Taeko Onuki, voix reine de la city pop
Soutenue dès sa plus jeune carrière de musicienne et de chanteuse par Ryuichi Sakamoto et Haruomi Hosono, les monstres sacrés du Yellow Magic Orchestra, Taeko Onuki a su se faire une place de reine dans la musique japonaise.
Soutenue dès sa plus jeune carrière de musicienne et de chanteuse par Ryuichi Sakamoto et Haruomi Hosono, les monstres sacrés du Yellow Magic Orchestra, Taeko Onuki a su se faire une place de reine dans la musique japonaise. Au gré de ses voyages et de ses inspirations, l’artiste a réussi à se créer un écrin mélodique unique, pour devenir la voix de la city pop. Portrait d’une artiste sans concession.
Un article de Julien Bouisset à retrouver dans notre Otomo n°11.
Taeko Onuki voit le jour le 28 novembre 1953 à Suginami, l’un des 23 arrondissements formant la capitale tokyoïte. La même année où la chaîne de télévision NHK commence à émettre sur les ondes hertziennes. À cette époque, Suginami n’est autre qu’une succession de champs de récoltes qui s’étale sur l’horizon vierge à perte de vue. La jeune Taeko Onuki est rêveuse. Elle passe des heures à regarder filer les trains électriques sur la mythique ligne Keio Inokashira, près de Kugayama. Lorsqu’elle ne tente pas de s’évader par l’esprit, elle nage dans les rivières autour de chez elle et part à la chasse aux écrevisses avec son père, Kenichiro Onuki, ex-pilote kamikaze de l’armée japonaise au sein des unités d’attaque spéciales et ayant survécu à une mission suicide pendant la Seconde Guerre mondiale.
Très tôt, dès son entrée à l’école primaire, elle découvre la musique sur un système son sommaire composé de haut-parleurs stéréo que ses parents possèdent. « J’étais tout simplement fascinée par ces sons. Je ne quittais pas l’avant de la stéréo », se remémore-t-elle en décembre 2017 dans un entretien accordé à la Red Bull Music Academy. Mais la pop japonaise que l’appareil diffuse en boucle est lassante pour cette jeune enfant. Et les disques classiques qui composent la discothèque familiale peuvent paraître rébarbatifs. Curieuse, Taeko Onuki se branche dès qu’elle le peut sur le Far East Network (FEN). Grâce à cette station de radio militaire américaine, elle forme son oreille à la musique étrangère, notamment au rock’n’roll. « J’étais tellement excitée et fascinée par ce que j’entendais. Même si je ne savais pas nécessairement ce qu’étaient ces musiques. »
Cette passion naissante la fait rejoindre des groupes de musique amateurs au collège, puis au lycée, dans lesquels elle copie notamment quelques titres de The 5th Dimension, groupe vocal de soul californien fondé en 1966 par Marilyn McCoo, Florence LaRue, LaMonte McLemore, Billy Davis Jr. et Ron Townson. Mais cela ne dure pas. Début 1972, à l’âge de 19 ans, elle rejoint une bande de passionnés de mélodies folk. Son premier « vrai » groupe est baptisé Miwasha, mais les chansons qu’elle tente d’écrire en son sein sont trop complexes et ne sont pas utilisées par les autres membres. Le folk, venu des États-Unis, déferle comme une vague insubmersible dans l’archipel. La jeunesse du pays commence à le reprendre à tue-tête, portée notamment par le pionnier Takashi Nishioka ou le « Bob Dylan du Japon », Nobuyasu Okabayashi. Mais ce mouvement ne correspond pas à Taeko Onuki. Elle n’arrive pas à s’identifier aux musiciens de cette nouvelle scène « car ils ne connaissaient pas la musique que j’aimais. » La société Warner Pioneer la convoque pour parler au producteur du groupe : l’organiste et arrangeur Makoto Yano. « Il m’a dit que mes chansons et mes paroles ne convenaient pas à ce groupe folk, et il m’a dit que je devais le quitter. »

L’aventure Sugar Babe
La musicienne a d’autres idées en tête et commence alors à chanter « quelque chose de différent. » Le producteur Makoto Yano lui fait ainsi rencontrer « des gens qui étaient davantage en phase » avec ce qu’elle aimait faire. Au cours d’une session en studio, elle se retrouve à jouer avec le guitariste Kunio Muramatsu et surtout, avec le chanteur-compositeur Tatsuro Yamashita, fasciné par le doo-wop et le rock américain. De ces rencontres naît le groupe Sugar Babe. Sur les premiers mois de sa création, Taeko Onuki et Tatsuro Yamashita vivent une véritable idylle musicale. Tous deux ont une haute estime de la musique qu’ils veulent produire, mais n’arrivent pas à atteindre les sommets visés. Sugar Babe reste cantonné au rang de groupe amateur. « Mais quand nous faisions des concerts, un bon nombre de personnes venaient. C’était à peu près tout. Je n’avais pas de travail, je n’avais pas d’argent… C’était une période de ma vie assez difficile », se souvient-elle pour la Red Bull Music Academy.
Et lorsque cette formation sort son premier et unique disque, Songs, en 1975 sur Niagara Records, les critiques pleuvent. Et les journalistes qui en sont à l’origine sont très durs. « Nous avons été un peu blessés par cette réaction. Au début des années soixante-dix, il n’y avait pas de groupes comme nous – c’était surtout du hard rock et du blues rock. Nous étions un groupe de pop, et il n’y avait rien de tel. » Même rengaine lorsque la bande joue en festival. Dès les premiers accords septième majeure claqués, comme pouvait le faire The Fifth Avenue Band à l’époque, le public, ivre et biberonné à l’excès au hard rock, surréagit et hurle : « C’est faible, rentrez chez vous ! » Sur scène, les membres doivent esquiver des jets d’ordures et de bouteilles en verre. Sugar Babe tente pourtant de résister à ce torrent de boue et le groupe se lance même dans l’écriture d’un second disque en 1976. Mais Taeko Onuki et Tatsuro Yamashita comprennent que leurs goûts en matière de musique deviennent diamétralement opposés. Sugar Babe se disloque finalement en 1976. « Nous avons donc décidé qu’il serait peut-être mieux pour nous de sortir et de faire notre propre musique. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de gens qui voulaient imaginer les sons que j’essayais faire. Heureusement, il y avait quelques groupes senpai qui existaient depuis un peu plus longtemps, comme Happy End et Tin Pan Alley. Ils m’ont aidé à atteindre mon objectif ».

Musique en solo
Au cours de cette même année de séparation, Taeko Onuki sort son premier album en solitaire. Baptisé Grey Skies, il est en quelque sorte le prolongement du style pop qu’elle chantait au sein de Sugar Babe. Originale, Taeko Onuki entend aller plus loin en matière de mélodique. La musique fusion est en train d’inscrire ses lettres de noblesse dans l’archipel et prend de l’ampleur sur les ondes FM. Sur cette base, inspirée par la J-pop, le smooth jazz, le rock et la city pop, la Japonaise développe son deuxième disque Sunshower. Au cours de l’enregistrement en 1977, Chris Parker, le batteur du groupe de jazz-funk américain Stuff rejoint sa formation. « C’est un gars tellement génial. Mais il ne pouvait pas rester longtemps avec nous, car c’était cher. »
Un projet sur lequel Ryuichi Sakamoto, qui prépare pourtant le premier disque du Yellow Magic Orchestra, commence aussi à mettre son grain de sel. Jusqu’à prendre la tête de la direction musicale du projet de son amie. En deux semaines, en plus de jouer du piano sur certains titres, il écrit toutes les partitions pour le batteur américain pendant son séjour japonais. Force est de constater que Taeko Onuki a su bien s’entourer. Haruomi Hosono, autre membre du futur YMO en gestation, enregistre les descentes de basse avec Tsugutoshi Goto, à Tokyo, tantôt au Sound City Studio ou aux Crown Recording Studios. Avec elle, au chœur, Tatsuro Yamashita la soutient au chant comme au bon vieux temps de Sugar Babe. « À l’époque, nous copiions beaucoup de musique que nous aimions. J’écrivais les chansons et c’était bien. Mais faire le son de l’album était plus excitant. Par exemple, nous créions ces longues sections d’outro, des segments qui étaient inhabituellement longs. J’adorais faire de la musique. Peut-être parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’auteurs-compositeurs-interprètes à l’époque. C’était comme une nouvelle chose que j’essayais. » Malgré tout ce beau monde, le projet Sunshower n’obtient pas le succès commercial escompté. Quand bien même il deviendra, quelques années plus tard, un disque incontournable, très recherché par les collectionneurs. Taeko Onuki commence à douter. Poussée par sa nouvelle maison de disque et le producteur Eji Ogura, un critique musical qui avait chargé négativement ses albums précédents, elle lance l’enregistrement de Mignonne. Ses collaborateurs de longue date issus du groupe Tin Pan Alley, tels que Hosono Haruomi ou le batteur Tatsuo Hayashi, continuent de jouer avec elle sur cet album. Mais cette cadence infernale, imposée par le Major RCA Records, la rend fragile mentalement. « Je me sentais mal pour les fans. Même si je n’avais sorti que deux albums à ce moment-là, j’étais encore libre de faire ce que je voulais. Je prenais de l’élan. Avec Mignonne, j’avais l’impression que je faisais juste de la musique pour la vendre. Je ne voulais pas sortir ce disque, mais nous l’avons fait. Et les ventes n’étaient pas si bonnes. Ensuite, je me suis dit : “Je ne peux plus faire ça.” » Elle remet alors tout en question. Doit-elle continuer sa carrière après ces échecs ?

Nouvelle vague
Pendant deux ans, Taeko Onuki se retire de cette frénésie, pour réfléchir et se positionner. Elle passe des journées entières à visionner des films de la Nouvelle Vague portée par les cinéastes légendaires Jean Rouch, Georges Franju, Alain Resnais, Jean-Luc Godard ou encore François Truffaut. Autant de films avant-gardistes qui font muter sa vision artistique. Elle sait désormais qu’elle ne veut plus être le produit d’un diktat d’une industrie musicale avide et intéressée. « Soit tu vends, soit tu ne vends pas. Qui sait ? Mais si tu n’es pas personnellement satisfait de ce que tu fais, cela ne sert à rien. J’ai ensuite trouvé un producteur qui m’a dit que ma voix n’était pas vraiment forte comme celle d’une chanteuse américaine. Il y avait un type de chant plus européen, plus chuchoté, qui, selon lui, pourrait mieux me convenir. J’ai dit : “Allons-y”. »
Inspiré des bandes sonores et de ces films français qui s’opposent aux traditions et aux corporations, le son de la Japonaise mute considérablement vers l’électronique. De cette vision occidentale naît une « trilogie européenne » de disques, lancée par l’album Romantique. « Les membres de YMO et le guitariste Kazuhiko Kato appréciaient aussi ces films, mais ils s’y sont mis à une époque où les hommes aimaient le hard rock et le blues. Donc aimer le cinéma européen n’était pas cool. Personne ne faisait de la musique comme ça à l’époque. Je voulais incorporer le style européen dans mes projets. Mais la musique assistée par ordinateur était également en vogue à l’époque. Sakamoto et moi voulions incorporer ce genre de technologie dans la musique, et j’ai fini par voyager à Paris », décrypte-t-elle, toujours, pour la Red Bull Music Academy. Dès sa sortie, en 1980, Romantique est un véritable succès et les ventes de la chanteuse japonaise repartent à la hausse. Taeko Onuki regagne un peu de confiance et reproduit cette formule magique sur les deux autres albums suivants de sa trilogie européenne : Aventure (1981) et Cliché (1982).
Ici aussi, sa voix évolue à la même cadence que ses compositions musicales. « Dans les années quatre-vingt, en particulier, la musique rythmée était très populaire. Et j’ai dû adapter mon débit. J’ai dû caler ma voix aux biorythmes de mon propre corps, ce qui a également modifié ma façon de chanter au fil du temps. Lorsque vous êtes jeune, votre voix s’adapte mieux à la musique assistée par ordinateur parce qu’il y a moins d’informations dans votre tessiture. Avec l’âge, elle s’adapte moins bien. » Mais le travail d’arrangement de Ryuichi Sakamoto fait en sorte d’ancrer Taeko Onuki dans son temps et lui confère une aura durable dans la scène japonaise. « C’était quelqu’un qui pouvait vraiment me comprendre et m’aider avec ma musique. Mais ensuite, il a déménagé à New York, et tout est devenu si chargé que c’était trop difficile de travailler ensemble. »

Voyage, voyage
Les tonalités électroniques continuent de rythmer ses différents projets studios, mais Taeko Onuki a de plus en plus de mal à calquer sa voix sur les rythmes binaires de l’électronique. Après avoir été sacrée reine du nouveau genre musical de la city pop, Taeko Onuki voit un autre « vent » souffler dans sa vie. Fini ce dérivé de la New Music japonaise d’influence occidentale gonflé d’une multitude de styles allant de l’AOR au funk en passant par le Rn’B ou le boogie. Place désormais à l’influence de la sono mondiale qu’elle nourrit grâce à différents voyages : que ce soit en Afrique, d’où elle rapporte des rythmes fracassants pour son projet expérimental Africa Dobutsu Puzzle en 1985 ; ou au Brésil, expédition qui va lui permettre de se lancer dans l’écriture de Tchou, qui sortira dix ans plus tard. Un disque sur lequel elle conjugue les mélodies rétro et les influences traditionnelles de la bossanova et du mambo, comme elle l’avait déjà expérimenté en 1988 sur Purissima avec son tube « Voce e Bossanova ». « Je suis aussi allé dans d’autres pays au sud de l’équateur. J’ai visité beaucoup d’endroits. C’est parfois difficile de les garder dans l’ordre. » Voyager devient si important pour elle, que les pérégrinations deviennent sa « plus grande source d’inspiration ». Pour tenter de ne jamais ressentir le complexe de la page blanche, Taeko Onuki se met à écrire, au début des années quatre-vingt-dix, pour un magazine écologique, Mother Nature’s. Ce qui la conduit, là encore, dans toutes sortes d’endroits reculés du monde, « comme les îles Galapagos et l’Antarctique ».
La musicienne aime également lire des livres pour enfants ou des bandes dessinées dont les personnages de science-fiction viennent parallèlement inspirer ses textes. Parmi eux, Tintin, Alice au pays des merveilles ou Pierre Lapin. De quoi consacrer tout un disque à ces visions enfantines avec Comin’Soon en 1986. Un nouveau projet hybride, conjuguant des mélodies douces, kawaï, soutenues tantôt par un orchestre classique, par des instruments acoustiques ou une formation rock. « Quand vous écrivez tant de chansons pendant tant d’années, vous commencez à en avoir assez de chanter des chansons d’amour ordinaires. Mais quand on utilise ces personnages, on se rend compte qu’il s’agit en fait de personnes. C’est peut-être plus le cas au Japon, mais je pense que parfois, on peut donner aux enfants quelque chose qui s’adresse davantage aux adultes, mais ils auront du mal à le comprendre. Ils peuvent même penser que c’est effrayant, mais ce n’est pas grave, même s’ils ne comprennent pas. »
Après des années d’expérimentations sonores sans son âme sœur, Ryuichi Sakamoto lui manque. Ensemble, ils décident de replonger dans leur symbiose des années quatre-vingt et imaginent Lucy en 1997, un melting-pot de jazz, pop, électro et sonorités du monde. « C’était un album très privé. Il a fait beaucoup d’albums pop avec de la musique d’ordinateur, mais je ne pense pas qu’il en ait fait un depuis Lucy. Je chéris tous ces moments avec lui ». Plus les années passent, plus l’artiste japonaise entend proposer des disques d’auteur, en s’éloignant des diktats de l’industrie musicale. Tandis que la pop vit un renouveau total et que le Rn’B et l’électro s’inscrivent dans les charts à grands coups de singles, Taeko Onuki propose avec Ensemble, en 2000, des mélodies hors du temps et déconnectées des tendances imposées par le second millénaire. Au contraire, elle entend travailler, encore, un domaine dans lequel elle excelle : la chanson populaire, traditionnelle et classique, inspirée par l’Europe. Avant de cosigner pour la première fois, en piano voix, un disque entier avec Ryuichi Sakamoto : Utau en 2010. Ici, la Japonaise donne de sa voix subtile au doigté acoustique de l’ex-membre du Yellow Magic Orchestra et pianiste non moins émérite. Un autre visage de Taeko Onuki. Cette chanteuse curieuse et musicienne inspirée, aux mille et une expériences phoniques, qui a permis au Japon de porter son regard plus loin, bien au-delà de son propre horizon.