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Rencontre avec Daniel Pemberton, le compositeur de la B.O. de Cartel

Arrivé de nulle part pour le grand public, Daniel Pemberton a fait une entrée fracassante dans le grand monde de la bande originale de film.
Rencontre avec Daniel Pemberton, le compositeur de la B.O. de Cartel
Arrivé de nulle part pour le grand public, Daniel Pemberton a fait une entrée fracassante dans le grand monde de la bande originale de film. Il est derrière les baguettes de la musique du film The Counselor (Cartel) de Ridley Scott. Ce numéro était le prétexte idéal pour aller lui poser quelques questions à ce sujet. On en a profité pour lui toucher 2, 3 mots de son autre chef-d'oeuvre : l'édifice musical incroyable qu'il a façonné pour Steve Jobs de Danny Boyle. Et surprise, les deux B.O. sont liées.
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"Blade Runner est probablement une de mes partitions préférées de tous les temps"

— Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

J'ai commencé à faire de la musique autour de l'âge de 15 ans. Bizarrement, à 16 ans, j'avais réussi à faire publier un album d'avant-garde ambient bricolé dans ma chambre. Ça s'appelait Bedroom et c'était sorti sur un petit label culte allemand spécialisé dans la musique électronique qui s'appelait Fax Records. À travers ça, je suis rentré en contact avec un réalisateur et j'ai écrit ma première partition pour une émission télé à 17 ans alors que j'étais encore à l'école. Je ne sais pas exactement ce que je faisais à cette époque, mais on a continué à me proposer du travail. Donc j'ai continué à travailler et j'ai appris sur le tas en acceptant systématiquement des nouveaux défis. C'était il y a plus de vingt ans maintenant et pratiquement tout ce que je sais maintenant date de mon travail acharné à cette époque. Quand j'ai rencontré Ridley [Scott] pour la première fois, il m'a dit quelque chose de très cool : il m’a dit qu'il avait appris à réaliser en filmant des millions de publicités et que j'avais fait la même chose, à la télévision. J’ai eu l’impression à ce moment-là, que mes « 10 000 heures passées dans un garage » n’avaient pas servis à rien. J’aime cette idée.


— Comment êtes-vous venu à la musique de film ?

J'ai toujours voulu écrire pour des films mais ça prend du temps pour être repéré. Avec le recul, je pense que c'est une bonne chose, que ça m'a permis d'expérimenter et d'apprendre différentes techniques d'écriture lorsque je travaillais pour la télé.


— En 2013 vous composez la musique de The Counselor (Cartel) pour Ridley Scott. Quel était votre lien avec les films de Ridley Scott ?

En grandissant, comme beaucoup d'autres gamins, j'ai fait mon éducation cinéphile avec les films de Ridley Scott. Non seulement il a réalisé quelques-uns des films les plus iconiques de l'histoire du cinéma moderne, mais il est aussi responsable de quelques-unes des bandes originales les plus emblématiques. L'idée même que je pourrais un jour travailler pour lui me semblait irréaliste. Blade Runner est probablement une de mes partitions préférées de tous les temps et le fait de rejoindre des gens comme Vangelis, Jerry Goldsmith et Hans Zimmer parmi les artistes qui ont travaillé pour lui était très intimidant – mais aussi très excitant.


— La musique du film vous est-elle venue dès la lecture du scénario, ou seulement des premiers rushs du film ?

J'essaie d'être impliqué dès l'écriture du script parce que ça me donne plus de temps pour expérimenter des idées originales mais pour Cartel je suis arrivé sur le projet lorsqu'ils commençaient le montage. J'avais déjà écrit la musique d'un court métrage réalisé par les cinéastes français François Alaux et Hervé de Crécy, et monté par le monteur de Ridley, Pietro Scalia, donc j'avais déjà de bonnes relations avec lui.


— Paradoxalement votre bande originale est plutôt « lumineuse » au regard de la « noirceur » du film, vouliez-vous donner un peu d’air et d’espoir au spectateur avec la bande son ?

Ah! Je ne pense pas que ma musique soit si lumineuse que ça, mais peut-être que par contraste avec la dureté du film, elle l'est.

"Cartel est un film très atypique"

— L’aspect « western », « mexicain », de la bande son vous est-elle venue naturellement ?

C'est drôle parce que ça vient d'une idée de Pietro Scalia. Pietro est très impliqué dans la musique tout au long du film et pour lui la benne à ordure était un personnage du film à part entière, et donc il méritait son thème propre. Quasiment tous les autres personnages se font tuer mais le camion continue à avancer. C'est comme ça qu'on a eu cette idée un peu ironique de lui associer cette musique mexicaine enjouée. Parce que c'est un camion indestructible, qui avance malgré le chaos qui l’entoure.


— Comment s’est passée votre collaboration avec Ridley Scott ? Quelle a été votre méthode de travail ?

Ridley n'a aucun problème à vous laisser beaucoup de liberté et à vous permettre de suivre votre instinct. Il vous laisse libre de faire ce que vous voulez. Si quelque chose ne lui plait pas, il le fait savoir – et il est possible d'en discuter – ce qu'on a fait. J'ai aussi trouvé ça génial parce qu'il est aussi à l'écoute de votre point de vue, au lieu de simplement donner des ordres. Tout le processus s'apparente à de la collaboration. Comme c'était mon premier gros film hollywoodien, j'étais terrifié la plupart du temps mais c'était formidable de travailler avec lui. Je viens de faire un autre film pour lui, Felt, qui est un film qu'il a produit au sujet du Watergate, réalisé par Peter Landesman et avec Liam Neeson. C'était génial de retravailler avec lui et de définir ensemble ce que la musique du film devait accomplir. C'est un excellent collaborateur.


— Vous maniez aussi bien le symphonique que le synthétique, la question de l’un ou de l’autre s’est-elle posée pour Cartel ?

Cartel est un film très atypique. Il y a tellement de personnages et l'histoire est racontée tellement bizarrement que c'était difficile de déterminer précisément les impressions que la musique devrait transmettre. Une bonne partie du travail a consisté, d'une certaine façon, à tâtonner. J'écrivais quelques idées et on les essayait avec certaines scènes pour voir ce que ça donnait. Certaines sont restées, d'autres ont fini à la poubelle. Mais à travers ce processus, on a commencé à comprendre ce que la musique pourrait apporter au film et on a peaufiné l'écriture dans ce sens. Ridley est très ouvert à l'utilisation de sonorités inhabituelles et j'essayais toujours de pousser pour obtenir quelque chose qui sonne de façon totalement originale tout en conservant une puissance émotionnelle. Le son que j'ai utilisé pour le motif de l'alarme ressemblait pour lui à du « sang traversant de la gaze » et il a adoré l'originalité. Donc j'ai essayé d'utiliser ça au maximum lorsque je le pouvais. J'avais commencé avec l'idée d'utiliser autant que possible des sons produits avec des fils métalliques, vu que le film comporte énormément de câbles, et ce son n'est en fait rien d'autre qu'un aimant sur un fil métallique. La musique de Cartel est donc un habile mélange de synthétique et d’instruments « classiques ». 


— Pour parler de l’une de vos autres grandes œuvres, l’une des bandes originales qui reflète le mieux cette dualité est celle que vous avez composé pour Danny Boyle et son film Steve Jobs. Pour celle-ci vous ne choisissez pas, et mélangez les deux genres. Comment arrivez-vous à allier le symphonique et l’électronique ?

C'était dû au fait qu'Aaron Sorkin avait écrit le script avec une structure en trois actes. Danny allait filmer chaque acte différemment, donc on a décidé de mettre chaque acte en musique différemment aussi. L'idée du premier acte était la naissance de la technologie ; je voulais capturer l'excitation et l'enthousiasme de ce moment et il me semblait que le synthétiseur était l'outil idéal. Donc on a utilisé presque exclusivement des instruments de cette époque – ce qui m'a forcé à écrire différemment aussi – pour essayer de capturer l'esprit d'une période encore analogique. Au passage, en grandissant, j'ai été profondément influencé par un de vos compatriotes, Jean-Michel Jarre, donc c'était très amusant de revisiter ce genre de musique. Tout le deuxième acte était tourné dans l'Opéra de San Francisco et je voulais retranscrire la théâtralité et les enjeux du lancement, donc en gros j'ai essayé d'écrire la musique comme s'il s'agissait d'un opéra. Pour le troisième acte, le Mac devient enfin ce que je pense que Steve Jobs avait toujours voulu qu'il soit, un outil que tout le monde pourrait utiliser pour écrire et créer. Donc j'ai essayé de me limiter au monde numérique contenu dans la machine.


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"Chaque film est différent. C'est toujours une énigme à résoudre"

— Comment passez-vous d’un genre à l’autre dans votre esprit ? Est-ce le même processus de composition ?

Chaque film est différent. C'est toujours une énigme à résoudre et j'essaie de ne pas me répéter si c'est possible. Je pense qu'il y a beaucoup de musique qui consiste à recycler les mêmes choses encore et encore. J'essaie de faire en sorte que chaque film soit très différent musicalement, si je peux, parce que même si c'est long et complexe, le résultat est bien plus appréciable.


— Pouvez-vous nous raconter la conception, de votre idée à la composition, d’un morceau comme Change the world ? Un chef-d’œuvre… 

J'ai acheté beaucoup de synthétiseurs d'avant 1984. Le meilleur que j'aie est un modèle particulièrement iconique appelé le Yamaha CS80. Il est surtout connu pour être un des instruments principaux de Vangelis (il l'utilise tout au long de Blade Runner, N.D.L.R.), et comme Steve Jobs était à l'époque un grand fan de Vangelis (il a utilisé la musique des Chariots de Feu pour le lancement de 1984 et lui avait demandé d'écrire la musique pour la fameuse publicité de Ridley Scott, N.D.L.R.), je me suis dit que c'était un bon point de départ. J'avais quelques accords avec lesquels je m'amusais et j'ai commencé à les jouer sur ce synthé. Je les ai joués plutôt en arpège et j'ai construit autour de ça. Danny a adoré la piste et on a du la retravailler quelques fois pour le film mais je voulais qu'elle retranscrive l'ambition et l'optimisme de Steve Jobs à ce moment-là.


— Quels sont vos prochains projets ?

Je viens de finir la musique d'un film sur le Watergate qui s'appelle Felt et j'ai un film qui est récemment sorti, Gold, avec Matthew McConaughey. Pour celui-là, j'ai même pu écrire une chanson avec Iggy Pop et Dangerous, ce qui était une surprise vraiment cool. Ensuite, je pense qu'il y a le King Arthur de Guy Ritchie. C'est un gros film hollywoodien mais je me suis démené pour proposer une partition un peu inhabituelle. Je suis vraiment très content de la façon dont elle sonne. Je pense qu'elle contient pas mal d'idées intéressantes, en particulier pour un gros film de studio. On m'y entend beaucoup crier et respirer !


— Enfin, de quel film existant ou à venir rêveriez-vous d’avoir composé, ou de composer le score ?

En général, quelque chose de très différent de ce que j'ai fait juste avant. J'aime passer du coq à l'âne et relever des nouveaux défis mais aussi avoir des surprises, donc je n'arrive pas à rêver d'un seul film idéal. Mais n'importe quel film qui me permet d'aborder la musique en dehors des conventions est toujours excitant !


Propos recueillis par Lindsay Johan