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Credo ergo sum : la trilogie Eastrail 177 de M. Night Shyamalan

En élaborant à travers Incassable, Split et Glass, une trilogie à la fois officialisée et « méta », M. Night Shyamalan a-t-il livré à son public la clé de voûte thématique de toute sa carrière ?
Credo ergo sum : la trilogie Eastrail 177 de M. Night Shyamalan

En élaborant à travers Incassable, Split et Glass, une trilogie à la fois officialisée et « méta », M. Night Shyamalan a-t-il livré à son public la clé de voûte thématique de toute sa carrière ?


Par Rafik Djoumi, article paru en 2019 dans le Rockyrama n°23.

M. Night Shyamalan s’est révélé au monde avec son troisième long-métrage, Sixième Sens. Sorti en 1999, le statut du film est celui d’un pur « sleeper » ; une œuvre que personne n’attend, qui a été entreprise pour des raisons contractuelles (visant à libérer Bruce Willis du contrat de cinq films qui le liait à la société Touchstone) et dont l’immense succès va profondément affecter l’écriture hollywoodienne quant à l’usage du twist narratif. Mais du succès en salles, au succès en vidéo, au succès télévisuel, le film de Shyamalan va progressivement passer du « sleeper » au « blockbuster » dans la représentation qu’en a le public.


Pourtant, à plus d’un titre, Sixième Sens a bien plus les atours d’un film intimiste, au rythme contemplatif, qui met en scène très peu de personnages et limite ses effets spectaculaires. Quel blockbuster digne de ce nom aurait pour climax, pour grande scène finale, un simple dialogue entre un enfant et sa mère dans leur petite voiture, coincés dans un embouteillage ? Si cette séquence intimiste est vécue par le public comme un climax, ne serait-ce qu’émotionnel, c’est qu’elle vient résoudre un conflit majeur non pas tant au niveau du récit qu’au niveau du spectateur lui-même. Elle s’attache à rappeler un sentiment universel, forcément déjà éprouvé par le spectateur, à savoir le sentiment qu’un être cher et décédé continue de veiller sur nous. Jusqu’à cette séquence, Sixième Sens était un film fantastique, dont le spectateur acceptait les prémices et le développement en s’en tenant à des conventions de narration. Avec ce climax, Sixième Sens devient un film « réaliste » en ce qu’il transforme la convention du récit fantastique en un phénomène que nous avons réellement vécu. Ainsi, on le voit, la mécanique à l’œuvre dans Sixième Sens est, comme l’indique précisément son titre, d’éclairer le spectateur sur sa propre expérience de l’intuition, son sixième sens.

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Ce glissement de terrain, qui va d’un rapport « conventionnel » au fantastique pour déboucher sur l’acceptation de l’élément fantastique dans notre représentation du réel, sera le cœur du film suivant de Shyamalan. À l’inverse de son prédécesseur, Incassable (2000) est d’emblée un blockbuster car épié, scruté, attendu plusieurs semaines avant sa sortie. Sous les feux des projecteurs, le réalisateur et son studio vont s’employer à ruser et à tromper les médias sur le genre dans lequel s’inscrit cette œuvre (le film de super-héros) et à insister plus que de raison sur son accroche (pourquoi le héros apparaît-il indestructible ?). Le récit d’Incassable met en scène David Dunn, un père de famille dont le couple est en crise. Unique survivant d’une catastrophe ferroviaire, celle de « l’Eastrail 177 », David est approché par un mystérieux collectionneur de comic books, Elijah Price, qui va s’employer à lui prouver qu’il est un super-héros.


Conditionnés par le twist surprenant de Sixième Sens, beaucoup de spectateurs s’attendent alors à ce que le film Incassable reproduise peu ou prou la même structure en se concluant sur un twist stupéfiant, quelque chose qu’on n’aurait pas vu venir. Et une partie du rejet que va subir le film à sa sortie est liée à cette attente déçue. Car s’il y a bien un twist final dans Incassable, il concerne au fond essentiellement le regard du spectateur, qui se découvre rétrospectivement piégé par son conditionnement. En effet, tout le film s’emploie, via les discours d’Elijah, à promouvoir la véracité des super-héros, mais il prend également soin de nous ancrer dans une atmosphère réaliste. Or, à l’époque de sa sortie, la notion de super-héros au cinéma est étroitement liée à des univers baroques, colorés, qui assument leur éloignement du réel. La surprise (donc la déconvenue) vécue par le spectateur d’Incassable, à l’époque, est de découvrir qu’il est bel et bien face à un film de super-héros, et que, tout comme son protagoniste David Dunn, il n’a fait que lutter contre cette évidence qui lui a pourtant été martelée.

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À plus d’un titre, le travail de scénariste peut s’apparenter à ce que la société appelle, en se bouchant le nez, « la pensée conspirationniste ». Dans l’élaboration d’un récit, surtout fantastique, comme dans le principe de la théorie du complot, l’idée est de regrouper d’une façon ressentie comme cohérente un certain nombre d’éléments choisis, non pas pour dépeindre « le » réel, mais pour construire « un » réel. Incassable utilise franchement cette mécanique lorsqu’il rapproche, par exemple, les hiéroglyphes égyptiens et l’Histoire du comic book dans l’invocation de divinités sur Terre. Dans le film, le personnage d’Elijah (dont la résonance biblique est à rapprocher du personnage de David) a ainsi toutes les caractéristiques du « nerd autiste » dont l’esprit compulsif peut s’autoriser à faire exister dans le réel des élaborations mentales a priori aberrantes (les super-héros existent mais nous ne savons pas reconnaître leurs manifestations). Incassable avait été envisagé par son auteur comme le premier volet d’une saga potentielle, ce qui occasionna une fin ouverte pour sa sortie américaine originelle et, une fois son échec public confirmé, une fin plus fermée pour son exploitation dans le reste du monde. Il aurait été intéressant de voir Shyamalan gérer une suite directe alors que le pot aux roses fut révélé et que le public se soit déplacé pour voir dans cette suite un film de super-héros, cette fois-ci assumé, c’est-à-dire dans une démarche plus conventionnelle.


L’honneur reviendra donc à Split (2016) qui apparaît dans la carrière de son auteur bien après qu’il se soit aliéné une grande partie de son public et qu’il ait, a priori, complètement abandonné son propre terrain de jeu initial. Split nous présente le cas de Kevin Wendell Crumb, un cas extrême de trouble dissociatif de l'identité, dit split personality, dont le psychisme fait cohabiter 23 identités différentes. Alors que Kevin séquestre trois jeunes filles, une de ses victimes découvre le moyen d’apprivoiser certaines des identités de son ravisseur.


Promu en tant que thriller réaliste, vaguement inspiré par des cas extrêmes qui ont défrayé la chronique, Split a donc le loisir de réitérer l’exact développement d’Incassable en martelant au spectateur une idée irrationnelle (Kevin croit qu’il va devenir un surhomme, fusion parfaite de toutes ses identités) en jouant ainsi de notre incrédulité renouvelée. Shyamalan bénéficie également d’un atout supplémentaire : la difficulté du public à considérer des cas cliniques aussi spectaculaires. Trop occupé à questionner la validité médicale du trouble de Kevin (qui existe bel et bien dans le monde « réel »), il perçoit d’autant moins le développement inexorable du récit vers sa dimension « fantastique ». Créant cette fois-ci la surprise, en rattachant in extremis son film à Incassable, Shyamalan renoue avec les faveurs d’un public qui a eu, par ailleurs, le temps de digérer son ancien film devenu classique.

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Glass (2019) peut donc conclure une trilogie désormais identifiée comme étant consacrée aux super-héros, dans un climat où le genre est devenu dominant sur le grand écran et a connu toutes formes d’itérations, des plus fantaisistes aux plus réalistes. Toute la thématique développée par Shyamalan, autour de la mystique du super-héros et son ancrage dans notre réel, n’a donc plus qu’un dernier pas à faire franchir à son public, par la mise à l’épreuve de sa croyance nouvellement formée. Le rôle du Dr. Ellie Staple, nouveau personnage à faire son entrée dans cet univers, est entièrement dédié à cela : attaquer méthodiquement la Foi de David, de Kevin et d’Elijah (ainsi que celle du spectateur) en ramenant cette mystique à une élucubration, un dérèglement psychique.


Élevé entre une école catholique et un foyer hindouiste, Shyamalan a grandi dans une double acceptation de la Foi, celle qui a recours à l’icône réaliste (la statue du Christ) et celle qui a recours à l’icône fantastique (le Dieu-Éléphant), comme deux invitations implicites à transcender la réalité sensible vers un plan spirituel. Cette navigation entre deux civilisations et leur apparente incompatibilité métaphysique formait le cœur de son tout premier film, Praying with Anger. L’auteur qui se définit comme « pas religieux mais croyant » n’a cessé, depuis, de mettre en scène des personnages mis à l’épreuve dans leur Foi et qui choisissent de ne pas privilégier telle ou telle forme d'icône. Le jeune Cole, dans Sixième Sens, manipulait indifféremment des figurines de petits soldats et des statues de la Vierge Marie. Le petit Joey, dans La Jeune fille de l’eau, pratiquait la divination avec des boîtes de céréales. Le fils de David Dunn, dans Incassable, combattait l’incrédulité de son père en jouant avec ses action figures puis découvrait la réalité de ses super-pouvoirs dans un journal, sous une illustration digne d’un comic book. À travers son cinéma, l’auteur invite constamment son public à révéler le sacré qui se cache dans les objets les plus profanes. Et les super-héros deviennent alors, en toute logique, l’icône privilégiée d’une telle transformation du regard sur le monde réel. Comme il le confiait au journaliste Julien Gester dans Libération : « Les hindous ne croient pas vraiment en l’existence d’un dieu-éléphant, mais en ce qu’il représente. Il y a la même dissonance cognitive aujourd’hui dans notre manière d’embrasser le mythe d’un individu courant extrêmement vite ou “super-costaud”. Le héros éveillera toujours en nous l’aspiration à être le héros. » Avant d’ajouter, comme pris en flagrant délit de nerdisme mystique : « Voyez, je parle comme Elijah ».

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À un niveau plus intime, Shyamalan a développé dans cette trilogie une forme d’élaboration trinitaire de son propre psychisme. Elijah Price peut être vu comme l’incarnation de son assurance dans la maîtrise des choses par son caractère cérébral (un ego affirmé que la critique lui a très souvent reproché) ; la chaise roulante dans laquelle ce personnage est condamné à évoluer représentant à la fois son incomplétude et l’idée d’un trône impérial. David Dunn pourrait être sa force de vie, sa capacité d’action, en lutte perpétuelle avec le doute. Enfin Kevin Wendell Crumb serait son désir de croire, la Foi qui a guidé sa carrière au prix, souvent, d’un réel éparpillement. Glass habille ainsi ses personnages aux couleurs de cette Trinité, avec David en vert (couleur de la force de vie dans le monothéisme), Kevin en ocre et jaune (couleur des moines hindous), et Elijah en pourpre (couleur de la royauté), tous trois prisonniers d’un hôpital dont les murs roses renvoie à la dilution de leur colorimétrie originelle. La mise à l’épreuve de la Foi à laquelle s’applique le Dr. Ellie Staple ne concerne donc plus seulement celle du spectateur. Elle met à l’épreuve les choix de carrière de l’auteur lui-même. Au-delà de sa conclusion « conspirationniste », que nous ne révèlerons pas mais qui se raccorde avec ce que nous évoquions précédemment, Glass met à nu les angoisses psychologiques et métaphysiques de Shyamalan et son rapport souvent contrarié à l’accueil critique et public de ses films. A-t-il eu raison de placer la Foi dans la construction de sa propre identité et au cœur de son œuvre ? De chercher à convertir son public à son élan de transcendance du réel ? Peut-il définitivement clamer : « Je Crois donc Je Suis » ?


Par Rafik Djoumi, 2019.