Created by Richard Schumannfrom the Noun Projecteclair_rocky
Design, Article & Cream
superstylo

Looney Tunes Cartoons : ou comment réanimer une franchise classique.

À l’occasion du lancement français de Looney Tunes Cartoons, on s’entretient avec Pete Browngardt de cet exercice d’équilibriste, jamais tenté depuis au moins vingt ans, et pour cause.
Looney Tunes Cartoons : ou comment réanimer une franchise classique.

Le passage à l’an 2000 n’aura pas été de tout repos pour la franchise des Looney Tunes, un temps synonyme d’héritage de la grande époque de Warner Bros., génératrice de milliards de dollars en produits dérivés, mais dans une impasse créative. Le film Looney Tunes Back in Action, conspué par la critique, les fans et même, plus tard, par son réalisateur Joe Dante, mettra un coup d’arrêt aux projets de courts-métrages avant les films familiaux. Disponibles plus tard en bonus de coffrets vidéo, ces courts-métrages variaient grandement en style, en intention et en qualité. Puis, en 2011, le Looney Tunes Show est arrivé sur Cartoon Network, en faisant bouger toute sa galerie de personnages dans une banlieue américaine pour reprendre les codes de la sitcom. Des séries animées qui ont connu un certain succès, mais dont les ambitions créatives pouvaient être en retrait. Puis, en 2018, coup de tonnerre : Warner Bros. Animation annonce la mise en projet de 1000 minutes de nouveaux cartoons dans la droite lignée de la série classique, reprenant même certains designs. Le tout sous la houlette de Pete Browngardt, créateur de la série Uncle Grandpa pour Cartoon Network. Le résultat, disponible sur Boomerang depuis le 9 juin est un concentré de créativité qui ne se fige jamais dans l’hommage, optant plutôt pour la transposition de personnages classiques dans des contextes modernes (une maison connectée pour Porky Pig, une voiture sans conducteur pour Bugs). Même si le format ne reprend pour le moment qu’une poignée de personnages triés sur le volet, il témoigne d’un respect impressionnant du délire et des tics des originaux. À l’occasion du lancement français, on s’entretient avec Pete Browngardt de cet exercice d’équilibriste, jamais tenté depuis au moins vingt ans, et pour cause.


Propos recueillis par Florian Etcheverry.

looney-tunes-cartoons-ou-comment-reanimer-une-franchise-classique

Florian Etcheverry : Tel que je le comprends, vous avez proposé aux cadres de Warner Bros. Animation de réaliser un court-métrage des Looney Tunes, et ils sont revenus vers vous en vous proposant de superviser 1000 minutes de nouveaux programmes. Dans le monde de l’animation, c’est une rareté. On commande souvent 13 épisodes, cela peut monter jusqu’à 30, mais jamais jusqu’à 10 saisons. Quel était le raisonnement pour une commande aussi grosse ?


Pete Browngardt : Je crois qu’ils voulaient faire autant de Looney Tunes bien avant que j’arrive sur le projet. C’était une initiative de l’ensemble du studio de faire revenir tous les personnages, non seulement parce qu’à mon avis, ce sont les meilleurs personnages de l’histoire de l’animation, mais aussi parce qu’ils savaient qu’ils allaient produire un Space Jam 2 et que c’était le moment de les ramener dans la pop culture. D’ailleurs, je suis très heureux que Looney Tunes Cartoons soit enfin lancé à travers le monde et en Europe, parce que ce type de comédie est très cher à cette région du monde et que je sais qu’on le respecte beaucoup, tout comme moi.


F : Qui a eu l’idée de commander autant de cartoons ?


P : C’était une idée qu’ils avaient d’avoir 1000 minutes de contenu, et finalement ils ont décidé que ce serait sur notre programme. On a réalisé, je crois, à peu près 209 segments.


F : La grande nouveauté dans la structure du programme, ce sont les segments de transition qui sont calés entre les deux cartoons composant un épisode. Ils mettent en scène des personnages qui peuvent revenir avec leur propre histoire ou non, avec des principes et des idées plutôt simples. Lorsque vous avez mis l’écriture en chantier, est-ce que certaines de vos idées ont été conçues d’abord pour ces segments ?


P : L’idée au départ était de faire tenir tous nos segments dans des épisodes de 10 à 13 minutes. On savait qu’on devrait avoir quelque chose pour équilibrer la durée. Quand j’ai demandé au président du studio, Sam Register, combien de temps il voulait que les histoires durent, il m’a répondu : « La durée qu’il faut. Peu importe, tant que la durée est appropriée. » Mais ça a été calculé. Tout le monde s’est réuni, producteurs, scénaristes et storyboaders… D’ailleurs il n’y avait qu’un scénariste à part entière, tout a été créé par des « cartoonists » [artistes qui storyboardent et créent un cartoon, ndr], un peu comme sur des séries comme Ren & Stimpy, Adventure Time, Bob l’éponge et même les cartoons originaux des Looney Tunes. On prenait une base de départ, par exemple Marvin le Martien qui arrive sur une planète et plante son drapeau, et il se passe toujours quelque chose de différent avec le drapeau. On pitchait des idées et ensuite, on attribuait un storyboarder pour exécuter 5 à 7 idées de ce type pendant 4 semaines. Le début était le même, et on pouvait changer la suite sur chaque segment. Si ça ne nous faisait pas rire à l’unisson, on ne le faisait pas.


looney-tunes-cartoons-ou-comment-reanimer-une-franchise-classique

F : La série est en production depuis très longtemps. Elle a été annoncée en 2018 pour un démarrage en 2019. Est-ce qu’elle a toujours été conçue pour la télévision, ou est-ce que certains cartoons peuvent se retrouver en avant-programme au cinéma, que ce soit aux États-Unis ou à l’international ?


P : On a commencé sans diffuseur, cela montre bien que Warner Bros. voulait le faire, et savait qu’ils vendraient la série quelque part grâce aux Looney Tunes. Pour ce qui est d’en sortir certains au cinéma, on en a discuté, mais c’est tombé à l’eau à cause de la pandémie. Mais l’un des moments le plus mémorables depuis que je travaille sur Looney Tunes Cartoons est d’avoir pu le montrer au public au Festival d’Annecy.


F : En regardant les crédits, j’ai souvent vu les mêmes noms revenir pour les cartoons : Ryan Kramer, Kenny Pittenger entre autre. Mais j’ai loupé le fait que vous avez un « réalisateur superviseur », Alex Kirwan. Quel est son rôle dans la production, sur le plan créatif et pour arriver à maintenir une cohérence stylistique ?


P : On formait une équipe, tous les deux, et on prenait toutes les décisions ensemble même si j’ai le dernier mot. On n’avait jamais travaillé ensemble auparavant, mais je connaissais son travail et je voulais l’embaucher pour ce projet. Alex est un artiste et storyboarder brillant : il sait dessiner, peindre, écrire, faire tellement de choses. C’est un autodidacte qui a servi de directeur artistique sur beaucoup de séries et a été embauché à Hanna Barbera Studios dès l’âge de 17 ans. On partage un amour de l’animation classique, que ce soit les cartoons originaux des Looney Tunes, de Walt Disney, etc. J’avais déjà plusieurs ébauches prêtes, et je lui ai montré quand on s’est rencontré. Il avait d’abord pas mal de réserves, mais il a des exigences qualitatives très fortes et il pousse l’équipe à atteindre ce niveau-là. Je ne pense que personne n’est plus qualifié pour m’aider à produire ce projet que lui. Il a travaillé avec des gens très talentueux comme Genndy Tartakovsky, et je savais qu’il faudrait le convaincre, parce que la barre de la franchise Looney Tunes est placée très haut. Ce sont parmi les meilleurs cartoons jamais produits de l’histoire, et il fallait que j’aie une équipe à la hauteur.


looney-tunes-cartoons-ou-comment-reanimer-une-franchise-classique

F : Afin de vous préparer à la production, vous avez étudié la structure et les gags de la série originale. Vous avez également regardé ceux qui prenaient des libertés avec le format, et pourquoi ils le faisaient. Est-ce que c’est quelque chose que vous avez essayé de reproduire dans Looney Tunes Cartoons ?


P : On a beaucoup travaillé sur la structure, mais on a essayé d’être iconoclastes parce que ça nous faisait rire ou que c’était inattendu. Tex Avery est le parrain de ce médium et c’est le maître des gags inattendus. Donc quelquefois, c’était bien de casser les règles pour de rire : le public ne s’y attend pas. On a été très méthodiques, on a regardé l’intégrale des cartoons disponibles, pour qu’on puisse référencer les couleurs, les compositions, la gestion de l’espace… C’est comme si on prenait des cours du soir en école d’animation pour cartoons. L’équipe de la Warner Bros. a aussi eu quarante ans pour faire évoluer ces artistes, trouver une forme d’art, inventer un langage cinématographique. On s’en est aussi tenus aux duos classiques, car en termes de dynamique comique, cela fonctionne. Si on met Sam le pirate et Charly le coq ensemble, ça ne fonctionne pas. On a décidé de prendre majoritairement en modèle les cartoons des années 1940, parce que c’est là où les équipes avaient le plus de passion et avaient affiné leur style artistique. Il y avait beaucoup de compétition entre les réalisateurs de l’époque : Bob Clampett, Chuck Jones, Robert McKimson, Tex Avery avant qu’il parte pour la MGM…


F : Ma plus grosse surprise en découvrant les cartoons, c’est que le design de votre Bugs Bunny est vraiment fidèle à celui des cartoons de Bob Clampett. Mais aussi la prééminence des cartoons mettant en scène Daffy et Porky : un duo qui a été progressivement écarté dans la série après les années 1940. Qu’est-ce qui vous a poussé à les faire revenir sur le devant de la scène aussi souvent?


P : Parce qu’on aime ces personnages. On aime les cartoons de Frank Tashlin avec eux, et on pense que c’est un des meilleurs tandems comiques de l’histoire du cinéma, aux côtés de Laurel et Hardy, Abbott et Costello, Bob Hope et Bing Crosby. Et les tandems mal assortis sont faits pour durer en comédie : on a Frangins malgré eux (Step Brothers), Dumb & Dumber… Je pense que ça manquait dans les cartoons, et je voulais les revoir ensemble. Porky est un personnage bienveillant par nature, qui essaie toujours de faire le bon choix, et Daffy est ce canard absolument timbré et lunatique, qui part dans tous les sens : il peut être fâché, en pleurs, sincère… Il peut interpréter toute une palette d’émotions. C’était très drôle d’écrire ces segments, d’autant plus qu’on peut les insérer dans n’importe quelle situation comique : traquer un trésor, avoir besoin de faire laver leur voiture, l’un d’eux passe un entretien d’embauche… Et quand on était en production, Porky et Daffy ont généré les moments les plus amusants, parce que leurs personnalités sont tellement bien définies.


looney-tunes-cartoons-ou-comment-reanimer-une-franchise-classique

F : Looney Tunes Cartoons peut aussi être l’endroit où une simple idée peut faire tenir l’ensemble d’un segment, comme ce cartoon où le Diable de Tasmanie affronte un geyser. Est-ce que pendant la création de ces épisodes, quand une idée était pitchée, quelqu’un s’écriait : « c’est bien, c’est intéressant, continue, on va voir où ça va ? »


P : On est dans une grande pièce de conférence avec Alex Kirwan, des cartoonists comme Johnny Ryan, avec beaucoup de crayons et de stylos, et on réfléchissait à ce qui se passerait lorsque Taz rencontre un geyser. Tout le monde imaginait des gags, et ensuite on avait toute une pile de feuilles avec des gags. On scannait tout ça et un storyboarder imaginait un moyen de les enchaîner. C’est comme ça que c’est allé aussi loin. On se motivait réciproquement et il y a un peu de compétition, mais de compétition bon enfant et fun. C’est un peu comme être en primaire et faire le pitre dans une classe : on fait un dessin marrant, on le passe sur la table d’à côté pour qu’ils ajoutent des blagues. D’une certaine manière, c’est aussi bête que ça. Quand le storyboarder revient, il nous montre une ébauche du segment, on lui donne des notes, on essaie d’ajuster et il repart travailler dessus quelques semaines. Puis on a une ébauche finale à animer. D’autres fois, on faisait un pitch en groupe, un procédé que j’apprécie particulièrement : tous les artistes sont dans une même pièce, peu importe leur département. On pitche nos idées devant tout le monde, pour voir ce qui fonctionne. C’est important, parce que si on fait les choses seuls dans notre coin, on ne sait pas si ça va trouver son public.


F : Le programme est diffusé à une ère où l’animation et ses techniques ont fait des progrès révolutionnaires : des modélisations photo-réalistes de personnages, de la réalité virtuelle, la motion capture… Alors que l’on reste toujours en 2D pour cette série. Est-ce qu’il y a quelque chose dans la série qui pourrait passer au-dessus des têtes de la jeune génération qui n’a pas forcément grandi avec les originaux ?


P : En ce qui me concerne, je distingue les films d’animation et les cartoons. Le cartoon est un langage à part entière. On utilise la technologie à notre avantage. Certains des sketches sont dessinés à la main pour nos storyboards, mais ensuite on utilise un logiciel pour les redessiner pendant le processus d’animation. On a travaillé avec quatre studios d’animation à travers le monde pour produire les saisons : un aux Philippines, deux au Canada et un en Corée du Sud. On essaie de garder un aspect d’animation traditionnelle, comme si c’était animé en celluloïd, mais ça a demandé du travail pour que ça ne fasse pas trop « numérique » dans le rendu. Quelquefois ça a marché avec certains épisodes, moins avec d’autres. Il y a une certaine chaleur et une beauté dans le rendu des cartoons traditionnels, et c’était compliqué à recréer. Heureusement, sur le plan technique, on a des logiciels d’animation qui nous permettent de jouer avec la colorimétrie.


F : Est-ce que la production est terminée ? Et est-ce que vous avez appris quelque chose en travaillant dans l’univers des Looney Tunes dont vous n’aviez peut-être pas conscience avec vos précédentes séries ?


P : À l’heure actuelle, certains segments sont encore en finalisation, mais en gros on est passé à la postproduction sur l’ensemble de la série : montage, son, etc. J’ai beaucoup appris pendant la production, c’était une véritable expérience. Mais je dirais que ce que j’ai appris en particulier, c’est un véritable respect envers leur structure pour leurs courts-métrages, et la manière dont ils avaient l’instinct que le public saurait ce qu’il y a à savoir en les découvrant. Chaque cartoon classique des Looney Tunes part de zéro. Grosminet a toujours faim, le Coyote découvre toujours Bip-Bip et se met en chasse. Ce sont des films à part entière, pas comme des séries où on s’attend à la réaction d’Homer Simpson ou d’autres héros… Chaque cartoon remet les compteurs à zéro. C’est le respect du point de départ, et leur intelligence. On a essayé d’avoir des points de départ à la fois intelligents et amusants pour rendre les gags plus drôles ensuite. Et quand on a des personnages aussi singuliers, cela devient plus facile d’écrire des histoires pour eux : on les met dans des situations où on sait ce qu’ils feront. Si on a un personnage à l’écran qui est difficile à comprendre, auquel on ne s’identifie pas, personne ne saura l’histoire qu’on veut raconter. Et c’était vraiment un exercice d’humilité de suivre les pas de ces classiques ; à un certain moment, j’ai arrêté de les regarder, ça devenait trop intimidant. Je disais toujours qu’on n’arriverait jamais à faire aussi bien qu’eux, parce qu’on avait trois ans là où ils en ont eu quarante. Mais on suit la trace de géants de l’animation, et on essayait juste de ne pas se casser la gueule.


Les épisodes inédits de Looney Tunes Cartoons (11 à 20) sont diffusés tous les jours sur Boomerang jusqu'au 12 juillet, et disponibles sur Boomerang à la demande


Propos recueillis par Florian Etcheverry.

looney-tunes-cartoons-ou-comment-reanimer-une-franchise-classique