Guerre de styles : Cry-Baby
Dans Cry Baby, sa version déjantée d’un Roméo et Juliette rock’n’roll made in Baltimore, John Waters revisite bien plus qu’un genre.Dans Cry-Baby, sa version déjantée d’un Roméo et Juliette rock’n’roll made in Baltimore, John Waters revisite bien plus qu’un genre. Il explore ses fantasmes d’adolescent, sa passion pour le style et l’underground et continue, sous des dehors pastel, à marteler sa devise : « Weirdos rule. »
Article par Delphine Valloire paru dans le Rockyrama n°30, toujours disponible sur notre shop ici.
Sans en avoir l’air, Cry-Baby nous fait faire deux sauts dans le temps et pas des moindres. Réalisé il y a un peu plus de trente ans, le film porte avec fierté les signes de l’année 1990 dans chacun de ses plans : la lumière un peu trop douce pour être honnête, des couleurs vives à la limite du bubblegum et enfin le héros du film, Wade « Cry-Baby » Walker, incarné par l’idole des cours de lycée de l’époque, Johnny Depp, fraîchement débarqué de la série policière 21 Jump Street.
Dans une autre pirouette, le film nous transporte dans des années cinquante de carton-pâte, en se calquant sur les films de délinquants juvéniles, les « teen rebels movies ». Waters a voulu éviter au maximum la référence simple aux fifties mainstream – Grease avait déjà fait le boulot – il visait davantage le rockabilly movie et l’hommage aux séries B oubliées, cachées derrière les deux chefs-d’œuvre incontournables L’Équipée sauvage en 1953 avec Marlon Brando et La Fureur de vivre en 1955 avec James Dean.
S’il fallait vraiment trouver une filiation, son Cry-Baby lorgne plutôt du côté du personnage torturé joué par le troublant Sal Mineo dans le film de Kazan et des ados rageurs beaucoup plus borderline de Live Fast Die Young de Paul Henreid en 1958. Côté musique, pour les scènes chantées du film, Waters s’amuse à mélanger Tommy Sands, le Elvis naïf mais sexy de films des fifties et d’autres artistes signés par Sun Records. Pour Johnny Depp, l’inspiration pour le rôle tendait plus à la noirceur avec Eddie Cochran, Gene Vincent et surtout, son beau-père, un authentique ex-greaser de Chicago. Les Greasers. Aussi connus dans le Maryland sous le nom de « Drapes », le nom de la bande de Cry-Baby, ces « mauvais garçons », habillés de cuir noir et biberonnés au rock et au doo-wop, sont issus de la classe ouvrière. D’où peut-être ce nom de « graisseux » : une graisse qui pourrait bien être celle des machines sur lesquelles ils travaillent ou de leurs sacro-saintes motos, à moins que ce ne soit une référence à leur coupe de cheveux copieusement pommadée, une banane terminée par le célèbre « duck’s ass » ou « ducktail » (cul de canard), cette zone où les cheveux rabattus derrière se rejoignent, une coupe fièrement arborée par Johnny Depp dans le film.
Mais ce que Waters avait précisément en tête pour les looks de ses Drapes se référerait à une autre sous-sous-culture : les images homo-érotiques du photographe et réalisateur gay Bob Mizer dans le livre culte Athletic Model Guild. Un paradoxe car les modèles en question n’étaient que très peu vêtus. John Waters avait montré quelques photos à Hollywood pour présenter son projet, avec des Adonis fifties jouant aux dés, ou pataugeant dans un seau baignoire (la scène a été reproduite dans le film avec Iggy Pop) ou encore en slip sous des vestes de cuir avec de grosses bottes noires, des casquettes et des tatouages. On n’est ici pas très loin de l’esthétique des dessins de bikers et de cowboys dénudés et survitaminés de Tom of Finland à la même époque.
Trash séminal
Pour parfaitement retranscrire à l’écran ce style qui fait fusionner clichés et subversion, John Waters avait un allié de choix : Van Smith, l’homme qui a créé tous les costumes (et souvent le maquillage) sur ses films de Pink Flamingos (1972) à Dirty Shame (2004) jusqu’à sa mort en 2006. Smith, avec qui il était ami depuis leurs études aux Beaux Arts à Baltimore, faisait partie des « Dreamlanders », le noyau dur des inséparables du réalisateur. En 1981, Waters écrit avec humour dans son livre Shock Value que le costumier « comprenait totalement le look de viscérale pourriture » qu’il souhaitait. Van Smith a été, avec Waters, l’un des fondateurs de cette esthétique trash en habillant Divine de film en film. C’est lui qui a atteint une certaine perfection en faux seins en lui confectionnant de gros sacs de lentilles, ou qui a conçu sa fameuse robe sirène rouge en tulle dans Pink Flamingos grâce à une couturière spécialisée dans l’habit de strip-tease. Assez ingérable, Smith était connu pour rendre le costume aussi scandaleux qu’inconfortable, et pour aboyer sur les acteurs qui s’en plaignaient : « Tais-toi, c’est toi qui le porte ! » Avant de travailler sur les films de Waters, il était illustrateur de mode pour le fameux Women’s Wear Daily (WWD), la bible business de la mode aux États-Unis. Il ne faut donc pas trop être surpris que dans le documentaire It Came from Baltimore présenté sur l’édition Director’s Cut du film en 2005, Van Smith explique qu’il s’est inspiré de Saint Laurent et d’autres créations de haute couture pour Cry-Baby. Des looks qu’il modifiait radicalement jusqu’à ce qu’ils deviennent complètement dingos et méconnaissables. Il ajoutait même goguenard : « Personne ne s’habillait comme ça, en réalité et on ne s’habillait même pas comme ça dans les films de l’époque, mais vers la fin je me permettais n’importe quoi ! »
Malgré cette déclaration, il ne faut pas minimiser l’importance du costume pour John Waters, dandy assumé depuis toujours, portant sa moustache en trait signature dessinée avec le même crayon Maybelline « Expert Eyes in Velvet Black » depuis 1970, une idée qu’il a de son propre aveu éhontément piquée à Little Richards. Le « Pope of Trash » comme l’avait baptisé William Burroughs a même déclaré dans un chapitre à part entière de son livre Role Models son amour immodéré pour la créatrice de Comme des Garçons : « Rei Kawabuko is my god. » Avec Cry-Baby, l’enjeu est de taille : il passe du film underground arty projeté à la séance de minuit dans un quartier louche à celle de l’après-midi, dans les gros complexes de cinéma. Après le succès surprise d’Hairpsray, ce sera son premier (et son seul) budget hollywoodien, avec 12,5 millions de dollars. Le film doit être certifié PG13 par contrat et sous ses airs sages de comédie musicale pastel avec un nombre extrêmement bas de « fuck » dans le dialogue (deux), ce film se moque d’un genre et décrit une véritable guerre des modes (et des coupes de cheveux) : les conservateurs en costumes et colliers de perles contre les zarbis en cuir noir, les filles en robes à fleurs contre celles en décolletés et pantalons moulants, les raides contre les weirdos. C’est même plus métaphysique que ça : il oppose la norme (vu comme une violence qui est imposée ou, pire, subie sans y penser) à l’excentricité (la liberté d’être soi).
La Madeleine du style bad boy
La nostalgie de son enfance a aussi sa part dans cette confrontation. Né en 1946 dans une famille sans histoire de la classe moyenne à Baltimore, John Waters rêvait de rockabilly. Cry-Baby est le premier single de rock qu’il a acheté à 9 ans : « Ça m’a inspiré pour le reste de ma vie. » Il a aussi vu à cet âge-là ces bad boys si stylés dans les rues inquiéter ses parents : « À Baltimore, soit vous étiez soit un Drape, soit un Square. J’étais trop jeune pour tout ça mais j’étais un sympathisant des Drapes. Mon voisin d’en face en était un et je le trouvais spectaculaire. Il avait la même voiture que Cry-Baby dans le film. Mes parents ne voulaient rien savoir de cette famille ; c’était la famille démunie du quartier en fait. Les Drapes étaient cools et funs : on voulait tous en être un. » En sous-texte, Waters se base aussi sur l’histoire du meurtre irrésolu d’une jeune Drape de 14 ans, Caroline « Peaches » Welles, dans ces années-là, devenu une sorte de récit édifiant pour les Squares. Dans Cry-Baby, il va donc inverser complètement l’image en faisant des Drapes les « gentils » de l’histoire et ce faisant, il prend (malgré lui ?) une position aussi sociale que politique.
Asile chic
Le casting dément du film, une performance en soi, va aussi dans ce sens. Dans un de ses derniers livres Mr Know-It-All, Waters décrit ainsi son équipe d’acteurs : « Le casting de Cry-Baby était fantastique. Ils auraient tous été des invités parfaits à un festin dans l’hôpital psychiatrique pour célébrités de mon choix ». Au générique, c’est une valse punk : Iggy Pop, le rockeur électrique « un parfait gentleman, complètement sobre » selon Waters donne la réplique à une Susan Tyrrell (vue dans Fat City) totalement incontrôlable et raide saoule en général qui va se présenter sur le plateau le premier jour en criant : « Salut ! J’ai la chatte d’une fille de 10 ans ! » Traci Lords, star incontestée du porno qui vient juste de quitter le milieu se retrouve, pendant le tournage, harcelée par le FBI qui tente de la forcer à témoigner. Patty Hearst, qui commence tout juste sa réhabilitation après son kidnapping et sa « participation » au fameux braquage en compagnie de ses ravisseurs, joue une mère naïve, agent de la circulation, riant de sa propre image. Johnny Depp, idole harcelée par les adolescentes, tente, lui, de casser son image trop lisse avec un rôle que Waters lui avait résumé ainsi : « Tu as un flingue et tu baises la fille. » Et enfin pour finir dans le rôle de Mona « Hatchet-Face » Malnorowski, apparaît la nouvelle Divine du film, Kim McGuire avec son faciès inoubliable, encore plus chewing gum que celui de Jim Carrey. Elle porte l’uniforme très pin-up des Drapes avec une assurance irrésistible : perfecto, petit foulard rouge, jupe en cuir, socquettes et t-shirt blanc. Ce look « Bad Girl fifties » presque intemporel, deviendra d’ailleurs l’une des influences principales de la collection Printemps-Été 2015 créée par Miuccia Prada pour Miu Miu. Les garçons, eux, portent le col du perfecto forcément relevé, comme le dit John Waters : « C’était leur style, je trouvais leur allure superbe » et la mèche rockabilly négligemment sur le front. Ce qui pouvait leur arriver de pire en prison, comme le montre Waters, c’est qu’on leur coupe les cheveux ! Le tatouage est aussi de mise comme un habit sous l’habit : Cry-Baby dévoile ainsi son secret au moment où il ouvre sa chemise blanche devant sa dulcinée montrant une chaise électrique géante gravée sur son torse en hommage à son père « the Alphabet Bomber terrorist », mort sur la chaise électrique.
Scandale mon amour
Évidemment dans ce que Waters appelle « my wildest movie », la liste des sujets subversifs est longue malgré la censure imposée par le studio. Un nombre impressionnant de liquides corporels est échangé en 90 minutes avec, tout en haut de la liste, évidemment, les larmes. Dans un moment SM, la fiancée de Cry-Baby, Allison, boit par colère un pot empli de ses propres larmes, et les gouttes qui perlent aux yeux d’un Johnny Depp, androgyne à souhait dans le monde hyper masculinisé des Drapes, n’ont jamais la même consistance, sur demande expresse du cinéaste. Rapides ou non, plus ou moins épaisses, larmes de glycérine ou de paraffine, Waters les fait ressembler sciemment à du sperme dans ce qu’il appelle des « cum shots ». La salive n’est pas en reste avec une scène de bal d’anthologie où une déferlante de french kisses outrés mouille l’écran. Et enfin, dans le parloir en prison, les filles sont séparées des garçons par une vitre qui entrave les baisers, une référence directe pour Waters aux « Glory Holes à vitres en plexi du West Village… en PG version. » Sur le modèle de la bad girl explosive des fifties Mamie Van Doren, la porn star Traci Lords fait, elle, évidemment du stop, sucette à la bouche et assomme un type avec son « bullet bra », un soutien-gorge armé en métal. Résumant bien le propos méta – façon poupée russe – de Waters, la star sexy de la Factory de Warhol, Joe Dalessandro, apparaît dans un caméo en père chrétien intégriste d’un Drape et s’exclame outré pendant une kermesse : « Notre fils se promène avec des armes illégales, conduit des voitures rapides et porte des vêtements visiblement conçus par des homosexuels. »
Lock me down
Enfin John Waters s’attaque dans Cry-Baby à un de ses décorums favoris depuis Female Trouble : la prison et les salles de procès. Comme il le dit magnifiquement : « everybody is looking better under arrest », en VF « tout le monde est bien plus beau sous les verrous ». Waters a passé des années à assister à des procès – un hobby comme un autre – avant que la télévision et ses retransmissions ne viennent tout gâcher. Les Drapes font donc quelques allers et retours entre leur uniforme en cuir et la combinaison bleue des détenus. Mais au final, ce n’est pas cet uniforme qui dérange le plus dans le film, mais la présence du drapeau confédéré dans le décor – en rideau et sur un berceau (!) – et sur les costumes – avec la jupe et la casquette de Ramona Rickettes. Ce même drapeau qu’on a vu sinistrement se balader ces derniers temps dans les couloirs du Capitole à Washington. Waters, lui-même révolté par tout ce que ce drapeau évoque, rappelle que la situation à Baltimore en 1954 était assez tendue, et que ce drapeau était partout chez les Drapes – un groupe social assez extrémiste et pour le moins raciste. Mais Waters renverse complètement la vapeur et les montre ici volontairement idéalisés, aussi ouverts qu’excentriques, des héros anti-héros considérant le hors-norme comme une nouvelle norme. Pour désamorcer tout ça, le réalisateur affirme haut et fort que Cry-Baby est entièrement « une affaire de style, pas de politique ». On a aussi le droit de ne pas le croire tout à fait…
Article par Delphine Valloire paru dans le Rockyrama n°30, toujours disponible sur notre shop ici.