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Happy Meal : que mange-t-on dans Blade Runner ?

« Elles », ce sont les nouilles de Blade Runner. Pas le plus appétissant des dîners, certes, mais un casse-croûte loin d'être anecdotique pour autant.
Happy Meal : que mange-t-on dans Blade Runner ?

Moins emblématiques que la licorne en origami, le makeup très Nina Hagen de Daryl Hannah ou la pluie ruisselant sur le visage de Rutger Hauer, elles n'en sont pas moins marquantes, apparentes trivialités dans un roc sublime : « elles », ce sont les nouilles de Blade Runner. Pas le plus appétissant des dîners, certes, mais un casse-croûte loin d'être anecdotique pour autant.


Par Clément Arbrun, 2022.

Après le millésime 1982, retour sur l'année 1984 avec notre prochain numéro Rockyrama, disponible en précommande sur KissKissBankBank.com !

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À Los Angeles, la pluie est si vive qu'elle ferait passer Seven pour un conte d'été. Bravant ce temps de chien en recouvrant sa tête d'un journal, l'agent Rick Deckard se fraie un chemin pour aller boire un coup au comptoir d'un resto asiatique. À l'adresse du serveur, le Sushi Master (Bob Okazaki), il décoche un « quatre ! » suscitant l'incompréhension, qu'il joint d'un geste éloquent de la main. Son interlocuteur lui répond sans bafouiller : « deux suffisent ! » à deux reprises, avant de lui servir un plat de nouilles. Suite à ce dialogue de sourds, un agent de police surgit et interpelle Deckard... en langue hongroise. L'agent finira par embarquer notre protagoniste malgré ses protestations (« tu t'es trompé de personne mon gars »). Sans délaisser son apparente nonchalance, Rick Deckard emportera dans le véhicule (volant) ses précieuses pâtes, contemplant, les baguettes en mains, la splendeur du panorama urbain. Les mots « Blade Runner » ont été prononcés.


Les androïdes rêvent-ils de pâtes asiatiques au fumet chaleureux ? On s'interroge tant ce plat fait l'objet de vives discussions au sein de la (large) fanbase du classique sci-fi de Ridley Scott. Il faut dire que ces nouilles imprègnent la rétine, et pas seulement celle des spectateurs affamés. Elles détonnent dans l'imaginaire bien précis qu'elles investissent, celui du néo-noir à l'américaine – son atmosphère dépressive, ses privés désenchantés, ses femmes fatales. On ne les aurait pas forcément placées spontanément sur la table de cet Humphrey Bogart futuriste qu'est Deckard, alias Harrison Ford, archétype du gars plus habitué aux whiskys qui réveillent ou aux plats de diners avalés sur le pouce, entre deux coups fourrés.


Passée cette première impression, la teneur remarquable de cette scène peut se résumer à une chose élémentaire : contrairement à bien des fables de science-fiction fantasmant jusqu'à plus soif la bouffe du futur (liquéfiée, disproportionnée, résumée à quelques pilules, ou simplement dégoûtante), cette nourriture-là est immédiatement identifiable. On imaginerait volontiers cette assiette se blottir entre nos mains, et son apparence, comme son goût, sont loin de nous être tout à fait inconnus. Et pourtant, cette identification n'atténue pas l'étrangeté du monde d'où elle éclot. Au contraire, cela la renforce : la dimension immersive de Blade Runner tient précisément en ce subtil degré de réalité qui permet l’implication émotionnelle du public. La nourriture nous est simultanément familière et tout à fait étrangère. Ce paradoxe singulier prend évidemment racine dans la thématique même de l’œuvre du romancier Philip K. Dick : la mince frontière entre l'artifice et l'authentique, entre le réplicant et l'humain, entre l'individualité et sa réplique.

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Ce trouble semble également animer Deckard. C'est décontracté qu'il investit ce comptoir et pourtant, cet environnement est à la fois source d'incompréhension (de quiproquos linguistiques en pagaille, suscitant l'intérêt vif des cinéphiles polyglottes) et de danger, présentant une indéniable menace pour notre antihéros favori. Ce dernier a l'assurance légendaire mais trompeuse des détectives, ces grands solitaires pensant pouvoir résoudre des intrigues dans un monde... qu'ils ne maîtrisent absolument pas. Et pour cause, la mission qu'il investit laborieusement est moins policière qu'existentielle. En fin de compte, Blade Runner privilégie largement la philosophie à la criminologie.


Ce qui n'a pas empêché les nombreux détectives du web de dédier leur temps à cette séquence Happy Meal. Preuve en est, les commentaires associés à la chaîne YouTube Food For Watch, qui a mis en ligne la fameuse « Noodle Scene » (visionnée près d'un demi-million de fois) en l'agrémentant d'une précision sobre et factuelle : « Ce que Deckard mange ne ressemble pas à des ramen, plutôt à des nouilles yangchun taïwanaises ou encore à des nouilles soba japonaises. » Utile observation pour les plus gastronomes d'entre nous. Sous la vidéo toujours, les internautes témoignent de leur implication émotionnelle. « J'ai vu ce film des centaines de fois et, à chaque visionnage, j'ai remarqué quelque chose de différent. J'ai l'impression de me mêler aux images de cette ville futuriste, aux sons, et même... aux odeurs de sa pollution et de ses nouilles », se réjouit l'un d’eux. Un autre précise que « regarder Blade Runner [lui] donne toujours envie de manger des nouilles ». CQFD. 


Mais, parmi ces centaines de témoignages anonymes, certains se font plus précis encore : « Quand je conduisais un taxi près du quartier tokyoïte de Kabukicho, dans l'arrondissement de Shinjuku, au milieu de la nuit, j'avais l'impression de pénétrer dans le monde de Blade Runner. » On l'entend, pour une grande partie du public, quarante ans après leur service express, les nouilles soba de Blade Runner n'ont jamais semblé si réelles. Et le fait que Deckard les emporte avec lui au lieu de les abandonner, comme le ferait n'importe quel héros de film sacrifiant la boustifaille au nom de l'action, contribuerait à ce supposé réalisme. Deckard ne lâche pas ses baguettes, aussi précieuses qu'une clope qu'il viendrait d'allumer. La nourriture n'est jamais accessoire dans une fiction, elle participe à sa note d'intention. De la même manière, nombreux sont ceux à avoir remarqué les éclatantes enseignes Coca-Cola qui ponctuent l'œuvre, bien que ces dernières se rapprochent bien plus d'une démarche marketing que d'un vrai point de vue d'auteur sur le genre.


La nourriture n'a jamais cessé d'interpeller les fans du monde brillamment mis en images par Ridley Scott. Preuve en est, le Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve accorde également une relative importance à la bouffe. Dans ce futur en crise, on se nourrit notamment d'insectes, et plus précisément des protéines de larves. De quoi regretter quelque peu les plats un brin plus généreux du Sushi Master.


Par Clément Arbrun, 2022.

Après le millésime 1982, retour sur l'année 1984 avec notre prochain numéro Rockyrama, disponible en précommande sur KissKissBankBank.com !