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Zelda : le jeu vidéo qui poussait comme une plante

Cette sensation de perpétuelle réinvention du monde par l’extension de ses limites devient dès lors l’horizon ludique de Zelda, que chaque nouvel épisode tâche de réactualiser de façon originale.
Zelda : le jeu vidéo qui poussait comme une plante

Selon les cycles de l’éternel retour qui caractérisent Zelda, chaque nouveau jardin naît d’une idée ou d’un souhait, d’une volonté de ses concepteurs de redistribuer les cartes des jeux précédents pour donner à jouer une nouvelle version du monde. À l'occasion de la sortie du très attendu The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom, retour sur le jeu-vidéo qui poussait comme une plante.


Article par Victor Moisan, paru dans Otomo n°13 : la révolution Nintendo, toujours disponible en kiosque, librairie et sur notre shop !

En 1976 paraît un étrange album de morceaux instrumentaux, présentés par la pochette comme « de la musique d’ambiance, emplie de chaleur et de beauté, spécialement conçue pour favoriser la croissance des plantes ». Ce disque entièrement composé au synthétiseur modulaire Moog est signé par l’un des pionniers de la musique électronique, Mort Garson. Il s’agit d’un concept album qui ne sera jamais commercialisé, mais seulement distribué – avec un petit livre d’horticulture aux illustrations aussi vertes que charmantes – auprès des clients du magasin Mother Earth Plant à Los Angeles pour tout achat d’une plante d’intérieur. Les dix courtes pistes composant l’album ne sont cependant pas destinées aux oreilles des acheteurs. Elles s’adressent aux plantes elles-mêmes, citation à l’appui d’un botaniste émérite du Tamil Nadu qui explique que « sans l’ombre d’un doute, les ondes sonores harmonieuses ont une influence sur la croissance, la floraison et les semences des plantes ». L’idée que les végétaux seraient doués de perception sensible creuse le sillon des mouvances post-hippie fleurissant alors en Californie. En résulte ce disque mélodieux et tendre, depuis devenu culte, tout entier dédié à la vie secrète des plantes.


Le caractère synthétique et passablement rudimentaire des compositions de Mort Garson évoque, avant l’heure, l’avènement de la musique chiptune du jeu vidéo des premiers temps. Plus encore, c’est l’écoute de la piste intitulée « Concerto for Philodendron and Pothos » qui frappe aujourd’hui l’oreille des joueurs : ses premières mesures, surgissant sur des arpèges scintillants, sont en tous points identiques au célèbre motif musical de la « Berceuse de Zelda ». Composée par Koji Kondo une quinzaine d’années plus tard, cette piste apaisante apparaît d’abord dans A Link to the Past (1991) avant de devenir l’un des leitmotivs d’Ocarina of Time (1998). La berceuse constitue l’hymne de la princesse Zelda ainsi qu’une sorte d’emblème pour la série tout entière. Sa ritournelle en trois notes lancinantes dessine des triangles imaginaires (et, dans le cas d’Ocarina of Time, où il s’agit de jouer les notes à l’aide des touches de la manette, des triangles bien réels produits par les doigts du joueur !) qui eux-mêmes recomposent la triade symbolique de la Triforce, une relique sacrée équivalente au Graal dans l’univers de la saga.


Dans ces jeux aux accents cataclysmiques où s’affrontent héros de lumière et forces des ténèbres, la « Berceuse de Zelda » ne colporte pas seulement les échos d’une lignée royale opposée à l’avènement du Mal. Elle incarne l’idée d’une pureté originelle qui s’allie aux actions curatrices de notre quête, puisque le principe moteur de Zelda consiste généralement à arpenter un monde moins pour l’exploiter que pour le guérir. Le joueur, cependant, ne tient pas le rôle de la princesse, mais celui de Link, petit elfe en tunique verte dont la fonction, comme l’indique son nom, est d’être un véhicule ou un agent de cette vaste entreprise de purification. Ainsi parcourt-il le royaume d’Hyrule, épée et bouclier en main, en « ré-unissant » ce monde en même temps qu’il le découvre ; car l’aventure dans Zelda est tout autant fondée sur l’exploration d’un territoire jouable que sur le plaisir qu’il y a à le manipuler, à en relier les zones pour mieux le cultiver, à le transformer et à l'aider à croître par la résolution de rébus et d’énigmes. Parmi ces dernières, on trouve fréquemment des interactions à base de graines à planter, de fleurs explosives et de tiges à faire grimper, ce qui va de soi dans la mesure où le jeu, dans son ensemble, épouse le principe d’un organisme végétal en perpétuelle transformation.

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Un monde en expansion

Le monde change dans Zelda, non pas tant dans son aspect physique que dans la conception que le joueur s’en fait, au fil des heures, tandis qu’il l’ouvre progressivement et le réorganise à sa guise par l’usage, à la manière d’un coffre à jouets. En 1986, le premier jeu de la série, The Legend of Zelda, est construit comme « un jardin miniature qu’on peut ranger dans un tiroir et ressortir dès qu’on le souhaite », explique son concepteur Shigeru Miyamoto en faisant allusion aux jardins en boîte ou hakoniwa japonais qui, à la jonction du bonsaï, du diorama et de la maquette, reproduisent des horizons pittoresques au sein d’écrins de quelques centimètres carrés. Si le concept initial de Miyamoto se limitait à l’origine à une succession de donjons, le recours à un monde ouvert ou overworld permettant au joueur de transiter entre ces derniers, de vagabonder à travers une géographie à la fois dense et exhaustive, engendre un territoire qui se déploie comme un rouleau d’estampe, mais dans les quatre directions. Cette sensation de perpétuelle réinvention du monde par l’extension de ses limites devient dès lors l’horizon ludique de Zelda, que chaque nouvel épisode tâche de réactualiser de façon originale.


D’abord assez austère, la série se fait plus accueillante en 1991 avec A Link to the Past, grâce à une progression beaucoup plus guidée et une narration développée – notamment sous l’impulsion du scénariste Yoshiaki Koizumi, dont les curieux personnages apportent une touche à la fois comique et inquiétante. Fortement inspirés par l’étrangeté de la série Twin Peaks, les jeux Zelda des années quatre-vingt-dix étendent leur monde, non plus seulement entre la surface et les souterrains, comme cela était le cas auparavant, mais entre les dimensions. Ainsi, Link’s Awakening, sorti en 1993, se déroule sur une île qui n’existe qu’en songe, tandis que dans A Link to the Past, le déblocage progressif de la carte mène à la découverte d’un Monde des ténèbres qui existe en filigrane d’Hyrule. En 1998, avec Ocarina of Time, Link voyage cette fois entre les époques, en tâchant de conjurer dans le passé les fléaux d’un futur apocalyptique. Ces traversées fantastiques ne font qu’étendre les configurations possibles du terrain de jeu, lequel se trouve modulé par des énigmes et des astuces qui reposent plus que jamais sur des mécaniques faisant la part belle aux rapports de cause et d’effet.

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Mais la nouvelle dimension qu’Ocarina of Time s’emploie surtout à ouvrir est celle de la 3D polygonale. Ainsi, le titre mythique de la Nintendo 64 conduit une révolution esthétique qui permet au jardin de Zelda de croître au-delà des limites inhérentes aux représentations aplaties l’ayant précédé. Hyrule se voit transcendé par les lois de la perspective, des cycles jour-nuit, du récit cinématique… Les principes ludiques de la série sont redistribués selon des trouvailles de spatialisation qui rendent le jeu plus immersif. L’épisode suivant, Majora’s Mask (2000), pousse encore plus loin cette expérimentation en opérant selon le principe de la boucle temporelle : Link rejoue les trois mêmes journées avant la fin d’un monde qui, en évoluant en temps réel, apparaît en constante métamorphose. Plutôt que de s’épanouir, la plante semble ici se corrompre au fur et à mesure que ses tiges s’emmêlent en un cauchemar généralisé et proprement monstrueux.


Dans Zelda, Link (ou le joueur) dispose d’instruments qui lui permettent de cultiver son jardin : ce sont les emblématiques bombes, boomerang, grappin, arc, Bottes de Pégase, Monocle de Vérité, et ainsi de suite selon les épisodes, autant d’outils qui lui servent à se tailler de nouveaux chemins tout en imprimant sa trace sur le paysage. Parmi ces objets, on trouve régulièrement des instruments de musique. Le Link aux airs de dessin animé de The Wind Waker (2002) possède une baguette de chef d’orchestre qui lui permet de diriger les vents. Grâce à elle, il navigue en voilier, d’île en île, dans un océan réduit évoquant les jardins secs des temples zens, avec leurs groupes de pierres réparties sur des surfaces de gravier ondulant. C’est sous la surface, justement, que tout se joue : nous découvrons tardivement dans The Wind Waker que l’océan a englouti le Hyrule d’antan, lequel est désormais figé dans un sommeil d’or au fond des mers. L’essentiel demeure toutefois relégué au hors champ symbolique. Ici, le jardin grandit en nous, par ce que notre esprit ne peut qu’imaginer ou rêver.


Selon les cycles de l’éternel retour qui caractérisent Zelda, chaque nouveau jardin naît d’une idée ou d’un souhait, d’une volonté de ses concepteurs de redistribuer les cartes des jeux précédents pour donner à jouer une nouvelle version du monde. Ce sont toujours des terrains à recultiver. Situé dans un temps originel du mythe, Skyward Sword (2011) commence dans le ciel, au-dessus des nuages. C’est de là que Link plonge à répétition vers une terre immaculée, reproduisant la trajectoire des déesses génitrices de Zelda. En descendant, le héros porte à la surface d’Hyrule, qui n’est encore qu’une petite constellation de zones closes et distinctes, les graines d’une légende à venir. Ainsi germe une infinie possibilité d’histoires.

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Une terre d’épiphanies

En 2017, le projet grandiose de Breath of the Wild concrétise, à l’opposé, l’idéal d’un monde complet, naturel et sans limites, sur lequel souffle un vent sauvage. Ce dernier n’est pas pur pour autant. Sur les sommets, parmi les vallées ou à la surface des plaines bosselées d’Hyrule gisent les vestiges de machines et de ruines anciennes. Tandis qu’il arpente cette terre ouverte, Link (ou le joueur) n’est plus seulement un voyageur contemplatif ; il devient archéologue, puisqu’il produit des hypothèses sur le sens de ce monde en allant à sa rencontre, en trébuchant par hasard sur certaines de ses plus saisissantes apparitions (dragons flottants, créatures animistes, symboles cachés, etc.), et en faisant littéralement ressurgir de terre des dizaines de sanctuaires enfouis depuis des siècles. Eurêka ! Breath of the Wild est un monde de vestiges, mais c’est avant tout un monde d’épiphanies.


En cela, le jeu phénomène de la Switch marque une forme d’apothéose pour toute la série, voire pour l’essentiel des productions Nintendo. Depuis les premiers Super Mario (où poussent aussi des plantes, à la manière des contes de fées), les principes d’apparition et de surprise instruisent le gameplay de ces jeux en forme de boîte mystère. Issue de la philosophie du jouet, de la machine à sous, voire du parc d’attractions, l’esthétique ludique de Nintendo élève au rang d’icône les motifs du point d’interrogation ou du point d’exclamation. À travers eux, c’est l’appréhension du surgissement qui est stimulée en tant que plaisir. Dans Luigi’s Mansion, il suffit que le frère de Mario manipule un élément anodin du décor pour que depuis ce dernier surgisse un fantôme. Dans Captain Toad, les niveaux isométriques sont pareils à de petits jardins-boîtes isométriques dont les recoins dissimulés renferment une myriade de trésors. Dans Pikmin, nous dirigeons des troupes de graines germées au cœur d’un univers florissant et truffé d’énigmes insolites. Dans tous ces exemples, les niveaux s’ouvrent comme des tiroirs, se déplient à force d’être manipulés, sollicitent par le jeu l’intervention d’une « main verte », celle du joueur, pour faire grandir ces jardins en expansion.

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Fortement énigmatiques, les jeux de Nintendo ne sont toutefois jamais aussi cryptiques qu’avec Zelda. Chez ce dernier, le joueur passe son temps à scruter des symboles ésotériques, à relier des points dans le décor pour faire apparaître des formes invisibles, à rétablir des symétries en poussant des statues ou des jarres, à lire chez les ennemis des schémas permettant de les vaincre, et ainsi de suite. Tous ces puzzles participent d’un langage symbolique propre à la série. Ils déclinent un même concept originel : celui de l’énigme vidéoludique en tant que savant dosage entre spatialisation, interactivité et travail cognitif. En 1790, après avoir visité le jardin botanique de Padoue, Goethe élabora sa théorie de la métamorphose des plantes, selon laquelle les variations extraordinaires du végétal recèleraient une forme archétypale, une sorte de plante primordiale cachée parmi l’innombrable diversité des espèces. De la même manière, la morphologie foisonnante de la série Zelda ne se départit jamais d’un retour aux racines mystérieuses du jeu vidéo. Ainsi, les épiphanies sont comme les bourgeons de Zelda. Elles s’étendent hors du cadre rétréci de l’écran pour fleurir dans l’imaginaire des joueurs, en nous invitant à les suivre à rebours de la symphonie botanique qui les a fait naître.


Article par Victor Moisan, paru dans Otomo n°13 : la révolution Nintendo, toujours disponible en kiosque, librairie et sur notre shop !

Victor Moisan est l’auteur de l’essai graphique Zelda : Le jardin et le monde, illustré par Alex Chauvel et paru chez Façonnage Éditions.