Alf Clausen : le maillot jaune des maestros
La semaine passée, Alf Clausen, le compositeur talentueux des Simpson s'est éteint à l'âge de 84 ans. Retour sur sa carrière.
La semaine passée, Alf Clausen, le compositeur talentueux des Simpson s'est éteint à l'âge de 84 ans. Retour sur sa carrière…
Juste avant le début de la saison 29, la planète Simpson a laissé sur le bas-côté l’un de ses éléments les plus cruciaux : son compositeur Alf Clausen. Entre parodies, moments touchants et autres virgules musicales, le maestro s’est préparé toute sa carrière à devenir un juke-box vivant.
Un article de Florian Etcheverry. Découvrez notre Rockyrama n°44 - L'Amérique selon les Simpson !
« Je crois vraiment que le désespoir est mère de toute invention ». Un constat lucide d’un des compositeurs les plus stakhanovistes d’Hollywood : Alf Clausen, comme la plupart des équipes créatives des Simpson, ne fait que courir contre la montre depuis le début de sa carrière. Après avoir grandi dans le Dakota du Nord, il fait ses classes en jouant du cor, puis de la basse au sein du Berklee College of Music à Boston. Loin des affinités pour le jazz classique de ses pairs, il se prend d’amour pour les premiers artistes de rhythm’n’blues : Fats Domino ou encore Little Richard. Clausen apprend ensuite la basse pour faire des bœufs et des concerts avec les groupes du coin, « et même si je n’ai jamais joué dans un groupe de rock, beaucoup d’entre eux en jouaient, ce qui m’a permis de me former un répertoire de milliers de chansons ».
En 1967, Clausen et son épouse déménagent à Los Angeles où il continue à se produire avec des big bands de jazz en soirée. La journée, il est copiste pour transcrire les partitions de centaines de musiciens qui enregistrent les scores hollywoodiens de l’époque. Alf Clausen se prend de fascination pour l’orchestration, après être tombé, étudiant, sur un livre théorique séminal d’Henry Mancini, Sounds and Scores, qui démontre les secrets d’un bon arrangement pour orchestre avec des exemples tirés de son propre répertoire. Comme d’autres « petites mains » de l’industrie, son travail lui donne accès aux partitions des plus grands de l’époque, dont… le premier Planète des singes de Jerry Goldsmith, partition qu’il pastichera plus de 25 ans après avec Un poisson nommé Selma, en saison 8 des Simpson (1997).
« Je n’ai jamais réellement voulu être un compositeur, je le suis devenu au fur et à mesure que ma carrière d’arrangeur a décollé ». Alors qu’il a quelques bandes originales de films à son actif (dont celle de Splash de Ron Howard), c’est vraiment à la télévision, pour les émissions de variété avec numéros musicaux, qu’Alf Clausen trouve chaussure à son pied. Après avoir composé, en dépannage, un arrangement musical en une nuit, il est nommé directeur musical pour The Donny and Marie Show, émission de variété présentée par Donny et Marie Osmond. Là surviendra le goût de Clausen pour les grands arrangements hollywoodiens : « c’est là que naquit mon goût pour une approche éclectique des arrangements, ce qui est une condition sine qua non quand on travaille comme directeur musical sur une émission de variétés ».

« À Hollywood, on tend à être mis dans des cases assez rapidement, et donc dans le milieu de la musique de film, on pense que les arrangeurs musicaux ne savent pas composer », ajoute Clausen, qui continue à être un chef d’orchestre dans l’ombre d’un Lalo Schifrin et à composer, sans être crédité, pour quelques musiciens. Le milieu des années quatre-vingt va apporter le meilleur terrain d’entraînement pour la musique de la célèbre famille de Springfield : en plus de son travail pour ALF, Clausen sera chargé de mettre en musique les fantaisies de David et Maddie pour Clair de Lune. Sous la houlette de Glenn Gordon Caron, les compositions de Clausen seront souvent chargées d’être la glue qui tient une post-production invariablement chaotique : « On n’avait pas de rushes sur lesquels ajouter la musique, parce qu’on tournait vraiment sur le tard avant diffusion. Je devais donc aller voir Alf et lui chantonner ces quelques mélodies, et il me regardait comme si j’avais perdu la tête », explique Caron. « Glenn était impossible avec les deadlines et pensait qu’on pouvait faire notre meilleur travail avec un pied dans le vide, déclare Clausen. Il n’y avait pas de temps pour enregistrer la musique sur Clair de Lune, on se retrouvait donc à jouer dans l’urgence, un vendredi, avec 45 musiciens. » Clausen sera distingué pour son travail sur le séminal épisode en noir et blanc de la saison 2, « The Dream Sequence Always Rings Twice » (Le rêve était presque parfait).
Vu les allers-retours avec la screwball comedy et la capacité de Clair de Lune à briser le quatrième mur, la transition avec Les Simpson aurait pu être aisée. Pourtant, Clausen ne voulait pas vraiment se retrouver à faire de la musique de cartoon ; en lieu et place, il a entrepris de les rénover, en accentuant la tension entre personnages comme s’il travaillait pour une série dramatique. « Matt Groening, lors d’une de nos premières réunions, m’a dit qu’ils n’envisageaient pas la série comme un dessin animé mais comme une série dramatique où les personnages étaient dessinés. C’est un concept qui est vraiment resté avec moi. » De facto, la série a commencé à conquérir la critique avec des histoires intimistes et c’est lors de la seconde saison que Clausen débarqua sur la série, avec le tout premier volet des « Treehouse Of Horror ».

Alors que d’autres dessins animés de la Fox n’hésitent pas à utiliser des orchestres, principalement Les Griffin, la série a pu incorporer, grâce à Clausen, autant de styles d’humour à son action que de styles musicaux, et donner du souffle à des moments réellement mélodramatiques. Avec ses 35 « inserts » musicaux composés en moyenne pour un épisode de 22 minutes, Alf Clausen a eu une approche consistante pendant des décennies : le clown blanc de la série, c’est son orchestre. « Un trompettiste m’a dit un jour qu’on ne peut pas faire plus vaudeville que le vaudeville. En d’autres termes, dans le contexte des Simpson, la musique ne sera pas un commentaire efficace à une blague si elle est jouée pour de rire. Mais si on le joue sérieusement, on implique le public et la chute de la blague n’en est que meilleure. »
Depuis son débarquement abrupt - tout comme celui de son orchestre - par la production des Simpson en septembre 2017, Alf Clausen a maintenu un profil bas. Même si les producteurs ont spécifié qu’il continuerait à avoir un rôle dans la production de la série, c’est la maison de production musicale Bleeding Fingers (cogérée par Hans Zimmer, avec un certain Steven Kofsky crédité en tant que producteur exécutif) qui a repris la suite des illustrations musicales du petit monde de Springfield. Une mini-secousse qui n’a pas eu beaucoup d’incidence sur la relative indifférence médiatique des deux dernières saisons de la série. Mais Clausen représente le dernier bastion d’une composition musicale hollywoodienne expansive qui était garantie par le cachet de prestige apporté par James L. Brooks dès ses débuts. Si la question économique, celle de rationaliser les coûts d’une série vieillissante, est une thèse certaine pour justifier le licenciement d’Alf Clausen, elle enlève aux Simpson un peu d’imprévisibilité. Peu de séries diffusées sur les networks américains usent encore des services de maestros tout-terrain et le recours aux banques de sons musicales est, plus que jamais, la solution par défaut pour l’illustration sonore d’un programme. L’influence et le style de la série ayant largement été digérés par d’autres séries plus novatrices au cours des quinze dernières années, il y a fort à parier que le visionnage d’un épisode actuel est porteur d’une transition : les entrées du Chef Wiggum ou les mésaventures de Bart ne se feront pas entendre avec l’orchestre de Clausen, mais seront présentes subliminalement dans les têtes du public.