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28 juillet 1982 : Andy Kaufman se déchaîne

Dès ses premiers passages au Saturday Night Live en 1975, il s'emploie à surprendre le public. Cette démarche ira crescendo tout au long de sa carrière, jusqu'à repousser les limites de ce qui est habituellement considéré comme comique.
28 juillet 1982 : Andy Kaufman se déchaîne

Pour la plupart des gens, le comique est une chose simple. La raison d'être d'un comédien est de faire rire. Si une blague, une imitation, un gag, un sketch fait rire, alors il est réussi. Il n'y a pas à se poser de questions. On peut éventuellement s'interroger sur les moyens de faire rire. On peut travailler le jeu d'acteur, le rythme, l'élocution ou le texte. Les plus grands performers le professent : même dans l'improvisation, le comique demande un véritable travail en amont et l'apprentissage d'une technique, avec pour finalité le rire du spectateur.


En cela, Andy Kaufman n'était pas un comédien. Il en était même l'exact opposé : au lieu d'essayer de faire rire son public, Kaufman n'a jamais cessé de le prendre à contre-pied. Dès ses premiers pas sur scène au début des années 70, il avait compris qu'un spectateur qui vient voir un comédien a envie de rire. C'est l'évidence même. Face à un comédien, le spectateur va alors projeter son propre sens de l'humour et attendre qu'on le lui retourne pour le faire rire. En règle générale, le public sait donc quoi attendre d'un comédien. À l'inverse, Kaufman va s'attacher à prendre le contre-pied de ces attentes.


Dès ses premiers passages au Saturday Night Live en 1975, il s'emploie à surprendre le public. Cette démarche ira crescendo tout au long de sa carrière, jusqu'à repousser les limites de ce qui est habituellement considéré comme comique. Peut-être faut-il voir dans cette surenchère la conséquence de son rôle dans la sitcom Taxi. À partir de 1978, il y interprète le rôle de Latka, un personnage inspiré de son sketch Foreign Man. Lors des tournages, il doit donc se plier aux règles du format : jouer toujours de la même manière un personnage dont les réactions doivent être cohérentes (et donc prévisibles) d'un épisode à l'autre. On imagine aisément la frustration de Kaufman et son besoin de compenser par toujours plus d'outrances.

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Cette démarche trouve son point culminant le 28 juillet 1982 sur le plateau du David Letterman Show. Au cours cette année, Kaufman est allé à Memphis pour organiser des combats de catch « inter-genres » durant lesquels il combattait contre des femmes. Il avait auparavant enregistré des vidéos dans lesquelles il insultait ses adversaires et, plus généralement, le public de Memphis. Dans ses vidéos, il se présentait comme un comédien célèbre d'Hollywood et expliquait que son statut le plaçait intrinsèquement au-dessus des ploucs du Tennessee. Ses provocations répétées ont alors poussé Jerry Lawler, figure emblématique du catch de Memphis à défier Kaufman sur le ring. Celui-ci accepte et, sans surprise, est mis KO par le catcheur lors d'un match le 5 avril 1982. Même si la victoire revient à Kaufman (pour satisfaire le public, Lawler fut disqualifié pour avoir exécuté un piledriver sur le comédien), le public de Memphis se considère vengé et ce combat met fin à la carrière de catcheur de Kaufman… mais pas au différend qui l'oppose à Lawler.


Quelques mois après le match, Kaufman et Lawler se retrouvent sur le plateau de David Letterman. Kaufman y porte une minerve et prétend avoir encore des séquelles. Dans un premier temps, humble et modeste, il tente de prétendre qu'il n'a jamais été sérieux, que toutes les provocations et insultes à l'égard du public de Memphis n'étaient rien d'autre que des bravades similaires à celles de n'importe quel catcheur assumant le rôle du « méchant catcheur ». Selon lui, ce n'est pas sa faute si le public, et par extension Jerry Lawler, ne l'a pas compris. Le catcheur donc a le mauvais rôle, celui du plouc incapable de saisir le happening du comédien célèbre... jusqu'au moment où le ton monte entre les deux et Lawler baffe le comédien.

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À partir de là, Kaufman semble perdre son sang-froid et se met à insulter ouvertement Lawler, le menace de le poursuivre en justice et de le ruiner. On voit soudain réapparaître le Kaufman méprisant et hautain, persuadé que son statut de star hollywoodienne le place au-dessus du reste de la population. Dès lors, Lawler n'est plus le plouc incapable de comprendre la démarche du comédien mais celui qui a vu clair et su percevoir le cuistre prétentieux qu'était Kaufman.


Cette révélation du « vrai visage de Kaufman » lui coûtera apparemment sa propre popularité. En janvier 1983, le public du Saturday Night Live est appelé à voter pour maintenir ou non les apparitions du comédien dans l'émission. Le « non » l'emportera.


Sauf que tous ceux qui ont cru voir le vrai visage du Kaufman lors du David Letterman Show se sont fait avoir. Le combat et le David Letterman Show avaient été préparés avec Lawler. Il s'agissait en réalité d'un canular… sans doute le chef-d'œuvre de la carrière de Kaufman. Alors que d'autres comédiens auraient trouvé un moyen comique pour révéler la supercherie, Kaufman ne l'a jamais fait. Mieux encore, il meurt le 16 mai 1984 et il faudra attendre 1995 pour que Jim Carrey dévoile la vérité au grand public à l'occasion d'une émission en hommage à son idole.

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Il aura donc fallu treize ans pour comprendre la portée du geste de Kaufman : lorsqu'il a commencé à insulter Lawler sur le plateau de David Letterman, il a brisé un tabou de l'art comique. Au début de l'échange entre Kaufman et Lawler, le public semblait rire par anticipation. Il attendait que Kaufman se révèle une fois de plus comme un comique lunatique, pas ouvertement drôle mais terriblement singulier. Lorsque le comédien est apparu comme une caricature de star hollywoodienne, arrogante et méprisante, il a détruit la connivence qui le liait à son public.


D'ordinaire, un comédien peut à peu près tout se permettre tant que le public comprend que, quoique le comédien fasse ou dise, il s'agit d'une blague. Même des comédiens notoirement insupportables dans la vie (Chevy Chase, par exemple) ont su garder la sympathie du public en lui faisant comprendre que rien de ce qu'ils disent sur scène n'est sincère. Chez Letterman, Kaufman a rompu ce contrat tacite en faisant croire à son public que les horreurs qu'il a proféré étaient authentiques.


Ce faisant, Kaufman a repoussé les limites du comique plus qu'aucun autre comédien. Personne d'autre que lui ne pouvait imaginer un gag où l'issue immédiate provoque non pas le rire mais la haine du spectateur… et d'en retarder la chute, c'est-à-dire la révélation de la supercherie, de treize ans.


À moins que les rumeurs ne soient fondées et que Kaufman ait simulé sa mort, ce qui s'est passé sur le plateau de David Letterman n'est donc rien de moins que l'apothéose d'un génie comique qui reste malheureusement sans équivalent.