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Primitifs : la vie secrète des Bigfoots ! Entretien avec David & Nathan Zellner

Assurément l’un des films les plus WTF de l’année. Avec Primitifs, les frères Zellner nous livrent un chef-d’œuvre d’humour absurde.
Primitifs : la vie secrète des Bigfoots ! Entretien avec David & Nathan Zellner

Assurément l’un des films les plus WTF de l’année. Avec Primitifs, les frères Zellner nous livrent un chef-d’œuvre d’humour absurde. Dans les profondeurs de forêt du nord de la Californie, le film explore la vie quotidienne d’une famille de Bigfoots, incarnée notamment par Jesse Eisenberg. Drôle, émouvant, dérangeant et parfois même trash, il vous permettra certainement de renouer avec votre Bigfoot intérieur. Rhhaaâaa!

Un entretien réalisé par John Prate à retrouver dans le Rockyrama n°44 - True Romance.

Après les remarquables Kumiko, the Treasure Hunter (2014), où une femme japonaise part à la recherche du magot du film Fargo des frères Coen, et Damsel (2018), un western surréaliste avec Robert Pattinson, les frères David et Nathan Zellner, figures excentriques du cinéma indépendant venant d’Austin, au Texas, reviennent avec leur film le plus improbable à ce jour. Produit par Ari Aster (Midsommar), Primitifs (ou Sasquatch Sunset en VO) est un véritable OVNI cinématographique, se situant entre le mockumentary et le film d’art et essai, qui examine la vie d’une famille de Bigfoots, créature humanoïde légendaire en laquelle croiraient plus de 20 % des Américains. Loin de toute présence humaine, dans la forêt du nord de la Californie, le film retrace pendant un an la vie quotidienne de ceux qui pourraient bien être les quatre derniers représentants de leur race, incarnés par Jesse Eisenberg (The Social Network, Zombieland), Riley Keough (Mad Max: Fury Road), Christophe Zajac-Denek et Nathan Zellner (également co-réalisateur du film).

Dépourvu de narrateur ou de dialogues, entièrement tourné du point de vue des Bigfoots, Primitifs suit leur quête pour survivre, s’aimer et trouver d’autres représentants de leur espèce tout en évitant le monde des hommes. Le film n’esquive pas les aspects les plus crus du comportement animal, incluant des scènes assez trash comportant du sexe, de la masturbation, des flatulences et une abondance de fluides corporels, mais jamais de façon gratuite. Au contraire, ces scènes sont là pour nous interroger sur la frontière entre le comportement humain et animal. C’est ainsi que Primitifs prend tout son sens en tant que comédie absurde, remettant en question nos préjugés et notre morale, pour finalement devenir un film bouleversant sur des êtres qui nous ressemblent… un peu trop. Une expérience cinématographique unique, à découvrir en France cet automne. C’est lors du 13e Champs-Élysées Film Festival en juin dernier, où Primitifs faisait l’ouverture, que nous avons eu l’occasion de rencontrer les réalisateurs David et Nathan Zellner pour discuter de leur obsession pour Bigfoot.

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John Prate : Ce film est un véritable OVNI ! Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser un film sur les Bigfoots ?


David Zellner : Depuis notre enfance, nous sommes fascinés par les légendes du Bigfoot. Nous voulions aborder ce sujet avec une certaine révérence, tout en intégrant de l’humour absurde. Notre intention était de réaliser un film du point de vue des Bigfoots, sans interactions avec des humains, tel un documentaire suivant une famille d’animaux pendant un an. L’absence de narrateur et de dialogue était cruciale pour éviter d’introduire un jugement humain sur les événements. Nous souhaitions laisser les spectateurs juger par eux-mêmes, à la manière de La Guerre du feu (1981) ou de L’Ours (1988). On s’est aussi beaucoup inspiré de films mettant en scène des gorilles, comme la saga La Planète des singes, le début de 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick, ou même les films de Clint Eastwood avec son orang-outan ! C’est toujours cette part d’humanité dans les Bigfoots ou les gorilles qui nous a intrigués.


J.P. : D’après ce que j’ai vu, ce n’est pas votre premier projet avec un Bigfoot.


Nathan Zellner : Oui, nous avons déjà intégré un personnage de Bigfoot dans plusieurs de nos projets. Nous avons même réalisé un court-métrage de style found footage intitulé Sasquatch Birth Journal 2 (2011). Cela partait un peu de la même idée : explorer ce que fait Bigfoot quand personne ne le regarde. Tout le monde connaît ces images dans lesquelles l’on voit Bigfoot marcher pendant trente secondes dans la forêt [une séquence, souvent considérée comme un canular par la communauté scientifique, filmée par Roger Patterson et Robert Gimlin en 1967, et prétendant prouver l’existence de Bigfoot, ndlr.], mais pourquoi n’y a-t-il pas d’autres films où on le voit dans d’autres situations ? C’est de là que nous est venue l’idée de réaliser un court-métrage de trois minutes où Bigfoot donne naissance à un bébé. Et c’est moi qui ai joué le rôle du Bigfoot qui accouche ! [Rires] Cela vient du fait que depuis toujours, on me dit que j’ai la carrure d’un Bigfoot. Et des années plus tard, j’ai eu l’opportunité d’incarner à nouveau un Bigfoot dans Primitifs. Dans ce film, je joue Alpha, le chef des Bigfoots. Il va sans dire que co-réaliser un film tout en passant mes journées habillé et maquillé en Bigfoot n’a pas été de tout repos. [Rires]


J.P. : Mais croyez-vous en l’existence de Bigfoot ? Et pourquoi, selon vous, Bigfoot est-il un tel phénomène culturel aux États-Unis, où il existe de nombreux documentaires et télé-réalités qui lui sont consacrés ?


N.Z. : Je ne dirais pas qu’on croit en Bigfoot, mais nous aimons bien spéculer sur son existence. [Rires]


D.Z. : Je trouve fascinant que tant de gens soient passionnés par Bigfoot. Cela montre qu’il y a une soif de mystère. À une époque où il semble que la science ait tout découvert, certaines personnes veulent y croire. Pour moi, Bigfoot symbolise notre lien perdu avec la nature. Des variations de ce mythe existent dans de nombreuses cultures à travers le monde et évoquent l’homme avant la civilisation, nous rappelant notre état naturel et primal.

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J.P. : Je m’imagine que trouver le financement pour ce film n’a pas été facile. Combien d’années vous a-t-il fallu pour monter ce projet ?


D.Z. : Ce fut très difficile ! J’ai écrit la première version du scénario il y a plus de dix ans. À l’origine, j’étais entre deux projets, et j’ai écrit ça pour passer le temps. C’était initialement juste un exercice cathartique, quelque chose que j’ai écrit sans penser à ce qu’il adviendrait. C’était un scénario très inhabituel, sans dialogue, mais avec des indications très précises sur le déroulement de chaque scène. Nous avions beaucoup travaillé sur le rythme de l’histoire, les gags et les émotions que nous voulions exprimer. Nous adorions ce scénario, mais nous l’avons mis de côté, car même si tout le monde trouvait ça génial, c’était évident que personne ne voudrait produire ce film. Pensant que cette histoire de Bigfoots ne verrait jamais le jour, nous nous sommes concentrés sur d’autres projets. Puis, un jour, nous avons donné le scénario à Jesse Eisenberg, avec qui nous étions amis, et à notre grande surprise, il nous a dit qu’il voulait non seulement jouer dedans, mais aussi en être le producteur. Dès qu’il est monté à bord, le projet s’est concrétisé assez rapidement. Ce film lui doit donc beaucoup, et cela nous a touchés qu’il soit tombé aussi amoureux du projet que nous.


J.P. : Dans le film, il y a des scènes très poignantes et poétiques, mais aussi des scènes bien trash, notamment une scène de sexe, un torrent d’urine, et même des champignons hallucinogènes. Comment avez-vous réussi à équilibrer l’impact de ces scènes extrêmes avec celles plus émouvantes ?


D.Z. : Dans le film, nous avons voulu explorer toute la palette des émotions que peuvent ressentir nos Bigfoots, même les plus crues. Quand j’ai écrit cette histoire, je n’ai jamais cherché à choquer gratuitement le spectateur en insérant des scènes trashs. Toutes les scènes extrêmes sont justifiées par l’histoire et sont cohérentes avec le comportement des animaux. Le film est conçu du point de vue des Bigfoots, qui n’ont pas le même système de valeurs que nous. Ce que nous trouvons répugnant est pour eux tout à fait normal. Les animaux marquent leur territoire, c’est naturel pour eux. Beaucoup de ce que vous voyez dans le film est inspiré de ce que nous avons observé chez nos chiens et nos chats. Nous avons également visionné des milliers de vidéos de primates, et tout ce que vous voyez dans le film, les primates le font réellement. Nous avons même montré le film à un primatologue qui nous a félicités, en disant que les comportements des Bigfoots dans le film sont des choses qu’il voit quotidiennement chez les bonobos. Je pense que le fait de s’inspirer de comportements réels, même extrêmes, les rend plus légitimes, contrairement à un film qui cherche simplement à choquer.


J.P. : Oui, mais ce qui est dérangeant quand on voit ces scènes, c’est la part d’humanité que possèdent les Bigfoots.


D.Z. : Absolument, et on joue là-dessus. Ce qui différencie les humains du reste du règne animal est que nous ressentons la honte, et cela influence tout ce que nous faisons. Ce qui est beau chez les animaux, c’est qu’ils vivent toujours dans l’instant présent et qu’il n’y a pas de jugement. Nous voulions vraiment explorer tout le spectre de leur comportement, tout ce qui est normal pour eux, même si cela nous dégoûte. On voulait trouver et explorer la zone grise entre le comportement humain et animal. Je pense que c’est de là que vient une partie de l’humour absurde du film. Si vous voyez un chien ou un chat faire ces choses, cela ne vous choque pas. Mais quand vous avez une créature avec des qualités humaines, cela devient soudainement plus inconfortable parce qu’il y a un peu de vous-même en eux. C’est de là que viennent à la fois le malaise et l’humour du film.


N.Z : Je me souviens de la première fois où nous avons projeté le film à Sundance, il y a une scène où le Bigfoot se cure le nez et mange sa morve, et la salle a crié : « Ah ! » Tout le monde dans le public était choqué. Pourtant, c’est quelque chose que l’on sait que beaucoup de gens font en cachette, mais n’ont pas envie d’avouer. En quelque sorte, nos Bigfoots font ce que les gens font en cachette, comme se gratter là où je pense et ensuite sentir leurs doigts. Je pense que ce qui nous choque le plus, c’est qu’ils font des choses qui nous sont en fait très familières.


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J.P. : Avant le début du tournage de Primitifs, vous avez organisé un « Bigfoot boot camp » pour apprendre à incarner un Bigfoot. Sur quoi avez-vous, ainsi que les trois autres acteurs du film, travaillé ?


N.Z : Pour incarner les Bigfoots, nous avons puisé dans la mythologie entourant cette créature tout en nous laissant une marge de manœuvre pour créer nos propres règles. Jesse a fait venir le mime Lorin Eric Salm, avec qui il avait travaillé sur Resistance (2020), pour nous coacher. Nous avons commencé par étudier la démarche du Bigfoot dans le film de Roger Patterson et Robert Gimlin pour comprendre ses mouvements. Ensuite, nous avons extrapolé sa manière de manipuler les objets en nous inspirant de vidéos de primates et de documentaires sur la nature. Nous avons également observé les interactions entre primates afin de reproduire leurs comportements. Chaque jour, nous faisions des exercices de vocalisation pour développer les sons que nous allions utiliser pour communiquer. Il était crucial que nous soyons tous sur la même longueur d’onde pour créer un comportement cohérent pour nos Bigfoots, et donner l’impression que nous faisions tous partie de la même espèce.


J.P. : La forêt dans laquelle vous avez tourné était magnifique, mais à quel point le tournage a-t-il été éprouvant ?


D.Z. : Ce n’a pas été le tournage le plus reposant du monde. Nous étions dans les parcs nationaux du nord de la Californie, dans le comté de Humboldt, mais aussi sur des terrains privés appartenant à des compagnies forestières pratiquant la coupe sélective. Ils avaient construit des routes pour les camions des bûcherons qui s’enfonçaient dans la nature et ne menaient nulle part. Ainsi, nous avons pu établir un camp de base profondément dans la forêt. Chaque matin, il nous fallait près d’une heure en voiture, depuis notre hôtel, pour nous y rendre. C’est là que nos équipes d’effets spéciaux transformaient les acteurs en Bigfoot. Ensuite, du camp de base, il nous fallait encore 30 minutes sur des chemins de terre pour atteindre des clairières préservées qui semblaient n’avoir jamais été visitées par l’homme. C’est là, isolés du monde, que nous avons tourné le film pendant 23 longues journées de travail en octobre et novembre 2022. C’était un pari fou, car nous ne voulions rien tourner en studio et nous ne voulions pas tricher avec des effets numériques.

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J.P. : À une époque où des films comme La Planète des singes (2011) sont entièrement réalisés en CGI, pourquoi avez-vous voulu que tout soit réel ?


N.Z : Nous n’utilisons que des effets pratiques, car nous pensons que cela rend mieux et que c’est plus réaliste. Nous voulions mettre en valeur la nature, il était donc très important de ne pas recourir à des animaux ou des effets spéciaux en CGI. Tout devait avoir une certaine authenticité. Ainsi, tous les animaux avec lesquels nous interagissons sont réels, y compris le puma ! Mais le plus gros défi était évidemment le costume de Bigfoot. Il fallait deux heures pour appliquer les éléments du visage et les cheveux et enfiler le costume. C’était vraiment long et inconfortable ! Pour la conception des visages, nous avons eu de nombreuses discussions avec Steve Newburn, notre chef maquilleur. Il était crucial que les acteurs puissent exprimer leurs émotions à travers le maquillage. Nous voulions nous assurer que vous puissiez voir leurs yeux et réellement établir une connexion avec les Bigfoots à travers leur regard. Dans les films qui utilisent des personnages en CGI, c’est souvent à cause des yeux que l’on repère l’artifice.


J.P. : Jesse Eisenberg a fait le tour des talk-shows américains pour promouvoir le film. Êtes-vous surpris par la réception des médias grand public envers un film aussi inhabituel ?


N.Z : Ouais, c’était complètement inattendu ! Voir les présentateurs de Today, la matinale de NBC, recommander notre film au grand public était irréel. On n’arrivait pas à y croire ! On pensait que le film serait réservé à un public limité, et là, on a eu Whoopi Goldberg sur The View qui a dit avoir été profondément touchée par le film et qu’il fallait absolument le voir. On était fous de bonheur ! Je me demande combien de places elle nous a vendues ! [Rires]


D.Z. : Oui, c’était fantastique ! Au départ, nous espérions attirer un public qui apprécierait l’humour absurde du film. Mais je suis heureux de constater que les spectateurs ont été touchés par toute la palette d’émotions que nous avons explorée, que ce soit les moments les plus loufoques ou les plus émouvants. On ne sait jamais à l’avance ce qui marquera les esprits avant la sortie du film. Je suis ravi que les spectateurs aient été touchés et qu’ils aient pu se reconnaître dans nos personnages de Bigfoot. Cela a vraiment surpassé mes attentes.