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Le surréalisme au pays des merveilles

Cette œuvre si particulière dans le catalogue de Disney est aussi, à bien des égards, la déclaration d'amour de Walt et de son frère Roy au mouvement surréaliste.
Le surréalisme au pays des merveilles

Les aventures d'Alice au pays des merveilles est l’un des chefs-d’œuvre de la maison Disney. Il est bien entendu avant tout – avec De l'autre côté du miroir – un classique magistral de la littérature anglaise, créé par la plume formidable du mathématicien et écrivain Lewis Carroll. Mais cette œuvre si particulière dans le catalogue de Disney est aussi, à bien des égards, la déclaration d'amour de Walt et de son frère Roy au mouvement surréaliste. 


À bien des égards, Walt Disney et son frère Roy ont toujours été des admirateurs du mouvement artistique créé par André Breton dans les années vingt et défini par ce dernier dans son Manifeste du surréalisme en 1924 par ces termes : « Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale [...] »


Ce mouvement, littéraire tout d'abord, qui place au-dessus de tout le rêve, l'imagination et la perception d'associations d'idées et de formes, sera rapidement adopté par des peintres, qui comme Salvador Dali, Marcel Duchamp ou René Magritte viendront rejoindre dans les rangs du mouvement des poètes comme Paul Eluard, Jacques Prévert ou Robert Desnos.

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Lewis Carroll, qui vécut et mourut au 19e siècle, en plus d'être un professeur en mathématiques reconnu, publia de nombreux ouvrages sous son vrai nom, Charles Ludwidge Dodgson et était aussi un essayiste et un romancier génial, qui avait de longue date précédé le mouvement surréaliste, il n'en reste pas moins que son diptyque sur le voyage formidable d'Alice au pays des rêves, puisque c'est bien de cela dont il s'agit dans ces deux ouvrages, est totalement fondé sur les mêmes principes que ce que défendent les surréalistes.


En effet, le rêve est le royaume du surréalisme, et la métaphore leur langage. Quant à la façon de concevoir les récits, si Carroll n'a pas fait usage – à notre connaissance – de l'écriture automatique, la façon dont les personnages distillent leurs monologues sans se soucier le moins du monde de ce que peuvent bien dire les autres (comme le chat du Cheshire, ou comme le Chapelier toqué) correspond tout à fait à la manière qu'avaient les chefs de file du mouvement d'écrire les conversations de leurs personnages. André Breton lui-même utilise ce procédé dans sa pièce S'il vous plaît, lui qui disait de Carroll qu'il était un pionnier du mouvement.


L'onirisme des ouvrages de Carroll, leur coté loufoque et merveilleux, place Les aventures d'Alice au pays des merveilles ainsi que De l'autre côté du miroir, parmi les œuvres surréalistes et nous proposent des images aussi formidables et poétiquement irréelles que celle que Salvador Dali lui-même livrera au cours de sa vie artistique grandiose et intarissable.


Quant à Walt Disney et son frère Roy, c'est en grande partie à l'œuvre de Lewis Carroll et aux surréalistes, qu'ils doivent le succès que connaît aujourd'hui The Walt Disney Company. En effet, malgré le succès de leurs premiers projets, les Laugh-O-Grams, des petits cartoons moitié film, moitié animation, leur première société de production prend l'eau. C'est alors que les frères Disney ont l'idée de lancer une série de cartoons inspirés par l'œuvre de Carroll et appelés Alice's Wonderland.


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Dans le pilote, une jeune fille, Virginia Davis, filmée en live, visite les studios d'animation des frères Disney et plus tard lorsqu'elle rentre chez elle, s'endort et rêve qu'elle accède au merveilleux monde des cartoons ou elle côtoie des “toons” en animation dans un décor de dessin animé. Ce pilote est un succès et l'on commande plusieurs épisodes aux deux frères, toujours sur le même principe. Walt et Roy s'installent en Californie et fondent The Disney Brothers Studio – qui deviendra plus tard The Walt Disney Company. Alice sera l'héroïne de plus d'une cinquantaine de ces cartoons et c'est sur ce succès commercial que les frères Disney pourront développer les personnages d’Oswald, Mickey Mouse et finalement enfin passer au long-métrage en 1937 avec Blange-Neige et les sept nains et ouvrir ainsi l'âge d'or de l'animation.


Blange-Neige et les sept nains fut le succès mondial que tout le monde lui connaît. Pour autant Walt n'en avait pas fini, ni avec l'œuvre de Carroll, ni avec le surréalisme. Dès Fantasia en 1940, les images novatrices créées par Disney font souffler un vent nouveau sur l'animation, tant par la technicité employée que par l'univers pictural très empreint de l'imaginaire et des décors rappelant les œuvres de Dali ou de Magritte.

Dans Dumbo, le cinquième long métrage de la marque, sorti en 1941, le public va découvrir une scène particulièrement inspirée du mouvement artistique : lorsque le petit éléphant ivre voit danser des éléphants roses qui se dandinent et se transforment. Cette séquence particulièrement colorée et loufoque empreinte elle aussi beaucoup aux visuels surréalistes, et doit beaucoup à l'intérêt grandissant que Walt vouait au mouvement et en particulier à un homme, Salvador Dali.


En 1936 une exposition au MOMA de New York intitulée Fantastic Art, Dada, and Surrealism va réunir des œuvres des deux hommes, Dali et Disney. Dès lors, les hommes vont rester en contact. Dali écrivit même à Breton en ces termes « Je suis venu à Hollywood où je suis en contact avec trois grands surréalistes américains, les Marx Brothers, Cecile B. Demille et Walt Disney. »

L'admiration semblait être partagée et en 1945 Walt Disney envoie une demande de collaboration à l'artiste espagnol. Il voudrait qu'ils travaillent ensemble sur un film d'animation.


Pendant plus d'un an, les deux hommes vont travailler sur un court métrage d'animation utilisant l'univers pictural de Salvador Dali, destiné à faire partie d'un film à sketches comme Fantasia. Ils vont choisir une musique mexicaine de Ray Gilbert et Armando Dominguez, intitulée Destino, qui sera aussi le nom du film. Dali partage son temps entre les studios Disney et son travail. Il va fournir plus de 200 croquis, une centaine de storyboards et des pages et des pages de notes aux animateurs afin de leur transmettre ses envies et son inspiration. Walt Disney pousse ses illustrateurs à se confronter au style de l'artiste surréaliste et à s'inspirer de son travail, ce qui va insuffler un style novateur et plus libre au sein du studio.


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Pourtant les deux hommes, aux caractères trempés, ont du mal à s'entendre sur ce que doit être le storytelling. Lorsqu'ils parlent du projet, là où Disney voit « une simple histoire d'amour », Dali lui décrit Destino comme « le portrait magique des problèmes de la vie dans le labyrinthe du temps. » En 1946 la guerre rattrape tout le pays et le studio va mal. Le développement de Destino coûte très cher et Disney ne peut continuer à employer Dali avec plus de 4 millions de dettes, Walt met un terme à la collaboration avec l'artiste cette année-là, laissant tout le travail préparatoire de côté.


Mais alors qu'il est obsédé par la création d'un parc à thème conçu autour de l'univers Disney, le grand manitou donne le feu vert à la mise en production du film Alice au pays des merveilles. Cette adaptation, que Disney voulait faire depuis si longtemps, fut très compliquée à mettre en image. Disney doit faire fusionner les deux livres, raccourcir l'histoire, enlever certains personnages, en amalgamer d'autres et même en créer un, la poignée de porte, afin de plonger le spectateur directement dans l'histoire. Encore une fois il semblait donc que storytelling et surréalisme ne fassent pas bon ménage avec la vision que se faisait Walt Disney d'un bon film d'animation.


Pourtant le film fonctionne parfaitement, et malgré les critiques sévères qu'il a dû essuyer lors de sa sortie en salle en 1951, il respecte l'univers et la justesse nonsensique qui caractérise l'œuvre de Carroll. Côté animation, les couleurs et le dynamisme contribuent à donner vie à l'écran à ce monde merveilleux et enchanteur. La galerie de personnages hauts en couleur est au rendez-vous et si les livres ne sont pas respectés de bout en bout, il manque toute la partie sur la chasse au Snark à laquelle Walt a dû renoncer à contrecœur ainsi que quelques autres saynètes. Le film reste un des grands classiques du studio et la meilleure adaptation des aventures d'Alice à ce jour.


Mais Walt n'était pas satisfait du travail accompli et des coupes qu'il a dû opérer. Si la maison aux grandes oreilles à fortement évoluées grâce et au contact du mouvement surréaliste et en particulier de Salvador Dali, avec le peu d'amour que le public porta au film d'Alice lors de sa sortie et avec le projet de Destino enterré, c'est un peu amer que Walt referma le livre du surréalisme. En 1969, Dali – qui n'en avait pas non plus terminé avec Alice – illustra de manière admirable une édition du livre de ses couleurs et de son trait si particulier. En quelques lignes et à grand renfort de tonalités vives, Dali sublime le texte et ajoute à l'imaginaire une dimension supplémentaire.

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Aujourd'hui les studios Disney ont sorti deux adaptations live des romans de Carroll avec Tim Burton aux manettes, et Jonnhy Depp en Chapelier toqué, et c'est James Bobin qui réalisera la suite du film. Avec sa vision elle aussi très surréaliste, Burton semblait être le bon choix pour mettre en image Alice et l'univers du pays des merveilles. Pourtant, loin du chef-d'œuvre de Carroll et de celui de Disney, ce que le film gagne en outrance colorée, l'histoire le perd en grand guignol et en ennui.

Burton a noyé l'âme du roman sous des couches hirsutes de couleurs bariolées, qui, si elles ont l'avantage de faire appel à notre imaginaire, font couler comme autant d'hectolitres de peintures la poésie, l'émotion et l'émerveillement, au fond d'un puits grotesque de saynètes dénuées de corps. La forme en lieu et place du fond, voilà qui n'est pas très surréaliste, surtout lorsqu'il n'y a plus du tout de place pour la rêverie, tant chaque chose semble être tournée en dérision. Quant à la suite, elle n'est qu'une estampe pastel et délavée de la vision de Burton et sans véritable maître à bord, l'édifice a tôt fait de s'effondrer comme un château de cartes.


Mais fort heureusement, la folle histoire d'amour entre Disney et le surréalisme aura finalement eu l'héritier qu'elle méritait. En 1999, lorsque les studios travaillaient sur la suite de Fantasia, Fantasia 2000, Roy le neveu de Walt est retombé sur les travaux préparatoires de Destino. Il décide alors de terminer ce que son illustre oncle Walt avait commencé et confie la tâche d'achever le film aux studios français de Disney. C'est ainsi que sous la direction de Dominique Montféri, l'équipe a su donner vie à ce chef-d’œuvre en devenir qu'était resté Destino.


Depuis 2003, ce qui devait s'imposer comme l'achèvement, mêlant les styles comme les deux corps de ses protagonistes, et faisant danser à l'unisson le travail de ses deux créateurs de génie qu'étaient Walt Disney et Salvador Dali, est donc désormais disponible sur internet. En 6 minutes 30, Destino nous emporte au cœur des toiles de Dali, entre animation et images de synthèse, entre musique et poésie, entre ballet et tragédie. Une ode animée à la gloire de l'amour, de la vie et du rêve, qui résume à elle seule le lien profond qu'avaient pressenti les deux génies, entre la vision surréaliste et ce que l'animation pouvait apporter à ses toiles et à ses univers, en les rendant vivantes.


Texte par JAC.