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Le générique : Orange mécanique

C’est un générique d’ouverture qui ressemble à une déambulation dans une galerie d’art. Surprise : les premières images d’Orange mécanique éludent l’ultraviolence au profit d’une admirable épure. Mais la profusion de sens y est évidemment furieuse.
Le générique : Orange mécanique

C’est un générique d’ouverture qui ressemble à une déambulation dans une galerie d’art. Surprise : les premières images d’Orange mécanique éludent l’ultraviolence au profit d’une admirable épure. Mais la profusion de sens y est évidemment furieuse.


Par Clément Arbrun.


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À quel point Alex DeLarge, le protagoniste d’Orange mécanique, est-il Stanley Kubrick ? C’est une question provoc’, en apparence, et pourtant… Alex est avant tout un regard : celui qui introduit le film, scruté en un lent dézoom. Puisqu’il ouvre le bal, ce regard, et le make-up emblématique qui l’accompagne, est aussi important que celui du cinéaste. Alex se fait des films : en lisant la Bible, il en imagine ses propres adaptations (le voilà en soldat vicieux fouettant le Christ !), tout comme Kubrick a passé sa carrière à revisiter des livres. Film érotique (il s’imagine manger du raisin en compagnie de servantes dénudées), film horrifique (le voilà qui, en plein délire, se visualise en vampire, les canines ensanglantées !), historique (lorsqu’il visite son disquaire, son extravagante redingote renvoie aux films d’époque)… Ce n’est pas un hasard si ce droog côtoie tous les genres cinématographiques dont s’est emparé Kubrick. Mais il y a plus fort encore : Alex est avant tout le meilleur exégète de l’œuvre dont il est le héros.


Personne ne parle mieux d’Orange mécanique qu’Alex DeLarge lui-même, lorsqu’il dit : « C'est drôle de voir comment les couleurs du monde réel ne semblent vraiment réelles que lorsque vous les regardez à l'écran. » Le jeune homme résume toute la puissance de ce générique d’ouverture, composé de cadres de couleur uniques qui s’enchaînent sur un fond sonore majestueux – la version de « Henry Purcell’s Music for the Funeral of Queen Mary » par Wendy Carlos. D’abord, l’écran est entièrement rouge. Puis des lettres grasses s'affichent en blanc. Avant que ce cadre rouge ne devienne un cadre bleu, et finalement orange, lorsque se déploie logiquement le titre : « A Clockwork Orange ». Avec le fameux travelling arrière introductif, c’est le blanc qui inonde le cadre : chemises, verres de lait, costumes, statues, lampes, lumières, blanc des yeux, particulièrement fixes, de notre « frère ». Couleur virginale dont la limpidité évoque une autre tirade d’Alex : « Vous êtes clair comme un lac de montagne, monsieur. Aussi clair qu’un ciel d’azur au milieu de l’été ! » Alex parle en tableaux et en plans de cinéma, car dans Orange mécanique, la force des couleurs semble effectivement plus nette que dans la vie.

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En alignant les tableaux monochromatiques, Kubrick, que l’on associe volontiers à des cadres complexes, hyper structurés, denses, nous invite à constater à quel point une simple couleur, une seule, figée, paraît bien plus vivante et intense sur un écran de cinéma. Au fond, ce générique d’ouverture est une déclaration d’amour à un art à la fois conceptuel, théorique, et revenu à sa plus tendre enfance : le cinéma en tant que contemplation pure, émerveillement sensoriel. Comme Alex, Kubrick trouve dans les films, et les inventions techniques qui les révolutionnent, une intensité que peut-être, il ne trouva jamais dans la vraie vie. Sydney Pollack, à propos du tournage d’Eyes Wide Shut, a déclaré à ce sujet : « Stanley n'en parlait pas, mais il était de toute évidence obsédé par la couleur rouge. Il était marié à une peintre et avait lui-même l'œil d'un peintre, en plus d’être un grand photographe. Il aimait le grain que donnait un appareil, le 1000 Asa professionnel. Quand Stanley m'a donné l'appareil, c'est la première fois de ma vie que j'ai vu un film dont la lumière était plus brillante que ce que je voyais de mes yeux. Quand je regardais les rushes, les images étaient plus brillantes que dans la vie. » Plus brillantes que dans la vie, autrement dit : « des couleurs qui ne semblaient jamais aussi réelles… »


Et à travers cette enfance de l’art, se dévoile une poésie de l’abstraction : quatre couleurs s’enchaînent comme les répliques d’un dialogue, à l’image d’un fondu ou d’un raccord qui établirait un lien logique entre les plans, afin de générer du sens. Mais quelle cohérence peut-on trouver dans un enchaînement de couleurs ? Impossible ici de ne pas faire le lien avec le Nadsat, ce drôle de langage adopté par Alex et ses amis droogies. Cette langue inventée par l’écrivain Anthony Burgess est un mélange de langue anglaise, de russe, de français, de hollandais, le tout saupoudré de termes jargonnants. Bien que cryptique, on parvient par analogies mentales lointaines et pirouettes étymologiques/sémantiques à capter le sens de ce charabia, qui se constitue de mots d’origines différentes alignés les uns à côté des autres. On rebondit d’un mot vers celui qui lui succède pour mieux comprendre les précédents. C’est la même logique, celle de la projection mentale, que recherche ce générique multicolore.

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Cette sorte de cohérence globale éparpillée en morceaux, il faut encore l’associer au thème musical qui, à chaque passage d’une couleur à l’autre, répond à ce changement chromatique par une variation sonore – variation de notes, d’intensité, de mélodie. De fait, difficile, comme souvent dès que l’on parle de Kubrick, de ne pas citer Kandinsky, l’auteur du manifeste Du Spirituel dans l’art. Vassily Kandinsky envisageait la couleur comme l’expression d’une émotion, d’un sentiment et d’une sensation, similaire en cela à la création musicale. Autrement dit, les couleurs constituent le langage de l’âme et de ses affects. Du rouge à l’orange, Kubrick se livre à cet exercice théorique puisqu’à chaque couleur correspond une impression musicale différente, voire contradictoire : excitation contenue tout d’abord, puis dimension impériale des premières notes stridentes (là, c’est la passion !), et, finalement, tonalités angoissantes… Entre le malaise, l’attente et l’euphorie, la palette d’émotions invoquée est aussi dense et source d’interprétations qu’une couleur dans laquelle l’on se noie.


Ce qu’il y a d’intéressant dans les mots de Kandinsky, c’est que sa description des couleurs ressemble aux spectacles d’ultraviolence qu’adore tant Alex Delarge : « comme la flamme attire l'homme irrésistiblement, la couleur vermillon attire et irrite le regard. Le jaune citron vif blesse les yeux. L'œil ne peut le soutenir. On dirait une oreille déchirée par le son aigre de la trompette. » Des couleurs qui blessent les yeux, tel le traitement Ludovico dont notre héros sera la victime. L’agressivité qui émane de ces couleurs pourrait être contenue dans une seule d’entre elles, le rouge. Auteur d’un supercut de référence sur Kubrick (il a constaté l’omniprésence de cette couleur dans ses films), le vidéaste Rishi Kaneria en dit cela : « J'ai toujours été fasciné par la couleur en tant que forme de communication non verbale. La couleur a un effet psychologique puissant sur nous. Les nombreuses significations du rouge incluent : la mort, le sang, le danger, la colère, l’énergie, la guerre, la force, le pouvoir, la détermination… mais aussi la passion, le désir, l’amour et le sexe. Sa nature très dualiste s'inscrit parfaitement dans l'œuvre de Kubrick : sexe et violence, naissance et mort, guerre et paix, peur et désir. »

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Alfred Hitchcock a traumatisé le monde du cinéma en nous conduisant dans un musée. C’était dans le bien nommé Vertigo, autre film où les couleurs importent beaucoup. Stanley Kubrick a traumatisé le monde du cinéma en nous faisant directement pénétrer dans les tableaux. Les yeux scotchés au plus près des couleurs, nous sommes happés par leur matière, tandis que la musique leur confère une voix. Ce n’est plus une immersion dans une galerie d’art, mais dans l’art lui-même. Ne sommes-nous pas déjà à la place d’Alex, les yeux happés par ces images agressives, forcés de les scruter, quitte à frôler la nausée ? L’expérience est peut-être spirituelle, mais elle est surtout profondément organique et sensorielle. Comme l’est toujours l’art d’un réalisateur qui a su condenser la brutalité des émotions dans un écrin de perfection glacée.


Par Clément Arbrun.



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