d’un terroriste. On voit bien que Dent avait raison, plus tôt dans le film : le problème n’est pas que Batman ne se dénonce pas, le problème est qu’ils vivent dans la peur que davantage de gens meurent. Leurs décisions ne sont donc pas motivées par un quelconque sens de la justice, mais par la peur, la terreur imposée par le Joker. Et il en va de même pour Batman.
Déjà dans Batman Begins, Nolan montrait la tentation du fascisme. Batman était formé par la Ligue des Ombres, mais rejetait celle-ci dès lors qu’on lui demandait d’exécuter un homme. Tout le long, la mise en image jouait sur la confusion entre Wayne et les criminels. Au début du film, dans la prison, non content de tous les habiller de la même manière, Nolan flanque Wayne et les autres prisonniers dans la boue, les rendant encore plus indistincts pour illustrer le fait qu’à ce stade, Wayne n’est encore qu’un vulgaire criminel, se comportant comme eux. Lors de la conclusion de son entraînement, la confusion est le but même de l’exercice : tous les ninjas sont vêtus à l’identique et réarrangent leurs rangs pour déstabiliser Wayne. Dans The Dark Knight, Dent énonce une maxime qui pourrait définir presque tous les protagonistes nolaniens mais, évidemment, Batman plus que quiconque : « Soit l’on meurt en héros, soit l’on vit assez longtemps pour se voir devenir l’ennemi. » Et la question du film est la suivante : Batman deviendra-t-il fasciste ? À l’époque, certains articles à côté de la plaque supputaient que le film cautionnait, sciemment ou non, la politique de l’administration Bush depuis les événements du 11 septembre. Il n’en est évidemment rien. Au contraire, le film pose, encore une fois, la question : jusqu’où devra aller Batman pour arrêter le Joker ? Jusqu’où la justice peut-elle aller pour mettre fin aux agissements d’un terroriste ?
Les spectateurs les moins éclairés ont décrié la scène située à Hong Kong comme « inutile », alors qu’elle est on ne peut plus nécessaire. Elle montre que Batman, s’étant octroyé le droit de n’être limité par aucune juridiction, est prêt à aller jusqu’à l’extradition forcée. Sur sa seule autorité, il se rend à l’étranger pour ramener Lau, le comptable des mafieux, à Gotham afin d’être jugé. Par la suite, on verra Batman avoir recours à la torture, lors de ses interrogatoires de Maroni ou du Joker, et à l’invasion de la vie privée, mettant tout Gotham sur écoute, pour retrouver le Joker. À la fin, Batman et Gordon, un flic, cachent la vérité à propos de Dent, un procureur, pour que l’honneur soit sauf. Ces éléments du scénario sont bel et bien en analogie aux méthodes employées par l’administration Bush durant la « Guerre contre le terrorisme », mais pour mieux les désavouer. La torture ne mène pas Batman à grand-chose. La seule information qu’il soutire du Joker est un mensonge (il intervertit les adresses auxquelles se trouvent Rachel et Dent, causant la mort de la première et la folie du second). Quant au gadget à la « Patriot Act », non seulement il est dénoncé par Lucius Fox (« non éthique », « dangereux », « mal » et « trop de pouvoir pour une seule personne »), qui agit comme la conscience de Batman, justifiant donc qu’il se voie confier la machine, mais il est également détruit à la fin du film. Gageons aussi qu’une différence de taille avec le gouvernement américain est que lorsque Batman attrape son adversaire, il ne l’exécute pas, contrairement à tant de justiciers expéditifs, dans des adaptations de comics ou des films d’action. « Tu vas devoir briser ta seule règle », lui disait le Joker. Néanmoins, Batman, qui avait laissé Ra’s Al Ghul mourir, refuse de laisser le Joker s’écraser sur le sol. Si ce n’était pas assez clair, The Dark Knight réfute également la peine de mort. Cette dernière est incarnée par Harvey Dent, censé représenter la loi, censé être le « chevalier blanc » de Gotham, mais qui une fois devenu Double-Face, ne vit que pour la vengeance. Une vérité que Batman et Gordon doivent dissimuler, mais choisissent-ils d’accuser un tiers? Comme le Joker par exemple ? Non, c’est Batman qui porte le chapeau ou plutôt qui porte la croix, payant pour les péchés de Dent et expiant les siens. Il a extradé un criminel, torturé des malfrats, mis des gens sur écoute… et il a tout perdu.
IT’S TIME WE ALL STOP TRYING TO OUTSMART THE TRUTH AND LET IT HAVE ITS DAY
The Dark Knight Rises est presque aussi différent de The Dark Knight que ce dernier est différent de Batman Begins. Néanmoins, il apparaît indéniable, à la vue du dernier opus, qu’il s’agit réellement d’une seule et même histoire racontée en trois actes. Il est intéressant de voir comment, formellement, les films épousent le trajet du héros, né de la nuit, jusqu’au grand jour. La dominante chromatique de Batman Begins était d’un brun-ocre crépusculaire, « mais la nuit est plus sombre avant l’aube » affirmait Harvey Dent, une aube incarnée par The Dark Knight et sa teinte bleutée. The Dark Knight Rises propulse l’action dans le gris-blanc froid d’une journée en plein hiver, mais cette esthétique glacée n’est pas de mauvais augure. Le jour se lève. La glace va fondre.
Aucun des films de la trilogie de Christopher Nolan ne commence par un titre. Chacun s’ouvre sur le symbole de Batman, dessiné par un élément différent. Dans Batman Begins, il est formé par les chauves-souris, symbolisant sa création, sa naissance. Il naît littéralement de cette masse. Les chauves-souris sont, à plus d’un titre, à l’origine du personnage. Dans The Dark Knight, il apparaît dans l’espace entre les flammes, émergeant du feu, tout en donnant l’impression d’être brûlé (comme Gotham sur l’affiche du film). Ce n’est plus la création du protagoniste, mais sa mise à mal, sa transformation en martyr, tel que la fin du film le condamne à être, mais également l’illustration de sa nature incorruptible. Dans The Dark Knight Rises, il apparaît dans la glace qui se craquelle, symbolisant une cassure (comme Gotham qui s’écroule sur l’affiche du film), mais aussi un dégel. Le film commence huit ans après les événements du précédent. « Bruce Wayne est gelé dans le temps », nous dit Nolan. Après la peur, puis le chaos, cette fois, il est question de guérison.
Selon Christian Bale, l’arc du personnage dans ce film le mène à confronter enfin la douleur de la perte qu’il a indéfiniment reportée en combattant des criminels. « Son origine est due à une grande douleur et il doit faire face à cette réalité. Combien de temps peut-on laisser la douleur dominer sa vie ? Il doit essayer de répondre à cette question et aller de l’avant. » En réalité, il est surtout nécessaire de se confronter à la réalité qu’il a fuie en se cachant dans une illusion de sa création. Le protagoniste nolanien type est poussé par une obsession, rongé par le remords, hanté par l’être perdu et constamment désireux d’avoir le contrôle sur son monde, un monde où il est de plus en plus difficile de situer la réalité. Batman ne déroge pas à la règle : c’est un personnage qui met un masque – mais quel est le vrai masque, le visage de Wayne ou celui de Batman ? – pour reprendre sa vi(ll)e en main. Et comme tout protagoniste nolanien, son salut semble se trouver dans une illusion lui permettant d’échapper à sa culpabilité. La culpabilité d’avoir indirectement causé la mort de ses parents et celle de Rachel. La première fois, il se crée un alter ego pour survivre et la seconde, il assume la responsabilité des crimes d’Harvey Dent. Ce sont ces illusions, ces mises en scène qui doivent être brisées et la vérité qui doit être affrontée pour surmonter la tragédie, pour Batman, pour Gotham et pour l’Amérique.
À l’instar du Joker, Bane incarne la thématique de son film : la douleur. Dans la BD, le dispositif qu’il porte est là pour lui injecter des stéroïdes, faisant de lui un homme surpuissant. Chez Nolan, ce dispositif est là pour lui injecter des sédatifs, faisant de lui un homme constamment en souffrance. Faisant de lui le reflet de Wayne. Ou son antithèse. Même son masque est comme une réponse à celui de Batman – le bas du visage de Wayne n’est pas couvert par son masque, tandis que le bas du visage de Bane est couvert par son masque, et vice versa pour le haut du visage. Son costume à lui est un patchwork low-fi, là où le costume de Batman est une armure high-tech. Bane a grandi dans une prison, Wayne dans un manoir. Et Bane a pris la place destinée à Wayne à la tête de la Ligue des Ombres, menant une guerre contre les privilégiés. Parce que Bane représente aussi une autre notion qui va venir tourmenter Wayne/Batman : la vérité. C’est l’arme choisie par Bane pour semer le désordre dans Gotham cette fois-ci. Il va sans dire que le spectre du 11 septembre est toujours là. Le temps est venu de l’exorciser. Avec ce troisième volet, Nolan termine une grande trilogie sur la ville. Après Blade Runner et Heat, c’est – contre toute attente – Le Conte de deux cités de Charles Dickens qui sert de principale référence au cinéaste. Pour citer Wikipédia : « le roman dépeint le sort de la paysannerie française accablée par l’aristocratie durant les années précédant la Révolution française, puis la brutalité des révolutionnaires envers les aristocrates lors des premières années de la Révolution. On suit la vie de plusieurs protagonistes à travers ces événements. Les plus notables sont Charles Darnay et Sydney Carton. Darnay est un aristocrate français déchu, victime de la colère aveugle des révolutionnaires, malgré sa nature vertueuse, tandis que Carton est un avocat anglais dévoyé qui cherche à racheter les fautes de sa vie passée et son amour non partagé pour la femme de Darnay. » Bruce Wayne apparaît comme un mélange de ces deux personnages. L’ouvrage de Dickens se veut à la fois un portrait sympathisant avec la cause des paysans et une condamnation de la mentalité de masse. On retrouve en filigrane cet aspect dans le film qui tape une fois de plus dans le zeitgeist.
En effet, The Dark Knight Rises n’est pas sans évoquer les manifestations du mouvement Occupy Wall Street et le quartier financier de New York sert bien entendu de décor dans le film « parce que c’est un symbole du capitalisme américain », précise le cinéaste. Cette fois-ci, le chaos qui terrorise tant Nolan ne prend pas la forme d’une panique métaphorique causée par des psychotropes ou de la terreur suivant un attentat, mais celle de la révolution. Scott Foundas, dans une interview avec Christopher Nolan, avançait que la trilogie faisait office de « tournée des différentes écoles de révolution sociale », citant « Ra’s Al Ghul et son idéologie clairement extrémiste, l’anarchie du Joker et enfin les adeptes de Ra’s Al Ghul qui essaient de concrétiser ses plans en les masquant derrière une guerre de classes. » Le cinéaste précisait en réponse : « Une guerre de classes avec une approche militariste et dictatoriale. Si vous regardez les trois méchants, Ra’s Al Ghul est presque une figure religieuse, le Joker est la figure antireligieuse, l’anarchiste anti-structure, et Bane apparaît comme un dictateur militaire. Et les dictateurs militaires peuvent être motivés par une idéologie, une religion, ou une combinaison des deux. » Il se trouve que Bane instrumentalise les masses en exploitant une crise bien réelle. Toujours en réponse à Scott Foundas, Nolan explique : « Je pense que les similitudes entre l’intrigue du film et le mouvement Occupy Wall Street viennent du fait que ce dernier était une réponse à la crise bancaire de 2008. Nous nous étions retrouvés dans un monde où, aux infos, on nous présentait constamment des scénarios hypothétiques. “Et si toutes les banques faisaient faillite? Et si la bourse n’avait plus aucune valeur?” Ces questions sont terrifiantes, et notre objectif était d’écrire sur ce qui était le plus effrayant. On en est arrivés à l’idée qu’en Amérique on prend pour acquise une stabilité de notre structure de classe et de notre structure sociale qui n’a jamais été soutenue ailleurs dans le monde. En d’autres mots, ce genre de choses est arrivé dans des pays à travers le monde entier, pourquoi pas ici ? Et pourquoi pas maintenant ? »
Toutefois, le but de Nolan dans l’exploration de cette question n’est pas de condamner le mouvement, mais d’en arriver à une vérité implacable qui n’est pas celle que l’on pouvait attendre d’un film sur Batman. « L’histoire d’un héros multimilliardaire soulève certaines questions que j’estime importantes dans le monde d’aujourd’hui concernant l’usage et l’abus de ce qui est le seul super-pouvoir de Bruce Wayne : une fortune extraordinaire. » Nous y revoilà. Bouclant la boucle à plusieurs niveaux, le film joue sur l’idée de l’inversion. Bruce Wayne devient pauvre et Batman devient le coupable. Joe Chill était responsable de la mort des parents de Wayne et donc de la naissance de Batman. Batman est responsable de la mort du père de Talia et donc de la vengeance de cette dernière contre Gotham. Inversion de statut social, inversion de statut public, et inversion des rôles, renvoyant Bruce Wayne/Batman face à lui-même. Face à la vérité. Trois vérités éclatent dans The Dark Knight Rises et permettent la guérison. La vérité sur Rachel – elle avait choisi Harvey plutôt que Bruce – permet à Wayne de faire le deuil. La vérité sur Dent – il est le véritable coupable des crimes dont Batman s’est accusé – permet de réhabiliter Batman aux yeux de Gotham. Toutefois, c’est la troisième vérité, qui contrairement aux deux autres n’est pas textuelle, mais plutôt métatextuelle, qui s’avère la plus libératrice : la vérité sur Batman. Son seul super-pouvoir est sa fortune. C’est un privilégié. Il fait partie des 1%. De la même manière qu’il lui avait fallu quitter Gotham et voler pour vivre afin de comprendre ce qui pouvait pousser quelqu’un au crime, il lui faut perdre sa fortune et à nouveau s’évader d’une prison, mais cette fois par ses propres moyens et non aidé par Ra’s Al Ghul, comme Bane, afin de mériter son statut. Affronter Bane, c’est donc affronter sa douleur et affronter la vérité. C’est la seule manière de le battre et donc d’aspirer à un potentiel salut. Un salut qui n’est possible qu’en fuyant le privilège. Suite à la mort de Rachel, deux femmes entrent dans la vie du héros, symbolisant elles aussi ce potentiel pour aller de l’avant en appelant chacune une facette du protagoniste. Miranda Tate est Bruce Wayne tandis que Catwoman est Batman. Chacune se présente comme une égale du héros, dans leurs mondes respectifs, chacune d’un côté de la loi. Miranda la riche, patronne philanthrope, et Selina la pauvre, voleuse. La riche le trahit, la pauvre… le trahit aussi, mais se rachète. Une fois guéri, Wayne peut enfin abandonner le contrôle et l’illusion (ou l’illusion du contrôle) et passer le flambeau à un autre, choisissant la « pauvreté » en se faisant passer pour mort pour refaire sa vie avec une voleuse.
Plus de dix ans après les attentats du 11 septembre 2001, Christopher Nolan appelait une dernière fois les États-Unis à se remettre en question. Ces trois films, ces trois gigantesques machines qui ont popularisé la notion de reboot, ces énièmes adaptations cinématographiques d’une licence vieille de 70 ans, ont permis au jeune auteur britanno-américain, habitué des polars et des films noirs, de proposer une réflexion sur l’Amérique du début du XXIe siècle. En réponse au fait que les interprétations politiques du film allaient d’un extrême à un autre, Nolan développe : « on en vient à la question philosophique : si une énergie ou un mouvement peut être exploité pour le mal, est-ce là une critique du mouvement lui-même ? Toutes ces interprétations sont possibles. Ce qui m’a surpris, c’est le nombre de gens qui écrivaient leur interprétation politique du film et ne comprenaient pas que toute interprétation politique nécessitait d’ignorer de grands morceaux du film. Et ça m’a réconforté au sujet de notre positionnement sur le film, parce qu’il n’est pas censé être politiquement spécifique. Il serait absurde d’essayer de faire un film politiquement spécifique sur ce sujet où l’on essaie de sortir du carcan de la vie quotidienne et d’aller quelque part de plus effrayant, où tout est possible. On sort du spectre politique conventionnel, donc c’est sujet à l’interprétation et à la mésinterprétation. » Libre à chacun de lire ces œuvres au travers de sa propre grille de perception, mais une chose est objectivement sûre : il n’y a jamais eu d’adaptation de comics aussi foisonnante et politique que la trilogie de Christopher Nolan.
Par Robert Hospyan. Article issu du Rockyrama 27 « Christopher Nolan Chaos & Harmonie », disponible sur notre shop !