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Interview : Ken Adam l'homme derrière James Bond et Kubrick

L'immense chef décorateur britannique Ken Adam s'est éteint hier à l'âge de 95 ans. Nous avions eu la chance de l'interviewer et de discuter longuement de sa relation avec le réalisateur de Full Metal Jacket. Nous vous proposons de lire ou de relire
Interview : Ken Adam l'homme derrière James Bond et Kubrick

L'immense chef décorateur britannique Ken Adam s'est éteint hier à l'âge de 95 ans. Nous avions eu la chance de l'interviewer et de discuter longuement de sa relation avec le réalisateur de Full Metal Jacket. Nous vous proposons de lire ou de relire cet entretien avec ce très grand Monsieur, publié dans notre numéro consacré à Kubrick paru l'année dernière. 


Ken Adam est incontestablement l’un plus grands directeurs artistiques de l’histoire du cinéma, comme en témoignent ses monumentaux décors pour la série des James Bond ou sa collaboration avec Stanley Kubrick sur deux films, Docteur Folamour et Barry Lyndon. Mais plus encore qu’un collègue, Ken Adam fut un ami de Stanley Kubrick. Son témoignage est ainsi d’autant plus précieux, qu’il révèle des facettes méconnues du réalisateur et quelques secrets croustillants de sa carrière.

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Comment avez-vous rencontré Kubrick ?


"C’est lui qui m’a contacté parce qu’il adorait mon travail sur James Bond 007 contre Dr. No. C’était un rendez-vous très excitant, parce que Stanley avait beaucoup de charme et nos personnalités semblaient parfaitement en accord. Il s’agissait déjà de faire les décors de Docteur Folamour. Et tandis qu’il me dévoilait les projets pour son film, je commençais à faire des croquis des différents plateaux. Ce qui m’a énormément surpris, c’est qu’il s’est montré enthousiaste rien que devant ces petits dessins gribouillés sur un coin de table. Très vite, nous nous sommes accordés sur un design pour la salle de guerre et j’ai commencé aussitôt à travailler sur les plans. Il s’agissait alors d’un espace sur deux niveaux, un peu comme un amphithéâtre. Mais trois semaines plus tard, Stanley a changé d’avis : le second niveau l’embêtait, notamment parce qu’il aurait nécessité l’emploi de figurants dont il n’aurait su quoi faire. Cette nouvelle m’a beaucoup déstabilisé. Après avoir avalé quelques Valium, j’ai tout lâché pour aller me détendre dans les jardins des studios de Shepperton où nous tournions. Et puis il a bien fallu que je recommence à travailler. Alors j’ai alors imaginé cette salle avec une forme triangulaire et cette grande table ronde, ce qui a beaucoup plu à Stanley. Il est intéressant de noter que, même s’il s’agissait d’un film en noir et blanc, Stanley a insisté pour que la table soit verte : pour lui, cela signifiait que l’action de tous ces décideurs s’apparentait à une partie de poker où l’enjeu était le sort du monde. Nous avons également beaucoup travaillé sur le grand anneau d’éclairage qui était si bien conçu, que nous avons pu presque nous contenter de ces lampes pour illuminer tous les plans tournés sur ce gigantesque plateau. Lorsque l’on travaillait sur les décors, Stanley pensait déjà en terme d’éclairage".


Cela signifie-t-il que vous aviez travaillé avec le directeur de la photographie du film, Gilbert Taylor ?


"Non, parce que c’est Stanley qui a vraiment éclairé le décor, il était un excellent photographe, comme vous le savez. Il s’était même arrangé pour que l’on ne puisse rien changer à son éclairage".


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Je crois que vous êtes devenus assez proche de Kubrick durant la production Docteur Folamour.


"Ce qui est amusant, c’est que Stanley insistait pour que je l’emmène aux studios Shepperton chaque matin durant toute la conception du film. À l’époque, j’avais une Jaguar, mais je ne pouvais pas dépasser les 50 km/h dans l’agglomération londonienne. Si bien que les trajets étaient assez longs, environ 40 minutes. Ainsi, durant ces cinq mois de covoiturage, Stanley et moi avons appris à nous connaître. Il adorait que je lui raconte mes souvenirs de guerre, puisque j’ai été pilote dans la RAF. Lui-même était un aviateur frustré. Il avait appris à piloter à New York, mais avait arrêté de voler après un accident. Je dois même avouer maintenant - il y a prescription - que j’ai fini par lui inventer des anecdotes, parce que je suis vite arrivé à cours de sujets (rires) !"


Vous avez menti à Kubrick ?!


"Disons que je lui ai inventé des histoires (rires)".


Votre expérience d’aviateur vous a-t-elle aidé dans la création des bombardiers B-52 de Docteur Folamour ?


"Oui, bien entendu, mais j’ai également fait énormément de recherches, notamment dans des magazines d’aviation. On a réussi à concevoir quelque chose de très proche de la réalité, alors que le B-52 était à l’époque classé secret défense. Kubrick avait invité deux représentants de l’armée américaine à visiter le décor, et ils sont devenus blancs comme un linge en découvrant ce que nous avions fait".


D’ailleurs, une rumeur prétend que vous aviez accès à des documents classés secret défense pour votre décor.


"Je vais vous dire : le lendemain de la visite de ces gentlemen, Kubrick m’a signifié par écrit qu’il espérait que je pourrais justifier toutes mes sources d’information pour ce décor, parce qu’il était selon lui très probable que le gouvernement américain nous accuse d’espionnage (rires) !"


Ces décors étaient-ils installés sur des cardans pour pouvoir bouger, et reproduire ainsi les turbulences ?


"Non parce que nos avions ne bougeaient pas assez pour que cela soit nécessaire. Par contre, les décors étaient bâtis sur deux niveaux pour accommoder les effets spéciaux de rétroprojection. On avait fait filmer en Islande des plans aériens que nous projetions derrière le décor pour donner l’impression que le cockpit était dans les airs. Stanley a apporté un soin maniaque à ces rétroprojections : il les vérifiait en les photographiant avec des Polaroids. Il pouvait faire jusqu’à trente photos avant de trouver l’équilibre lumineux correct entre l’écran de rétroprojection et l’intérieur du décor. Je trouve que le résultat est, encore aujourd’hui, excellent. C’est marrant quand on y pense, parce que ce film avait d’un côté une reconstitution extrêmement réaliste d’un avion, et de l’autre une salle de guerre totalement fantaisiste. L’ensemble aurait très bien pu ne pas fonctionner".


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Quel matériau avez-vous utilisé pour le sol brillant de la salle de guerre ?


"C’est une bonne question, et ma réponse est : ce que j’ai pu (rires) ! Naïvement, comme j’adorais les sols réfléchissants des comédies musicales de Fred Astaire, je pensais que ce serait facile à faire. Je me trompais ! J’ai fait des tests avec pleins de choses différentes, mais rien ne fonctionnait. Finalement, j’ai découvert un tout nouveau modèle de lattes, sur lesquelles était collé à chaud un plastique noir réfléchissant. Le souci, c’est que nous en avons employé sur une surface si grande, que le résultat était épouvantable : alors qu’on avait recouvert un tiers du sol, on a réalisé que ça ressemblait à la surface d’un océan ! Finalement, j’ai utilisé des lattes beaucoup plus larges, et j’ai aplani le sol du studio pour obtenir un résultat correct".


Parliez-vous mise en scène avec Stanley Kubrick ?


"Oui, et j’étais même agacé en constatant que Kubrick ne faisait pas de plans larges de la salle de guerre. Je me suis beaucoup plaint, mais il m’a alors expliqué qu’il voulait révéler le décor morceau par morceau, pour perdre le spectateur. Ce n’est que tardivement qu’il ferait un plan large du décor, ce qui n’est pas du tout conventionnel. D’habitude, vous entrez dans un nouveau lieu avec un « establishing shot », un plan de situation. Mais Stanley m’a néanmoins promis que l’on verrait chaque centimètre carré du décor, et il avait totalement raison. Évidemment. C’est notamment grâce à ça que ce décor a tant marqué les esprits. On m’a raconté que, lorsqu’il a pris ses fonctions, le président Ronald Reagan a demandé à voir la salle de guerre, il ne savait pas qu’elle avait été inventée juste pour Docteur Folamour (rires) !"


C’est sacrément gratifiant !


"Oui. Steven Spielberg m’a dit aussi que, pour lui, la salle de guerre était le plus beau décor de cinéma jamais construit. Je ne sais pas si c’est vrai. En tout cas, moi, j’adore ce décor : tout y est cohérent, les comédiens sont parfaits dedans, la lumière est idéale… Et puis j’adore parler de ce film. Tenez, une autre anecdote pour vous : saviez-vous que Peter Sellers devait jouer le commandant du bombardier B-52 ? Mais il s’est désisté au dernier moment. Même si Peter faisait, littéralement, pleurer de rire Stanley, tous les deux se disputaient énormément durant ce tournage. Et comme j’étais proche des deux, j’ai souvent fait l’intermédiaire. Bref, Kubrick a du coup eu l’idée d’embaucher Slim Pickens, un vrai cow-boy qu’il avait rencontré sur le tournage de Spartacus. 48 heures plus tard, Pickens a débarqué à Shepperton des États-Unis, avec son Stetson vissé sur le crâne. Il ressemblait déjà au personnage du film ! C’est suite à ce changement de distribution, que Kubrick a modifié la fin, quand il chevauche la bombe. C’est un gars absolument fantastique des effets visuels, Wally Veevers, qui a fait les trucages, mais aussi le découpage de cette scène. C’est notamment lui qui a su comment créer le plan où Pickens chevauche la bombe : il a suspendu Pickens sur une fausse bombe devant un écran de rétroprojection, sur lequel était diffusée une photo du sol. Il a ensuite placé le projecteur qui diffusait l’image et la caméra sur la même grue, avec laquelle il faisait un travelling arrière. Ainsi, du point de vue de la caméra, l’arrière-plan ne bougeait pas, seul Pickens rapetissait ! Veevers m’a sauvé la vie sur ce changement très tardif. C’était stressant, mais ça en valait la peine. Stanley, de toute façon, changeait tout le temps d’avis".


Avez-vous travaillé sur Napoléon ?


"Non. Mais Stanley en parlait en permanence, c’était une obsession. Il citait même Napoléon très souvent. Je me moquais de lui à ce sujet, en lui disant que c’était un premier signe d’insanité que d’être ainsi fasciné par ce personnage (rires). Kubrick était notamment obsédé par la campagne d’Espagne, durant laquelle Napoléon était parvenu à diriger ses généraux en restant à Paris et en employant ce qui ressemblait au Poney Express. Je crois qu’il avait essayé de retrouver ce genre de contrôle sur ses assistants, en restant au Royaume-Uni durant la préparation de ses films".


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Étiez-vous en contact avec Kubrick quand il faisait 2001, l’odyssée de l’espace ?


"Oui, bien entendu. Et justement, quand il préparait 2001, l’odyssée de l’espace, Stanley avait envoyé des assistants en Afrique pour photographier les décors qui allaient ensuite lui servir pour les projections frontales de la scène d’ouverture filmée en studio. Et Stanley avait écrit toutes ses instructions en codes ! Je lui avais demandé : « Mais enfin Stanley, pourquoi utilises-tu ces codes pour de simples photos du désert ? » Et il m’avait répondu : « On ne sait jamais, si quelqu’un tombe sur mes instructions, mes projets pourraient être publiés au grand jour ! » (Rires)"


Si vous le voulez bien, parlons maintenant de Barry Lyndon…


"… qui est un film que je ne voulais pas faire".


Pourquoi ?


"Déjà, Stanley voulait tout tourner en décor naturel. Vous savez, il était dur en affaire, et il voulait faire ça par souci d’authenticité, mais surtout parce qu’il espérait que ça lui coûterait moins d’argent. Mais je savais qu’il se trompait : ça allait être bien plus compliqué, et surtout beaucoup plus cher. La suite m’a d’ailleurs donné raison, notamment parce que les propriétaires des châteaux lui ont fait payer une fortune en location. Bref, comme en plus à ce stade de la préproduction, il n’avait pas de quoi me payer, j’ai refusé de rejoindre son équipe. Mais Stanley est revenu à la charge quatre ou cinq mois plus tard, après avoir essuyé échec sur échec avec d’autres directeurs artistique. Et face à son insistance, j’ai fini par accepter. Je l’ai vite regretté, notamment parce qu’à l’époque de Barry Lyndon, il était devenu très difficile de faire sortir Stanley de sa maison pour faire des repérages".


Était-ce à cause des lettres de menace reçues après la sortie d’Orange mécanique ?


"Je pense que c’était ça, oui. Mais c’était, évidemment, un énorme souci pour moi".


Parce que vous étiez livré à vous-même durant ces repérages ?


"Jusqu’à un certain point, oui. On avait aménagé un van Volkswagen, avec à l’arrière une table à dessin, qui me permettait de travailler directement in situ. Stanley avait également aménagé son garage pour que l’on puisse y afficher quantité de photos de repérage prises par des jeunes gars de tous les châteaux et manoirs des environs. Je trouvais ça contre-productif d’envoyer à l’aveugle ces jeunes gens prendre des photos, mais lui me rétorquait qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’on allait découvrir près de chez nous. Mais bon, comme il ne laissait pas ces assistants lire le scénario, il ne fallait pas s’attendre à un miracle".


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Parlez-nous des références picturales du film…


"Nous avions des références magnifiques à partir desquelles nous devions conduire nos recherches et accessoiriser les décors : je me souviens surtout de travaux de Chardin, Gainsborough, Hogarth, Zoffany, Watteau, et d’un artiste polonais dont le nom était Daniel Chadowiecki. Mais même si Stanley en connaissait plus que moi sur ce siècle, il avait une tendance à préférer des influences inadéquates, parce qu’elles dataient de l’époque victorienne. Nous avons eu beaucoup de disputes sur ce point".


Une fois les repérages terminés, quel était votre travail sur ce film ?


"Il fallait principalement accessoiriser les décors. Par la suite, les principes d’éclairage de Stanley nous ont également demandé beaucoup de travail, en particulier pour les scènes de nuit puisque, comme vous le savez, il voulait tout éclairer à la bougie. Alors, nous parlions sans arrêt en terme de « puissance de bougies ». J’employais pour ma part des bougies qui pouvaient avoir jusqu’à trois mèches afin qu’elles produisent le plus de lumière possible. Mais la chaleur qu’elles dégageaient était telle, que nous devions recouvrir les murs, les plafonds et les peintures de protections anti-chaleur pour ne pas dégrader les lieux qui nous servaient de décor. C’était dur, mais Stanley était quelqu’un qui voulait innover tout le temps, c’était son moteur. Sur Barry Lyndon, Kubrick avait également essayé de travailler de façon atypique, en se basant uniquement sur le roman, copieusement annoté, mais pas vraiment adapté sous une forme scénaristique. Il s’est lui-même rendu compte que c’était une erreur".


C’est à cause de la mauvaise expérience de Barry Lyndon que vous avez refusé de travailler avec Kubrick ensuite ?


"Oui, mais j’avais déjà refusé 2001, l’odyssée de l’espace pour la même raison. Quand on travaillait pour Stanley, on ne dormait plus, on passait toute sa vie sur le film. Vous savez, sur Barry Lyndon, j’ai dû me faire arrêter parce que j’étais dans un état d’épuisement avancé. Stanley aussi a dû stopper le tournage pour cette raison, mais aussi parce qu’il doutait de certains de ses projets sur ce film. Sachez tout de même que Stanley restait un être humain exemplaire. Quand j’ai été arrêté, il m’a envoyé des messages de soutien, et a pris soin de me tenir informé du bon déroulement du tournage jusqu’à la fin. Il ne m’a pas tenu rigueur de tout ça d’ailleurs, il m’a même proposé de diriger la seconde équipe pour les scènes de Barry Lyndon tournées à Potsdam, en Allemagne. Mais en tant que collaborateur de travail, il était vraiment difficile. Après, le résultat est là : le film est superbe".


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Êtes-vous resté en contact avec Kubrick après Barry Lyndon ?


"Peu après, j’ai déménagé en Californie, mais nous sommes en effet restés en contact « téléphonique », si je puis dire".


Vous appelait-il pour vous demander conseil, comme il le faisait avec Douglas Trumbull ou Garrett Brown ?


"Non, jamais. Mais nous sommes restés bons amis. Comme Joseph Mankiewicz, avec qui j’ai travaillé sur Le Limier, Stanley avait un esprit incroyable. L’écouter discourir sur n’importe quel sujet était fascinant".


Pouvez-vous me confirmer que Stanley Kubrick a travaillé sur plusieurs films de la saga James Bond ?


"Je vous le confirme. Stanley aimait beaucoup certains James Bond, mais il me disait que mes décors pourraient être mieux mis en valeur. Je l’ai pris au mot en l’invitant à m’aider, non pas sur l’éclairage, mais sur la mise en place des sources lumineuses à l’intérieur même du décor, ce que l’on appelle les « practical lights ». Il s’agissait des plus volumineux décors de On ne vit que deux fois et de L’Espion qui m’aimait : le repère de Blofeld dans le cratère du volcan et l’intérieur du tanker. C’était incroyablement gentil de sa part de m’aider sur ces films et, bien entendu, nous avons fait en sorte que le directeur de la photographie des films n’en sache rien. Stanley lui-même n’a pas voulu que ça se sache de son vivant. J’ai attendu qu’il nous quitte pour révéler cette information".


J’ai quand même du mal à imaginer Kubrick s’éclater devant un James Bond…


"Mais vous savez, il avait su conserver un enthousiasme incroyable. Je l’avais invité une fois à venir visiter les décors d’un opéra que je faisais et il était fasciné, émerveillé. Comme un petit garçon".


Propos recueillis par Julien Dupuy

Interview conduite par téléphone, le 22 janvier 2011