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May December : le mélodrame vénéneux de Todd Haynes

Todd Haynes n’a cessé de s’attaquer aux mythes fondateurs des États-Unis, tout en questionnant les normes sexuelles et sociales.
May December : le mélodrame vénéneux de Todd Haynes

Cinéaste américain indépendant né en 1961, Todd Haynes n’a cessé de s’attaquer aux mythes fondateurs des États-Unis, tout en questionnant les normes sexuelles et sociales. À la tête d’une œuvre composée de seize films, il interroge les identités, entre artifice et « moi » profond, aliénation et déconstruction. Son dernier film, May December, qui sortira en France le 24 janvier 2024, apporte sa pierre au passionnant édifice qu’est sa filmographie.


Par Esther Brejon, 2023.

Article issu du Rockyrama n°40, toujours disponible en librairie et sur notre shop !

Il est reparti bredouille. Présent à Cannes pour projeter son nouveau film, Todd Haynes a été privé de récompense, alors qu’il était en compétition pour la quatrième fois. Rien de surprenant là-dedans pour certains journalistes l’ayant découvert lors de sa projection, estimant May December trop anecdotique comparé à ses grands films que sont Dark Waters, I'm Not There ou encore Carol. Mais s'il ne compte pas parmi les chefs-d'œuvre de sa filmographie, May December apparaît en comme un véritable condensé de ses obsessions et influences. 


Initié par Natalie Portman, qui a acheté les droits du scénario, le film est produit et « co-incarné » par l’actrice américaine. Elle y incarne Elizabeth Berry, une célèbre actrice s’apprêtant à jouer à l’écran Gracie, une mère de famille qui avait défrayé la chronique vingt ans auparavant en ayant une relation avec un jeune garçon de 13 ans, Joe, âgé de vingt ans de moins qu’elle. Après un séjour en prison, un mariage et trois enfants, le couple formé par Gracie et Joe est désormais paisiblement installé dans une charmante maison de Géorgie et tâche de faire oublier son passé sulfureux. Quelques semaines avant le tournage, Elizabeth se rend chez la véritable Gracie (Julianne Moore) pour apprendre à la connaître et pour raconter au mieux son histoire, alors que les enfants de cette dernière s’apprêtent à quitter le nid pour étudier à l’université. L’occasion de faire exploser les faux semblants de cette famille a priori irréprochable. Si cette histoire vous semble familière, c’est que Todd Haynes la tient du scandale Mary Kay Letourneau, fait divers de la fin des années quatre-vingt-dix, lorsqu’une professeure de mathématiques fut arrêtée et condamnée pour avoir eu des rapports sexuels avec l’un de ses élèves âgé de 13 ans. Après une peine de prison de sept ans, Mary Kay Letourneau s’est installée avec son ancien élève Vili, pour élever ensemble leurs deux filles. Après une vingtaine d’années d’amour, le couple s’est finalement séparé en 2019, à l’initiative du mari. Vraisemblablement, Todd Haynes et sa scénariste Samy Burch se plaisent à imaginer les raisons de cette séparation tardive, après une vie scrutée par les tabloïds et commentaires moralisateurs. Le réalisateur ne cache d’ailleurs pas que Mary Kay Letourneau a inspiré l’écriture du personnage de Gracie. Gracie, qui « comme Mary Kay Letourneau avec Vili Fualaau, construit un mythe à partir de son histoire ».

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Mais le couple Gracie-Joe semble moins intéresser Haynes que les deux personnages féminins de son film, Gracie et Elizabeth. L’une est une star du cinéma, l’autre une star des tabloïds ; l’une n’a pas d’enfants, l’autre en a trois ; l’une est maladivement curieuse, l’autre souhaite ne rien dévoiler de sa vie à l’apparence si parfaite. Des dissemblances qui, faute de les rassembler – comme c’était le cas dans Carol – les séparent encore davantage. Plus les deux femmes passent du temps ensemble, plus elles apprennent à se détester cordialement. Mais finalement, ne se méprisent-elles pas parce qu’elles se ressemblent étrangement ? C’est encore un duo de femmes, huit ans après Carol, sublime mélodrame lesbien centré sur la passion amoureuse de ses deux héroïnes (Cate Blanchett et Rooney Mara) dans l’Amérique puritaine des années cinquante, et récompensé par un prix d’interprétation féminine à Cannes en 2015. Pour incarner Gracie, Todd Haynes se tourne vers son actrice fétiche, Julianne Moore, pour leur cinquième collaboration. Après Safe (1995), Loin du paradis (2002), I’m Not There (2006) et Le Musée des merveilles (2017), l’actrice rousse joue à nouveau l’épouse idéale, la mère a priori parfaite, en voie d’émancipation. D’ailleurs, Gracie-Julianne Moore évolue dans une palette de couleurs similaires à celle de son personnage dans Safe, des vêtements rosés aux espaces domestiques blancs, en passant par les cheveux roux. Dès le premier film du cinéaste avec son actrice phare, il était déjà question, finalement, de femme au foyer n’entrant pas dans les cadres rigides de son environnement aseptisé.


Surtout, avec les personnages de Gracie et Elizabeth, se constituent une nouvelle série de ces portraits au féminin que Todd Haynes n’a cessé de peindre tout au long de sa carrière. Depuis Superstar : The Karen Carpenter Story (1987), sur la vie de la chanteuse du groupe The Carpenters souffrant d’anorexie mentale, à May December, en passant par Safe, Loin du paradis et Carol, le cinéma de Todd Haynes témoigne d’une obsession pour les figures de femmes, opprimées et déconsidérées. Pour Amélie Galli et Judith Revault d’Allonnes, autrices du livre Todd Haynes, Chimères américaines, paru à l’occasion de la rétrospective consacrée au cinéaste au Centre Pompidou en mai, « le cinéaste met en scène ces femmes blanches et socialement insérées qui ploient sous les injonctions d’une société – hétéronormative, raciste – mais qui empoignent chacune leur liberté pour s’y dérober ». Vingt ans après Loin du paradis, remake du chef-d'œuvre de Douglas Sirk, Tout ce que le ciel permet (1955), Todd Haynes se plaît toujours autant à dévoiler l’hypocrisie de la famille middle class, et continue d’écorner le bonheur factice de ces petites communautés américaines. Car derrière l’apparence de famille parfaite régentée par Gracie, mère de six enfants qui passe ses journées à faire des gâteaux et des bouquets de fleurs, se cache les pires secrets, quand bien même elle tentera de se fondre dans la masse et d’entrer dans le moule de la normativité américaine. Elle a fauté au regard des bonnes mœurs et ne pourra jamais faire amende honorable auprès de ceux qui la scrutent. « La plupart de mes héros essaient de suivre les règles, mais ça ne marche pas. Leurs désirs et la culture à laquelle ils appartiennent entrent en conflit – d’où un violent sentiment d’aliénation. »

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Par ailleurs, Todd Haynes confirme sa passion pour les amours interdites : amour homosexuel ou interracial dans Loin du paradis, amour lesbien dans Carol, amour avec un trop grand écart d’âge dans May December. C’est d’ailleurs la signification du titre, une relation « may december » étant une relation entre deux personnes avec d’âges très différents. Mais quand les deux premiers films célébraient la véracité et la pureté des sentiments, étouffés par une Amérique raciste et moralisatrice, le nouveau film d’Haynes interroge, lui, la notion du consentement. Est-on vraiment sûr de ses choix quand on a 13 ans ? A-t-on assez de recul et d’expérience pour savoir ce que l’on veut ? La grande passion qu’a vécue Gracie a-t-elle réellement existé ou est-elle le fruit de son imagination ? La bande originale de May December est dérivée de la musique que Michel Legrand avait composée pour Le Messager de Joseph Losey (1971). Dans ce qui constitue sans doute un des plus beaux films de Losey, prenant place dans l’Angleterre aristocratique du début du XXe siècle, il était déjà question d’amour interdit, cette fois en raison de différences de classe sociale. Ce film, Todd Haynes le revendique comme modèle pour May December. 


Pour préparer ses films, Haynes travaille à partir de livres d’images, de playlists musicales et d’autres films. Un corpus qu’il constitue et distribue à son équipe technique et à ses acteurs, des « recherches préparatoires légendaires », selon Julianne Moore, « faites pour que tout le monde soit sur la même longueur d’onde créative ». Pour imaginer la mise en scène de May December, le cinéaste de Portland s’est inspiré de films aussi variés que Le Lauréat, lui ayant fait forte impression lors de sa découverte enfant, Persona, pour les jeux de miroir entre l’actrice et son infirmière, et Sunset Boulevard. Le film de 1950 de Billy Wilder était déjà cité dans Carol, lorsque Therese (Rooney Mara), l’amie de Carol, le regardait dans une cabine de projection. Son ami Dannie (John Magaro) le voyait pour la sixième fois afin d’étudier la corrélation entre les dialogues et les sentiments des personnages. En effet, Norma Desmond (Gloria Swanson), grande star du muet, recluse dans son manoir de Los Angeles, vit dans un mensonge et se croit toujours vénérée par les fans dont elle reçoit des lettres tous les jours, en réalité écrites par son domestique qui l’idolâtre. Elle est persuadée que Cecil B. DeMille s’apprête à lui offrir un immense rôle. Bref, elle vit dans l’illusion la plus totale, confondant fiction et réalité. Le personnage de Natalie Portman, Elizabeth, est également une actrice et semble, comme Norma, vivre dans cette confusion entre cinéma et vie réelle.

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Puisque Gracie a séduit le jeune Joe, vingt ans auparavant, pourquoi ne pas le séduire également ? Todd Haynes se fait une joie d’étudier le chaos des identités et des apparences, les faux semblants, l’illusion d’être quelqu’un d’autre. Qui dit apparence dit miroir, accessoire très présent chez Douglas Sirk, que Todd Haynes ne s’est jamais caché d’admirer. Miroir dans Loin du paradis, film hommage à Sirk et accessoire de réflexion pour la parfaite Cathy Whitaker, miroir dans Carol, dans lequel Cate Blanchett peigne sa petite fille, seule être capable de la faire rester dans son mariage bourgeois, miroir dans May December, scène cruciale où se reflètent les deux femmes, quand l’une montre à l’autre comment elle se maquille. C’était la volonté de Todd Haynes, de raconter la mimèsis et les jeux de miroir qui s’effectuent entre l’actrice et son rôle.


Après avoir creusé la surface, regardé derrière les miroirs, ébranlé le modèle conformiste, Todd Haynes semble rappeler que finalement l’homme n’est qu’animal. Avec une observation entomologique, Todd Haynes observe ces jeux de chasse avec délectation. Gracie, la mère victime de la méchanceté des tabloïds, aime chasser le week-end. Elizabeth, actrice adorée et adulée, a tout d’un serpent venimeux, qui absorbe l’âme de ses modèles pour mieux les incarner à l’écran. Joe, protecteur des chenilles qu’il aide à sortir de leurs chrysalides, est sans doute la victime collatérale de ces deux femmes. Comment faire pour que le papillon puisse enfin voler de ses propres ailes ? Métaphore pas toujours très subtile, mais dont joue Haynes avec humour, dans un film au ton beaucoup plus léger et ironique que d’habitude. Un mélodrame féminin certes, mais où, pour une fois, c’est peut-être le corps masculin qui est empêché et en voie d’émancipation. Vole, papillon.


Par Esther Brejon, 2023.

Article issu du Rockyrama n°40, toujours disponible en librairie et sur notre shop !