Akira Kurosawa et L’Empire contre-attaque : des saisons en enfer
À la manière de plusieurs films du réalisateur japonais, le second opus de la saga de science-fiction va proposer au spectateur un long périple au travers de saisons en enfer.Toute la franchise Star Wars repose sur un double mouvement : l’ascension et la chute brutale. L’Empire contre-attaque ne déroge pas à cette règle et suit le déclin des protagonistes principaux, arrivés tellement hauts à la fin d’Un nouvel espoir qu’ils ne pouvaient plus que sombrer. En ça, le film est un écho direct de toute l’œuvre d’Akira Kurosawa. À la manière de plusieurs films du réalisateur japonais, le second opus de la saga de science-fiction va proposer au spectateur un long périple au travers de saisons en enfer.
Par Pierre-William Fregonese.
Article dans le Rockyrama n°29 : L'empire contre-attaque.
Ce n’est un secret pour personne, dès ses balbutiements, la saga Star Wars s’est fortement inspirée de plusieurs œuvres, au point de frôler le patchwork. Du Métropolis (1927) de Fritz Lang au Valérian, agent spatio-temporel (1967, 1970) de Jean-Claude Mézières, en passant par le roman Dune (1965) de Frank Herbert et le storyboard de sa fameuse adaptation maudite par le metteur en scène Alejandro Jodorowsky, George Lucas a multiplié ses références directes et indirectes aux grands artistes de son époque ou d’une période antérieure. Parmi ces mentors plus ou moins déclarés se trouve Akira Kurosawa, dont le cinéaste américain apprécie les grands films d’aventure au temps du Japon médiéval : Les Sept Samouraïs (1954), La Forteresse cachée (1958) et Yojinbo (1961). Après tout, le premier volet de Star Wars reprend trait pour trait l’approche d’Akira Kurosawa, en la projetant dans un futur lointain. Dans son scénario et ses personnages, les reprises sont palpables. Le robot R2-D2 et le droïde C-3PO remplacent l’improbable duo de La Forteresse cachée, deux paysans pauvres qui doivent escorter la princesse Yuki en possession d’un objet hautement stratégique, le trésor de son clan. Plus question de refonder un clan dans Star Wars, cette fois il faut protéger la princesse Leia pour qu’elle communique les plans de la redoutable Étoile noire à l’Alliance rebelle, afin de lui conférer un avantage déterminant sur l’Empire.
Quant aux personnages, on trouve aux premières loges les chevaliers Jedi qui sont des descendants de samouraïs. Organisés sous forme de castes supérieures réduites, ils sont à la fois des combattants d’élite et des défenseurs d’une certaine spiritualité ancienne. La toge ou bure que les Jedi arborent reprend en partie l’esthétique du kamishimo, le vêtement traditionnel et ordinaire des samouraïs dont le haut, appelé kataginu, était une sorte de casaque très singulière. L’identité des deux groupes passe aussi par le port des armes. Les samouraïs sont surtout symbolisés par leur utilisation du katana, un grand sabre. Tout comme les Jedi que l’on ne conçoit pas sans leur sabre laser dont la couleur souligne leur rôle. De même, le Code Jedi, qui régit la vie de l’Ordre, est un dérivé du bushido des samouraïs, un ensemble de préceptes moraux qui définit un cadre de vie. Enfin, la Force, l’énergie mystérieuse de la saga de George Lucas, peut être raccordée au bouddhisme zen, qui infuse le bushido avec le shintoïsme et le confucianisme. Ce n’est pas un hasard si George Lucas propose le rôle d’Obi-Wan Kenobi à Toshiro Mifune, l’acteur fétiche d’Akira Kurosawa ; ce dernier aurait alors décliné pour ne pas ternir l’image des samouraïs dans un film de science-fiction. Les seigneurs Siths, les principaux opposants de la saga, s’inscrivent aussi dans la lignée de ces guerriers japonais. Comme pour les Jedi, la relation entre le maître et l’élève est au cœur de la transmission du savoir. Certains emploient des sabres lasers, quand d’autres arborent des objets traditionnels, tel Dark Vador portant un masque dont la forme n’est pas sans rappeler un kabuto, le casque de l’armure des samouraïs.
Ainsi, dès le premier film de la future méga franchise, l’influence du film historique d’Akira Kurosawa est palpable, voire prégnante. Or, elle ne s’arrête pas là. Dans L’Empire contre-attaque, la fameuse suite qui passe pour l’un sinon le meilleur film de la série, le spectateur va retrouver cette fois-ci l’approche du film contemporain du réalisateur japonais, plus particulièrement Dersu Uzala (1975), mais aussi L’Ange ivre (1948) et Entre le ciel et l’enfer (1963). Dans ce second volet de la première trilogie, l’Alliance rebelle se heurte à la toute-puissance de l’Empire, sombrant à l’aune de désillusions et de trahisons qui se multiplient. La réalisation d’Irvin Kershner nous amène alors sur de nouveaux territoires : Hoth, Dagobah et Bespin. Chacun s’apparente à un enfer singulier, très caractérisé et qui puise sa richesse directement dans la filmographie du réalisateur japonais.
Plongée dans l’enfer vert
Imaginez-vous cette scène. Nous sommes au plus profond d’une immense forêt luxuriante, inconnue. La nuit tombe, le vent glisse sur les feuillages et une atmosphère surnaturelle s’empare soudain des lieux. On ne distingue plus les alentours, mais on les devine au travers d’une subtile brume. Les bruits d’angoisse se multiplient : craquement de branchages, feuillages agités par de brèves bourrasques, clapotements d’une eau aux reflets d’ombre ou encore murmures secrets d’animaux exotiques. Le décor est planté, il ne sera plus oublié.
Au beau milieu, juste devant nous, se trouve un jeune homme qui a tout au plus une trentaine d’années. L’air réfléchi, le faciès sérieux, il semble intrigué par l’endroit, sans pour autant céder à la peur. Assis non loin d’une lumière vive, ses mains se réchauffent tant bien que mal. Alors qu’il se perd dans ses pensées, une présence se fait sentir. Quelques secondes après, un vieil homme, à l’allure étrangère et de petite taille surgit des fourrées. La surprise est là, pourtant il n’y a pas d’intention hostile de la part de l’homme, seulement une volonté d’aller à la rencontre de l’autre. Le jeune homme se montre surpris, sans l’être vraiment. Il suspectait la venue de l’inconnu, il s’y était même préparé. La rencontre de ces deux êtres conduit à une reconnaissance mutuelle de leurs valeurs et de leurs compétences. Le jeune homme se prend d’affection pour son aîné, et ce dernier, l’autochtone, le guidera ensuite dans la grande aventure qui s’ouvre à lui, à la fois au sens propre mais aussi au figuré.
Maintenant, une question pour vous, fins connaisseurs du cinéma : où diable sommes-nous ? Peut-être sur la planète Dagobah, lorsque Luke Skywalker rencontre pour la première fois Yoda ? Ou bien en pleine taïga dans la région de l’Oussouri, une dense forêt boréale, au moment exact où Vladimir Arseniev croise la route de Dersu Uzala ? Difficile à dire tant ces deux scènes, l’une issue de L’Empire contre-attaque et l’autre de Dersu Uzala, sont proches dans l’écriture, le déroulement et l’esprit. Certes, d’un côté, il y a un jeune rebelle qui cherche à compléter son entraînement pour devenir un Jedi et un maître Yoda qui se cache alors de la fureur de l’Empire dans l’abondante végétation d’une planète totalement verte. De l’autre, il y a un jeune officier-topographe et explorateur qui part, avec sa troupe, dans les confins de la Russie et de la Sibérie orientale et qui rencontre lors de cette mission un vieux chasseur golde – une ethnie d’Extrême-Orient. D’ailleurs, cette seconde histoire est l’adaptation de La Taïga de l’Oussouri : mes expéditions avec le chasseur gold Derzou (1921) et Dersou Ouzala : la Taïga de l'Oussouri (1923), les deux premiers livres des mémoires de Vladimir Arseniev, par Akira Kurosawa.
Sortir de l’enfer de la chair
En dehors de la situation très singulière de ces deux rencontres, presque un copier-coller, il existe de nombreux autres points communs dans les personnages-mêmes qui se croisent au détour d’une lumière symbolique : la lanterne futuriste de Star Wars et le feu rouge sauvage de Dersu Uzala. Luke et Vladimir veulent repousser leurs limites, découvrir l’inconnu et prouver leur valeur, tout en acceptant l’aide d’autrui. Vladimir sait qu’il a besoin d’un soutien dans son exploration des parages, par moment effrayants, « les sorcières pourraient y faire leur sabbat » s’exclame-t-il d’ailleurs. Yoda et Dersu, en plus de leurs ressemblances physiques, sont des étrangers provenant d’une ethnie très minoritaire, ils n’ont pas de famille connue, vivent en vagabonds isolés du monde urbain et parlent un dialecte spécifique, qui contribue à leur distance avec la civilisation. Quand Yoda inverse des groupes de mots, Dersu oublie des noms communs et des verbes dans une parole qui se veut directe, concrète. Ils ont fui l’humanité depuis longtemps pour fusionner avec cet enfer vert. Quand Vladimir lui demande son âge, Dersu lui répond qu’il a « beaucoup, beaucoup vécu », sans donner plus de précisions, tant le nombre compte moins que le parcours.
Les deux vieillards sont foncièrement pacifiques, mais redoutables. Yoda est un maître Jedi dont les saltos fous n’étonnent aujourd’hui plus personne, quand Dersu s’avère un redoutable chasseur et trappeur, qui réussit à atteindre une corde qui se balance à bonne distance afin de récupérer une bouteille de vodka ; un autre type de Force. S’ils sont insaisissables et sûrs d’eux, ils demeurent méfiants face à certaines entités surpuissantes. Yoda redoute l’Empereur Palpatine et Dark Vador, quand Dersu doit composer avec un tigre sibérien et l’esprit terrestre Kanga. Enfin, tous deux guident le héros par leur savoir ancestral, lui permettant de s’élever au-dessus de ses semblables, de réunir l’audace de la civilisation et la puissance endormie de la nature dans un respect mutuel.
Yoda montre la Force à Luke, Dersu pointe le soleil à Vladimir. Au sein d’un environnement hostile, la Force comme le soleil ne peuvent être perdus de vue, au risque de périr loin de tout, esseulé, apeuré et sans défense physique ni spirituelle. Outre Dersu Uzala, l’empreinte du cinéma d’Akira Kurosawa sur les scènes forestières se révèle dans les courses folles des landspeeders qui reprennent le galop endiablé des chevaux de La Forteresse cachée, ou encore dans la relation entre l’élève et son maître qui est une thématique forte du réalisateur japonais, par exemple dans Chien enragé (1949). Ainsi, la relation d’amitié sincère permet de sortir de l’enfer de la chair, celui de la souffrance corporelle, suite logique de l’enfer vert.
Retour à l’enfer blanc
Chute vers l’enfer noir
Après avoir exploré Dagobah et Hoth, il nous reste à nous élever vers un lieu d’apparence plus sûre que les deux précédentes planètes. Rejoignons Han Solo dans le Faucon Millenium pour nous rendre à la Cité des nuages de Bespin. Administré par Lando Calrissian, la Cité est une colonie minière dont le commerce est florissant, et propose à ses habitants des prestations luxueuses dans des résidences splendides. Reine des airs, elle semble intouchable, une sorte de paradis au-dessus des affres de l’existence qui ne se soucie guère des conflits environnants tant qu’elle peut continuer de conserver son niveau de vie. En creux, cet endroit reprend la grande réflexion du réalisateur japonais sur le rapport entre l’urbanisme et les classes sociales, et la manière dont l’homme chute si vite vers l’enfer noir. Celui de la peur.
Plusieurs œuvres de la filmographie du Japonais traitent de cette approche, mais l’une d’entre elles la place au centre de l’intrigue : Entre le ciel et l’enfer (1963). Ce film se déroule à Yokohama et montre Kingo Gondo, un riche et puissant homme d’affaires du secteur de la chaussure, qui doit composer avec un cruel ravisseur d’enfant. Pas le sien, mais celui de son chauffeur particulier. Cette fresque dramatique prend deux points de vue principaux, celui de la maison cossue qui surplombe la ville, et l’autre, d’un appartement miteux en contrebas où vit le ravisseur. Cette verticalité de regards qui ne se croisent jamais provoque la terrible situation. L’idée d’une Cité des nuages s’approche clairement de cette belle demeure surélevée, qui se pense intouchable mais ne l’est pas. Si George Lucas n’a pas approfondi l’étude de la pauvreté dans l’écosystème Star Wars, elle reste néanmoins un élément majeur du hors champ. La décrépitude de la cantina de Chalmun sur Tatooine, l’humilité du vêtement des Jedi, ou encore les petits trocs de matière première pour survivre soulignent ces lambeaux de pauvreté, rejetés au ras du sol et qui regardent avec envie une richesse, elle, hors sol ; tout l’imaginaire du vaisseau et des étoiles recoupe cette tension entre le dénuement et le foisonnement.
De cette élévation ultime vers une opulente chimère vient la chute finale de L’Empire contre-attaque, comme celle d’Entre le ciel et l’enfer. Nul n’est à l’abri de la violence, d’où qu’elle vienne, dans une société régie par les rapports de force. Tout le monde se retrouve face à la mort, face à sa mort, face à la peur. Dans les profondeurs de la cave sur Dagobah, Luke se retrouve confronté à une apparition de Dark Vador qu’il parvient à vaincre avant de découvrir que sous le masque gît son propre visage. Un même rêve fantasmatique et prémonitoire se retrouve dans L’Ange ivre (1948) quand le gangster Matsunaga, malade de la tuberculose, se met à délirer. Il se voit errer au bord d’un océan sans nom, face à un cercueil. Fou de colère, il l’attaque à coup de hache, puis s’aperçoit que le cadavre à l’intérieur n’est autre qu’un double de lui-même qui surgit de la mort. Suite à cette hallucination, Luke comme Matsunaga porteront un visage de mort qui les conduira jusqu’au gouffre de l’effroi. L’un des deux s’en relèvera, l’autre non.
Dans tous les cas, un espoir diffus perdurera dans ces récits. Un espoir dont se saisit le spectateur pour se projeter lui-même hors de ces enfers multiples et polychromes. Car, quand tout est fini, il reste heureusement les chaleureux couchers de soleils de Tatooine, qui ressemblent d’ailleurs fort à ceux sur la taïga de Dersu Uzala. Une énième reprise pour un énième espoir.
Par Pierre-William Fregonese.
Article dans le Rockyrama n°29 : L'empire contre-attaque.