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Happy Meal : Jusqu’en enfer

Dans le monde morbide du cinéaste, le mal ne vous envahit pas : il vous lèche, vous gobe et vous bouffe. Et bon appétit bien sûr.
Happy Meal : Jusqu’en enfer

Dernier éclat horrifique en date de Sam Raimi sur grand écran, Jusqu’en enfer est l’une des œuvres les plus organiques du surdoué du Michigan. Dans le monde morbide du cinéaste, le mal ne vous envahit pas : il vous lèche, vous gobe et vous bouffe. Et bon appétit bien sûr.


Par Clément Arbrun.

Article paru en 2021 dans le Rockyrama n°31, toujours disponible ici !

Il y a de ces scènes de bouffe qui marquent le cinéma de genre. Le dîner de Massacre à la tronçonneuse, réunion de famille cannibale où la nourriture ne se trouve pas sur la table, mais ligotée à une chaise. Le casse-dalle qui précède « l’accouchement » pas très ragoûtant qui a traumatisé le public d’Alien. Les pop corn prêts à éclater dans Scream, maïs soufflé dont les bruits agressifs préfigurent les coups de couteau du redouté Ghostface. Ou encore, l’énorme Poultrygeist, revisite gore des restos KFC par les studios Troma. Sensoriel par excellence, le genre horrifique sait comme nul autre exploiter l’attrait cinématographique de ce que l’on déguste ou dévore.

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Et qui mieux que Sam Raimi pour nous le prouver ? Quiconque a vu la trilogie Evil Dead devine la propension du cinéaste aux excès culinaires. Dans ses fresques morbides, l’effet sanguinolent est l’équivalent du food porn – généreux, abondant, écœurant. Et cela, Jusqu’en enfer le dévoile avec fracas. Après quelques passages du côté d’un cinéma plus classique mais tout aussi exigeant (Un plan simple, Intuitions), le furieusement nommé Drag me to hell (« Emporte-moi en enfer ! ») marque les retrouvailles du meilleur ami des frères Coen avec la catégorie qu’il a lui-même popularisée : le fun & fears. Soit la combinaison entre la frousse qui prend aux tripes et l’humour cartoon. Comme si morts vivants et sorcellerie envahissaient un dessin animé de Bugs Bunny. 


Un concept que ce récit de malédiction va exploiter de façon radicale. L’histoire est simple : Christine, jeune employée dans une agence de crédit immobilier refuse de venir en aide à Lamia, une vieille gitane. Chiche ! Celle-ci va la persécuter jusqu’à la folie. Sur le papier, un pitch familier. Mais à l’image, un festival de folies visuelles. Exemple ? Invitée à dîner chez les parents de son petit ami, notre pauvre héroïne va porter à sa fourchette un cake surmonté... d’un globe oculaire. Un signe parmi d’autres d’une occurrence si nette dans le film qu’elle vire à l’obsession : l’oralité. 


Si l’horreur chez Sam Raimi a toujours été viscérale, elle a rarement délivré des vignettes si « gustatives ». Quand Lamia attaque Christine, elle se plaît ainsi à lui sucer le menton, comme pour la dévorer. D’ailleurs, dès l’introduction du personnage, ce sont sur ses doigts salis, mais surtout sur son dentier et sa bouche toute ridée que l’accent est mis. Dans une autre scène, cette vilaine increvable enfonce son bras entre les dents de notre protagoniste, jusqu’au fond de la gorge. Il faut dire que cette dernière avait donné le ton en libérant sa malédiction grâce au bouton de veste de sa victime mais aussi à l’aide... de son haleine, composante de son rituel maléfique. C’est cette même gueule diabolique qui humilie Christine en déversant sur elle des seaux entiers de larves, comme pour se venger d’une riposte antérieure : cet instant où, pour se défendre, la protagoniste s’était décidée à enfoncer le frein à main de sa voiture dans la gorge de son assaillante.

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Pourquoi un imaginaire si oral ? Pour nous prendre au ventre, évidemment. À l’image de cette attraction dont le film emprunte le rythme : le roller coaster, ou montagnes russes. Sur le modèle des parcs d’attractions, Sam Raimi peaufine ses prouesses techniques au profit du plaisir le plus primal qui soit. Mais là n’est pas la seule raison. À force de réévaluations, fans et critiques attribuent à Jusqu’en enfer diverses interprétations. La principale ? Christine serait victime de troubles de l’alimentation sévères. Petit indice, on voit une photographie d’enfance de l’héroïne, alors en surpoids, en compagnie d’un porc à la Porky Queen Fair (la Reine de la Foire aux Cochons). Jusqu’en enfer serait ainsi le récit d’une jeune femme dont les névroses boulimiques prendraient la forme d’hallucinations disproportionnées, la renvoyant sans cesse à une enfance qu’elle a en grippe. 


C’est pour cela que tant de séquences aboutissent à l’écœurement, des personnages comme du public – il n’est pas rare que sorcière comme victime vomissent à l’unisson. Sans surprise, c’est d’ailleurs la cuisine de l’héroïne que l’esprit démoniaque investit pour la tourmenter une première fois, peu de temps après les révélations de sa photo d’enfance. Une pièce qui fait sens. Sans oublier l’occurrence des mouches dans le film, de celles qui pourraient envahir un morceau de viande en putréfaction. Mouches si présentes que Christine finit même par en recracher en plein dîner. Chaque vignette semble renvoyer à la digestion de l’héroïne. Une obsession, qui vrille à la pathologie pure.

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Via cette pathologie, ce sont les injonctions à la féminité qu’épingle Sam Raimi. On force Christine à normaliser son physique, tout comme on la force à délaisser son empathie face à ses clients. Ainsi les interactions imaginées entre son patron et son collègue témoignent d’un sexisme certain. Un sous-texte qui n’a rien de gratuit. Car bien qu’écrit et réalisé par un homme, Jusqu’en enfer saisit un je ne sais quoi des hantises féminines. Il suffit de voir cette séquence où notre héroïne se retrouve à cracher du sang, par le nez, puis par la bouche, devant son patron éberlué : une allégorie exacerbée des menstruations. Ce qui semble intéresser Raimi, c’est la relation de cette jeune femme à son apparence, son corps et les flux que ce dernier produit. Flux angoissants puisqu’impossibles à retenir, indépendants de la volonté de celle qui les subit. 


Cette justesse, nous la devons également à la performance admirable d’Alison Lohman, dédiée corps et âme à ce rôle de martyr. Martyr, oui, mais combattante avant tout, plus tenace, tu meurs. Car Jusqu’en enfer ne représente pas simplement le retour de Sam Raimi aux affaires, non, mais aussi sa volonté de bousculer le genre en proposant un personnage de final girl aussi vulnérable que redoutable. Treize ans après sa sortie, il fait bon d’assister à la redécouverte de ce film tant sa protagoniste n’a rien à envier à l’iconique Sidney Prescott, la tête d’affiche de la trilogie Scream. Une raison comme une autre de réinvestir le banquet d’Evil Sam.



Par Clément Arbrun.

Article paru en 2021 dans le Rockyrama n°31, toujours disponible ici !