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Jackie Brown, sommet de l’œuvre de Tarantino ?

Quand Quentin Tarantino s’attelle à Jackie Brown, il est plus qu’attendu au tournant.
Jackie Brown, sommet de l’œuvre de Tarantino ?

Quand Quentin Tarantino s’attelle à Jackie Brown, il est plus qu’attendu au tournant. Son premier film, Reservoir Dogs, très malin et particulièrement dans l’air du temps l’avait placé parmi les jeunes espoirs les plus prometteurs du cinéma américain. Le suivant, Pulp Fiction, le propulse au firmament : couronné d’une Palme d’Or au Festival de Cannes 1994, c’est un succès immense autant qu’un classique instantané. Consacré en son temps film indépendant le plus rentable de l’histoire (le premier à générer plus de 200 millions de dollars de recettes), il rapporte en salles vingt-cinq fois son coût de 8,5 millions de dollars. Roger Ebert (l’un des critiques les plus célèbres des États-Unis, dont la rubrique est alors imprimée dans deux cents journaux) le désigne comme le film le plus influent de la décennie. Que faire ensuite ? Quentin Tarantino n’a pas de projet en tête. Il sait juste ce qu’il ne veut pas : il refuse par exemple les commandes de grands studios, depuis toujours (Speed lui avait été proposé après Reservoir Dogs, puis Men in Black). Il refuse aussi la folie des grandeurs et souhaite rester dans une économie de cinéma indépendant : Jackie Brown ne coûtera que 12 millions de dollars, le dixième du budget d’un blockbuster à l’époque, alors que tout était permis.

Quand Lawrence Bender (son producteur) voit passer un scénario adapté de l’œuvre d’un grand auteur de polar – Elmore Leonard, un écrivain qui partage avec Tarantino le goût pour les gangsters ratés – il ne sait pas que c’est un signe. Tarantino a été arrêté par la police à l’âge de 15 ans pour avoir volé un roman du même auteur. Le scénario reçu n’est pas acheté, mais il est un déclic. Tarantino se décide à se lancer dans sa première (et pour l’instant unique) adaptation, et il acquiert avec son comparse Roger Avary les droits de trois romans de Leonard. Celui qui l’intéresse le moins au départ est celui qui sera adapté, très librement : Rum Punch (en français Punch Créole), publié cinq ans plus tôt.

Coincé entre Pulp Fiction et Kill Bill, Jackie Brown est souvent moins considéré par le grand public que les autres films de Tarantino. C’est aussi le moins primé. Pourtant, il est permis de le considérer comme son chef-d’œuvre, à la fois un condensé du meilleur de ce que le réalisateur a fait avant et le creuset de ce qu’il fera de mieux ensuite. Une sorte de synthèse idéale entre deux périodes très différentes du cinéaste.


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Un cinéma plus simple et plus classique

Première qualité de Jackie Brown : le film est expurgé des tics que l’on retrouve dans tous les autres films de Tarantino, comme la citation plan par plan d’autres films sous forme d’hommages parfois un peu plaqués (c’est ici plus discret), la séquence archétypale d’ultra-violence ou les digressions sous forme de dialogues interminables. Ces gimmicks qui se veulent une signature frisent parfois chez Tarantino l’auto-parodie et ont pu plomber ses films plus récents : la longue scène finale de fusillade dans Django Unchained par exemple, déséquilibre complètement un film bien plus subtil, et le diminue. Jackie Brown est un film plus mesuré, plus équilibré. C’est aussi un cinéma plus classique, avec des personnages remarquablement écrits. « Je voulais aller en dessous [de Pulp Fiction] et faire un film d’étude de caractère plus modeste », avouera Tarantino.

Cette modestie paie. Impossible d’oublier la composition bouleversante de Pam Grier en Jackie Brown, qui imprime la mémoire du spectateur, ce qu’on ne pourra pas dire des principaux personnages d’Inglorious Basterds ou des Huit Salopards par exemple. Jackie Brown est aussi un film plus intimiste, une magnifique histoire d’amour qui aboutit à l’œuvre la plus romantique de Tarantino.

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Un « sampling » plus discret

Il n’est plus nécessaire de démontrer à quel point Tarantino est un cinéaste post-moderne dont l’œuvre fourmille de références à tout ce qu’il aime et qui l’a influencé. Il utilise à foison l’hommage sous forme de citations, piquant parfois des plans ou des séquences intégralement à ses maîtres. Quitte à utiliser des métaphores musicales, ces hommages sont moins du « sampling » que des « reprises », dans le sens où Tarantino adapte ces idées à sa sauce. Il absorbe, digère et réinterprète la pop culture (cinéma et musique, le jeu vidéo ne semblant absolument pas l’intéresser) pour régurgiter autre chose : un substrat. Mais à la différence, par exemple, d’un Andy Warhol réinterprétant Superman, Tarantino s’intéresse moins aux mythes universels de la pop culture qu’à ses marges, avec l’envie d’en faire découvrir au grand public les pans les plus obscurs. Parfois, ces hommages peuvent être un peu étouffants ou sembler collés de façon artificielle : c’est le principal problème des Kill Bill volumes 1 et 2 qui croulent parfois sous le poids de citations trop visibles plaquées les unes sur les autres pour un résultat certes jouissif, mais parfois indigeste : le film de kung-fu y cohabite avec le film noir, le rape and revenge avec le western…

Si Jackie Brown ne manque pas de références, il s’agit sans doute du film qui les utilise avec le plus de parcimonie, d’intelligence et de subtilité. Aucune des citations dans Jackie Brown n’est gratuite, et elles sont invisibles à celui qui ne connaît pas les films cités. Elles sont aussi plus homogènes : leur particularité est qu’elles ne concernent quasiment que des films américains sortis entre 1973 et 1975, à l’exception notable de la scène d’échange d’argent montré du point de vue successif de trois personnages qui se veut être un hommage à Rashômon (1950) d’Akira Kurosawa.

Après avoir honoré le film de casse et les pulps, Tarantino rend hommage dans son troisième film à un autre genre de cinéma : la blaxploitation, un courant des années soixante-dix ancré dans le polar, mais tourné vers le public afro-américain. Il tord pour cela l’œuvre de Leonard. Dans le livre, le personnage principal est blanc, mais Tarantino s’en fiche, il veut Pam Grier pour le rôle, l’égérie de la blaxploitation. Deux films l’ayant eu pour interprète principale sont cités à l’image dans Jackie Brown : Coffy, la panthère noire de Harlem mentionné par Tarantino en 2014 dans la liste de ses douze films préférés, et Foxy Brown dont on entend plusieurs extraits de la bande-son composée par Roy Ayers (non repris sur le CD de la bande-son de Jackie Brown).

La scène d’introduction avec Pam Grier sur le tapis roulant est un double hommage : elle fait référence à la scène d’ouverture du film Le Lauréat de Mike Nichols ainsi qu’au film Superchick d’Ed Forsyth (le décor à l’arrière-plan est quasiment repris à l’identique). La scène de téléphone entre Ordell (Samuel L. Jackson) et Mélanie (Bridget Fonda) est, quant à elle, inspirée de Truck Turner de Jonathan Kaplan. Trois autres films sont directement cités dans le film : Mandingo de Richard Fleischer mentionné dans un dialogue d’Ordell, tandis que Larry le dingue, Marie la garce de John Hough et Ultime Violence de Sergio Grieco et Enzo Milioni sont regardés à la télévision par Mélanie. Enfin, le nom du personnage principal Jackie Brown est piqué au film Les Copains d’Eddie Coyle de Peter Yates : le personnage d’Elmore Leonard se nommait Jackie Burke.



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Son plus beau personnage féminin

Jackie Brown fracasse un reproche fait jusqu’alors à Tarantino, dont les deux premiers films étaient (comme ceux de Melville, l’un de ses cinéastes préférés) des « films de mecs ». Reservoir Dogs n’avait aucun personnage féminin, Pulp Fiction en avait peu, et surtout des faire-valoir. Au contraire, Jackie Brown offre le plus beau rôle féminin de toute l’œuvre de Quentin Tarantino : un personnage dont la beauté n’est pas celle des canons hollywoodiens, une femme noire et quarantenaire, intelligente et forte. Presque une anomalie dans sa filmographie. Il y aura à nouveau des personnages féminins très forts, mais ce seront des caricatures : la Mariée interprétée par Uma Thurman dans Kill Bill est une sorte de Valkyrie indestructible, les pipelettes écervelées de Boulevard de la mort sont dépourvues du moindre charisme, tandis que le personnage joué par Jennifer Jason Leigh dans Les Huit Salopards est une véritable sorcière. Par charité, il ne semble pas nécessaire d’évoquer ici la fadeur du personnage interprété par Mélanie Laurent dans Inglorious Basterds.

True Romance, scénarisé par Tarantino, avait révélé son amour des salles grindhouse des années soixante offrant en double programme des films de kung-fu et de blaxploitation. En recrutant la star féminine de ce genre, Pam Grier, Tarantino fait appel à une pure héroïne de films d’action, mais pour la faire jouer à contre-courant. La montée en puissance de son personnage tout au long du film est éblouissante. Impossible de deviner au début du film que Jackie Brown va manipuler tous les personnages, flics et gangsters, pour arriver à ses fins. On la suppose même en situation d’extrême faiblesse après son arrestation : après avoir vu Ordell tuer Beaumont Livingstone pour qu’il ne le balance pas, on la croit même en grand danger, et on s’attend à ce qu’elle soit sauvée par un autre personnage ou un élément extérieur. La séquence où elle retourne la tension pour mettre en joue son prédateur et devenir la principale menace est aussi surprenante qu’éblouissante. Elle annonce les personnages de Kill Bill et Boulevard de la mort avec plus de réalisme. Surtout, l’élaboration du « coup » au cœur du film est le fruit de la seule imagination de Jackie Brown, et prouve sa suprême intelligence et sa capacité à manipuler tout le monde, flics comme gangsters. Comme le titre l’indique (ce n’est pas pour rien que celui du roman d’Elmore Leonard a été abandonné) Jackie Brown est avant tout un grand portrait de femme.

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La résurrection d’acteurs oubliés

Parce qu’il est un cinéphile indécrottable, Quentin Tarantino aime à ressusciter des acteurs ringardisés ou oubliés : John Travolta dans Pulp Fiction, David Carradine dans Kill Bill, Kurt Russell dans Boulevard de la mort ou Jennifer Jason Leigh dans Les Huit Salopards. C’est vrai aussi dans Jackie Brown, à la différence qu’il y fait revenir deux grands acteurs qui ne sont absolument pas des stars, et qui sont même plutôt inconnus du grand public. Pam Grier évidemment, mais aussi Robert Forster, l’une des meilleures idées de casting du film. Croisé dans un restaurant quand Tarantino n’est alors que scénariste, la carrière de Forster est à l’arrêt. Auditionné sans succès pour Reservoir Dogs, il sera finalement casté quelques années plus tard pour Jackie Brown. Cette prestation lui vaudra une nomination aux Oscars et lui permettra de rejoindre à nouveau de grands films comme Mulholland Drive de David Lynch. Pam Grier aussi était dans un coin de la tête de Tarantino depuis un moment : auditionnée pour un rôle secondaire de Pulp Fiction et écartée du casting de ce film, elle ne perd pas au change. Son premier rôle dans Jackie Brown lui vaut aussi sa première nomination aux Oscars et la transforme en star. On la reverra dans Ghosts of Mars de John Carpenter.

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Une bande-son parfaite

Tarantino a avoué un jour que la première chose qu’il aimait faire quand il se lançait dans un nouveau projet de film, c’était de trouver la musique pour la séquence d’ouverture. C’est une évidence : un film de Tarantino a toujours pour corollaire une bande originale exceptionnelle, et le réalisateur a sans doute maintenu à lui tout seul le marché du disque de la musique de film pendant quelques années. Car de la même façon que le cinéaste aime citer ses souvenirs à l’image et rendre hommage aux acteurs oubliés, il est un spécialiste de la résurrection de musiciens sombrés dans l’oubli. Son amour du vintage est d’ailleurs exprimé dans le film à travers une ligne de dialogue de Jackie Brown qui justifie sa collection de vinyles : elle y a consacré trop de temps et d’argent pour passer au CD. Vingt ans plus tard, alors que le vinyle est redevenu à la mode chez tous les amateurs de musique, la phrase fait sourire.

La bande-son de Jackie Brown est un festival brûlant de soul, de funk et de classic rock, qui voit cohabiter Bill Withers avec Johnny Cash. Plusieurs chansons entendues sont aussi des hommages à d’autres films dans lesquels elles ont figuré, un procédé que Tarantino reproduira ensuite. Avant d’être le son du générique de Jackie Brown, la chanson Across 110th Street de Bobby Womack était celle d’un film du même nom avec Yaphet Kotto et Anthony Quinn. De nombreux morceaux entendus dans le film ne se retrouveront pas sur le disque de la bande originale très riche : de la soul (The Supremes, Delfonics, Meters, Roy Ayers, Michael Lovesmith), mais aussi du rock sudiste (Elvin Bishop), et même la guitare de Slash avec son groupe Snakepit, démontrant les goûts très variés de Tarantino.

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Conclusion

Jackie Brown marque pour Tarantino la fin d’une époque. Sa première trilogie de polars si différents les uns des autres constitue une œuvre à part entière et autosuffisante. À partir du film suivant Kill Bill Volume 1, son cinéma va peu à peu muter et le cinéaste va perdre une partie de ses fans qui lui reprocheront une certaine complaisance, un syndrome qui va culminer avec Boulevard de la mort, film creux et assez antipathique. Six ans séparent Jackie Brown de Kill Bill, une période que plusieurs de ses proches ont expliqué par un sévère blocage créatif. Après Kill Bill, pour certains cinéphiles, le génie de Tarantino n’éclabousse plus que par instants, sans jamais revenir à cette perfection qui définit les chefs-d’œuvre.

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Un article de Jean-Samuel Kriegk à retrouver dans notre Rockyrama n°31.