Rencontre avec Junji Ito : l’art de dessiner les cauchemars
Junji Ito commence à occuper, auprès des lecteurs, la place qu’il mérite : celle d’un maître de l’horreur, dont l’influence sur la pop culture pourrait devenir équivalente à celle de Richard Corben aux États-Unis.
Spécialiste du fantastique et des histoires horrifiques, l’auteur de Tomie, Spirale ou plus récemment Sensor est très apprécié pour ses histoires courtes, dont Les Chefs-d’œuvre de Junji Ito (deux volumes publiés par Mangetsu) proposent une sélection parfaite pour qui souhaiterait découvrir l’auteur. Alors que Mangetsu a entrepris de rééditer toute son œuvre en français et que Netflix a terminé la diffusion d’une anthologie inspirée par ses créations, Junji Ito commence à occuper, auprès des lecteurs, la place qu’il mérite : celle d’un maître de l’horreur, dont l’influence sur la pop culture pourrait devenir équivalente à celle de Richard Corben aux États-Unis.
Un entretien par Jean-Samuel Kriegk.
Depuis trente ans, Junji Ito répète inlassablement le même motif : des personnages très jeunes se retrouvent, malgré eux, confrontés à des situations mystérieuses et épouvantables. Très loin des figures imposées du vampire ou du loup-garou, la force créative de Junji Ito l’amène à imaginer, pour chacune de ses histoires fantastiques, un monstre ou une idée jamais vue ou lue auparavant. Un homme dont une partie du crâne se réplique pour créer une chenille géante ; des ballons qui invitent au suicide ; une chanson obsédante enregistrée par une morte ; un homme dont chaque rêve semble durer plusieurs années ; une famille qui fusionne avec les vapeurs de graisse de leur restaurant… Voici quelques-unes des étranges histoires de Junji Ito, qui parvient, chaque fois, à y injecter du suspense et de merveilleuses idées graphiques.

Jean-Samuel Kriegk : Votre parcours est assez étonnant ! Vous avez commencé une carrière en tant que technicien dentaire, avant de devenir mangaka. Quelle place occupait alors le dessin, pour vous, et qu’est-ce qui a motivé ce changement de vie ?
Junji Ito : Dès mon plus jeune âge, j’ai profondément aimé le dessin. Enfant, dès que j’avais une feuille de papier entre les mains, je gribouillais. Le dessin était pour moi la chose la plus précieuse qui soit. Mon premier métier était en effet prothésiste dentaire, c’est une profession qui m’a occupé trois ans durant. Un jour de 1987, une revue d’horreur destinée aux lectrices de shojo, Halloween, a lancé un nouveau concours. C’est le célèbre mangaka Kazuo Umezu qui présidait le jury. J’ai appris l’existence de ce concours à un moment où je me sentais dans une impasse professionnelle et où je voulais justement changer de vie… Je me suis donc lancé un défi : me plonger dans l’écriture et le dessin d’un manga avec, pour objectif, de le présenter à ce concours. Mon manga a obtenu une mention spéciale, ce qui, je le précise, était le prix le plus bas ! Mais cette aventure m’a en tout cas permis de me lancer dans cette voie.
J-S : Le travail de Kazuo Umezu a, par ailleurs, eu une grande importance pour vous.
J : Le tout premier manga que j’ai lu était une œuvre de Kazuo Umezu. Or, vous savez ce qu’on dit d’un poussin : il croit que la première chose qu’il voit est sa mère ! Eh bien, c’est ainsi que l’on peut définir mon rapport à Kazuo Umezu. Je considère cet auteur comme un père pour moi, c’est vous dire l’importance et l’influence qu’il a pu avoir sur mon œuvre.
J-S : Vous vous êtes lancé sans avoir coché les cases “habituelles” de la profession : vous n’avez, par exemple, jamais été assistant. Comment avez-vous appris le métier ?
J : En effet, je n’ai jamais été assistant de mangaka. On peut dire que j’ai démarré en véritable autodidacte. J’avais d’anciens camarades de classe qui dessinaient des mangas, et je copiais simplement ce qu’ils faisaient. J’ai acheté le même matériel de dessin qu’eux, et j’ai beaucoup appris sur le tas, en les imitant. Un jour, J’ai aussi acheté un livre intitulé Comment dessiner des mangas d’Osamu Tezuka, et j’ai adapté ces leçons à ma façon, pour développer ma propre technique.

J-S : Vous avez grandi dans la campagne japonaise. Avez-vous été bercé par des récits folkloriques fantastiques et des légendes locales ? De la même manière, quelle place prennent dans votre travail les légendes urbaines, nombreuses au Japon ?
J : Je n’ai pas été si influencé que cela par les légendes folkloriques de la campagne, mais plutôt par les mangas horrifiques que je lisais et par les films d’horreur que je regardais. En ce qui concerne les légendes urbaines, en revanche, je dois avouer qu’elles m’impressionnaient beaucoup quand j’étais plus jeune ! Il y avait notamment une légende dite de la femme défigurée qui était très à la mode. C’était une histoire qui me terrifiait et qui m’excitait à la fois… Et c’est justement ce double sentiment que j’ai ensuite voulu insuffler dans tous mes mangas. C’est en ce sens qu’on peut considérer que j’ai été très influencé par les légendes urbaines.
J-S : Vous avez parfois cité Lovecraft comme une influence majeure. Qu’aimez-vous en particulier chez cet auteur américain ?
J : Avant de découvrir Lovecraft, je lisais beaucoup de romans d’horreur et je développais ma culture cinématographique du genre. En général, dans ces œuvres, l’horreur se manifeste sous la forme d’énormes monstres qui surgissent. Lorsque j’ai découvert Lovecraft, j’ai découvert des histoires différentes, où les monstres ne se dévoilent pas forcément... La terreur provient de ce qui y est caché, dissimulé au regard. C’est quelque chose qui m’a beaucoup intéressé et inspiré. Par ailleurs, j’aime chez lui les descriptions de l’atmosphère des villes, qui ont un pouvoir très évocateur.
J-S : Comme lui, vous aimez développer des histoires courtes. C’est quelque chose qui vous singularise dans le paysage contemporain du manga. Edgar Allan Poe, autre grand auteur classique de l’horreur, écrivait aussi des nouvelles, comme Richard Corben du côté de la bande dessinée. Le format court se prêterait-il plus particulièrement au genre horrifique ?
J : Je suis moi-même plus friand d’histoires courtes, en tant que lecteur. Les histoires longues ont leur charme, évidemment, mais les histoires courtes permettent de proposer un véritable concentré d’éléments terrifiants, avec une escalade progressive de la peur : c’est quand elle arrive à son sommet que l’histoire se termine. Pour permettre cette pureté de l’horreur, c’est en effet, selon moi, le format idéal.
J-S : Dessiner la peur, est-ce une forme de catharsis ? D’après vous, peut-on vaincre ses peurs en les couchant sur le papier ?
J : Oui, je le crois. En injectant la noirceur que l’on a en soi dans le dessin, cela permet de s’en libérer et de retrouver une certaine fraîcheur.
J-S : Qu’est-ce qui vous fait peur à titre personnel ?
J : Les photographies de fantômes me terrifient. Vous savez, ceux que l’on découvre cachés dans le recoin d’une image ou d’une photographie que l’on imaginait, au départ, tout à fait anodine. Il y en a beaucoup au Japon et ces images me glacent le sang.

J-S : Vos personnages sont toujours très jeunes. Quelle part occupent les souvenirs de votre enfance et de votre adolescence dans la création de vos histoires et de vos personnages ?
J : Je dirais que cela dépend des œuvres, mais j’ai tendance à introduire, dans mes histoires, des expériences personnelles vécues dans mon enfance. Ce sont des éléments de nostalgie. Toutes ces petites choses qui me sont arrivées me donnent de l’inspiration pour créer de nouvelles histoires.
J-S : Vous montrez aussi une certaine fascination pour la beauté féminine, mais celle-ci dissimule souvent des choses terribles. Comment l’expliquez-vous ?
J : Si je dessine beaucoup de femmes, c’est sans doute parce que je dessine surtout pour des revues shojo, un genre de manga qui met classiquement en avant de jeunes filles. Et j’ai toujours fait en sorte que mes héroïnes soient belles ! À leurs côtés, puisque j’écris des histoires d’horreur, il y a des personnages monstrueux…
J-S : Vous êtes votre propre scénariste, hormis une collaboration avec Takashi Nagasaki sur la série Raspoutine le patriote, en cours de publication en français. Qu’est-ce qui est à l’origine de cette collaboration ?
J : Quand j’ai dessiné Spirale, mon tanto s’appelait M. Nakaguma. À cette époque, l’histoire d’un diplomate incarcéré, nommé Masaru Sato, faisait la une des journaux du pays. Après avoir été libéré, Sato a écrit un livre qui racontait toute l’affaire en détail. Nakaguma a trouvé ce livre passionnant et il a voulu le rencontrer. Lors de cette rencontre, Sato lui a avoué aimer beaucoup mon manga Spirale. Nakaguma a alors organisé une rencontre, entre lui et moi. Toutes nos discussions ont mené à un projet de collaboration, en manga, autour de son histoire. Il s’est avéré que Sato était un excellent romancier, mais il était beaucoup moins doué pour construire un scénario de manga ! C’est pour cette raison que nous avons fait appel à un scénariste afin de créer cette œuvre à trois.
J-S : Vous étiez associé au projet de jeu vidéo Silent Hills de Hideo Kojima et Guillermo del Toro. Quelle était votre implication sur ce projet ?
J : Hideo Kojima et Guillermo del Toro avaient un projet de suite pour le jeu Silent Hill. C’est Guillermo del Toro qui a d’abord proposé de m’associer au projet, sans savoir que j’étais moi-même ami avec Kojima. Ils se sont donc rapidement accordés sur l’idée de faire appel à moi pour réaliser le design de tous les monstres du jeu. Malheureusement, le projet ne s’est pas concrétisé.
J-S : Le jeu vidéo est-il un médium qui vous intéresse ?
J : Non, je suis très mauvais ! Je n’ai aucune compétence pour jouer et il faudrait vraiment que j’apprenne !