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Alex et Ziggy : chapeau melon et bottes de cuir

Et si quelques semaines après la remise en liberté d'Alex DeLarge, le délinquant en chef d'Orange Mécanique, les news déclaraient que l'humanité n'avait plus que cinq années d'existence devant elle ?
Alex et Ziggy : chapeau melon et bottes de cuir

« Pushing through the market square, so many mothers sighing. News had just come over, we had five years left to cry in. News guy wept and told us, earth was really dying.  Cried so much his face was wet, then I knew he was not lying » — David Bowie • Five Years


Et si quelques semaines après la remise en liberté d'Alex DeLarge, le délinquant en chef d'Orange Mécanique, les news déclaraient que l'humanité n'avait plus que cinq années d'existence devant elle ? Que ferait alors notre droogie ? Et comment réagirait-il si aussitôt après cette annonce fracassante, un alien chelou à la chevelure orange débarquait sur Terre pour rassurer les Hommes et devenir, par la même occasion, la rockstar ultime ? Serait-il fasciné ou rejetterait-il en bloc cet androgyne de l'espace ? A Clockwork Orange, réalisé par Stanley Kubrick et sorti sur les écrans britanniques début 72, n'aura même pas vécu cinq années. Suite à une polémique foireuse concernant la violence du film, le réalisateur demande lui-même son retrait du marché britannique à peine deux ans après sa sortie. Entre temps, Ziggy Stardust aura défrayé la chronique avant d'être lui aussi retiré de la circulation par son créateur, David Bowie. 

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« Inspirations have I none. ?Just to touch the flaming dove » — David Bowie • Soul Love


Bowie, comme Lennon, Syd Barrett et tout un tas de musiciens britanniques des 60’s et des 70’s, est un enfant d’après-guerre. Ses jeunes yeux, pas encore (faussement) vairons, ont vu la banlieue londonienne démolie, les quartiers désertés passer de ruines fumantes à chantiers de reconstruction sans âme. Ces images engendrent chez lui une fascination morbide pour tout ce qui à trait à l’apocalypse, la fin du monde, la guerre, la destruction et la mort. Des traumatismes qu’il digère et recycle depuis, à travers son art, de la musique à la peinture, en passant par la comédie et le mime. Avec des films comme Fields Of Glory, Spartacus ou Dr. Strangelove, gageons que Stanley Kubrick avait déjà attiré l'attention du jeune David des 60's. Lorsque celui-ci découvre 2001 : A Space Odyssey en 1968, le choc est si grand qu'il s'inspire du long métrage (et de sa bande originale) pour le morceau Space Oddity. Quoi qu'il en soit, nous voici donc en 1971. Comme point de départ de son cinquième album, celui avec lequel il doit transformer l’essai de Hunky Dory et dépasser enfin le succès d’estime, David Bowie imagine un monde dans lequel les heures de la race humaine sont comptées (un peu comme celles passées sous son toit, s'il ne trouve pas de quoi payer le loyer). La fin, inéluctable, ne se fera pas sans l’arrivée d’un être surnaturel extra-terrestre qui se donnera la charge de nous accompagner jusqu’au bout de la route, quitte à finir carbonisé par l’ampleur de la tâche. Ce concept, ambitieux, Bowie se doit de le penser dans ses moindres détails et de l’accompagner, lui aussi, jusqu’à son terrible final. 


« Isn't the plumage beautiful ? » — Female Psychaitrist • A Clockwork Orange


Lorsque David Bowie et son guitariste de l’époque Mick Ronson découvrent dans les salles obscures A Clockwork Orange, entre deux session aux studios Trident de Londres, le processus d’enregistrement de l’album The Rise And Fall Of Ziggy Stardust & The Spiders From Mars touche à sa fin et le concept de base a déjà bien évolué. S’il est difficile d’en saisir les tenants et aboutissants, Bowie mène le projet d’une main sûre et ferme. L’idée de départ est intacte, mais le destin de l'E.T. bienveillant ressemblera plus à une spirale destructrice qu'à un sauvetage de l'humanité. Cependant, l’identité visuelle de cette épopée visionnaire reste à définir. Mais revenons à cette séance de cinéma, qui se déroule quelque part entre le 13 et le 16 janvier 1972. L’hiver est rude, pas de boulot, pas de fun, beaucoup de grisaille. Difficile d’imaginer l’impact d’un tel film, à un tel moment, sur l’aspirateur culturel insatiable qu’est alors David Bowie. Avait-il préalablement lu la nouvelle d’Anthony Burgess adaptée pour le cinéma par Stanley Kubrick ? Rien n’est moins sûr. Une chose cependant demeure certaine : si c’est encore lui qui pénètre dans la salle de projection, l’être qui en ressort se nomme Ziggy Stardust.

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« So inviting, so enticing to play the part. I could play the wild mutation as a rock & roll star » — David Bowie • Star

De retour en studio, Bowie redouble d’enthousiasme et déborde de créativité. Le sentiment d’être sur la bonne voie est total. Trois ans après avoir été chamboulé par 2001 : A Space Odyssey, il est à nouveau galvanisé par la vision de Kubrick. A Clockwork Orange vient en quelque sorte compléter l’imaginaire développé autour de Ziggy et jouer le rôle d’accélérateur d’idées. Le symptôme le plus apparent est la référence directe au langage “nadsat”, l’argot british dérivé du russe employé par les délinquants du film. Probablement dans l’euphorie qui a suivi sa découverte du film, Bowie finalise l’écriture des paroles de Suffragette City en y incluant la phrase “Droogie don’t crash here”. Mais bien que cet exemple soit souvent utilisé pour définir l’influence du film de Kubrick sur la période Ziggy, il n’en reste pas moins un simple clin d’oeil. Le véritable impact est plus profond. Quelques jours à peine après sa sortie, A Clockwork Orange fait jaser. Le contenu graphique du film choque, de même que son propos. Ce que Stanley Kubrick souhaite présenter comme une comédie absurde, le public y voit une sombre anticipation mettant en lumière une adolescence incontrôlable et un appareil judiciaire à la rue. Bowie ayant lui même un certain goût pour la provocation, il compte bien faire de son alter-ego Ziggy un personnage aussi flamboyant et ambigu qu'Alex DeLarge, l'anti-héros de Kubrick.


« And he was alright, the band was all together. Yes he was alright, the song went on forever » — David Bowie • Lady Stardust


C’est donc assez naturellement que l’imagerie de A Clockwork Orange va subtilement déteindre sur la galaxie Ziggy Stardust. Peu à peu, les Spiders From Mars (le groupe de rock de Ziggy) se muent en un véritable gang. La caméra de Kubrick sublime des hors la lois costumés divisés en tribus, Bowie prendra soin de développer les particularités vestimentaires de chacun des membres de son band. Il ira même jusqu’à les intégrer dans le visuel intérieur de la pochette du disque, chose qu’il n’avait jamais fait auparavant. La volonté de présenter les Spiders comme une bande de mercenaires imprévisibles est évidente. Le costumier et ami de David, Freddie Burretti, sera mis à contribution pour la création d’une garde-robe haute en couleurs inspirée, entre autres, par les costumes aperçus tout au long du film de Sir Stanley. Ziggy lui-même se verra affublé sur la pochette de bottes de lutte rouge vermillon, évoquant les rangers portées par les protagonistes du film. D’une certaine manière, Bowie va bâtir et étendre sur la base de Kubrick. Il incorpore également des références aux armures de samouraïs et aux tenues de scène du théâtre Kabuki. En résulte une émanation rock’n’roll du gang d’Alex DeLarge dont Ziggy Stardust est le leader. Mais là où Alex est une représentation du mal, un être apparemment dénué du moindre remords, Ziggy sera un apôtre du bien (tout du moins au début de son parcours), flirtant avec les frontières de la sexualité.

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« It's funny how the colors of the real world only seem really real when you viddy them on the screen »  — Alex • A Clockwork Orange


C’est dans cet accoutrement, qualifié par Bowie lui-même d’“ultra-violence en tissus Liberty” lors d'une interview, que Ziggy et les Spiders débarquent sur le plateau de l’émission Top Of The Pops, quelques mois à peine après le choc du film de Stanley Kubrick. Avec un magnétisme presque surnaturel, Bowie fascine. Il a tout ingurgité, digéré et délivre sa vision aux masses sous une forme pure et éclatante. En quelques minutes, son interprétation télévisée du single Starman va transformer la vie de milliers d’adolescents anglais n’ayant jamais vu un truc pareil. L’album, The Rise And Fall Of Ziggy Stardust & The Spiders From Mars sort en juin et atteint la cinquième place dans les charts. Une partie de l'esprit d'A Clockwork Orange est donc partagée avec un public certainement pas en âge de voir le film. Cette représentation théâtrale de l'espace scénique, cette androgynie du leader, tout l'apparat Ziggy va beaucoup plus loin qu'un simple délire glam-rock. Évidemment, les concerts font salle comble. Un an plus tard, l’album Aladdin Sane enfonce le clou. Les fans arborent le maquillage à l’éclair rouge et bleu de la pochette tandis qu’en préambule de son show, Bowie balance l’Ode à La Joie de Beethoven remaniée par Walter Carlos. Ce morceau, faisant à l’origine partie de la Neuvième Symphonie de Ludwig Van Beethoven, est directement tiré de la bande originale du long métrage choc de Kubrick. En fond de scène se dresse un logo sous forme d'éclair, évoquant l'insigne des unités SS d'Adolf Hitler quatre ans avant le punk. Toujours cette fascination morbide pour la guerre, également présente sous forme d'images d'archives de défilés nazis dans A Clockwork Orange. Toutes ces images sont jetées aux yeux du public sous une forme brute, à l'instar de celles infligées à Alex DeLarge lors de ses sessions de cobaye pour la méthode Ludovico, censée le débarrasser de toute pulsion négative. Mais selon Kubrick et Bowie on ne peut renier sa nature profonde. Il faut tuer la bête.


« No ! Stop it, stop it, please ! I beg you ! This is sin ! This is sin ! This is sin ! It's a sin, it's a sin, it's a sin ! »  — Alex • A Clockwork Orange 


Le soir du 3 juillet 1973, Ziggy et les Spiders se produisent au Hammersmith de Londres. En fin de concert, sans que personne dans l’entourage de la star ne soit au courant, David Bowie décide d’assassiner son alter-ego, devenu trop encombrant. Le Starman est crucifié, et le public terrassé. Rock’n’Roll Suicide. Quelques mois plus tard, comme un écho à cet homicide pop, Kubrick décide de retirer A Clockwork Orange du marché britannique suite à une énième controverse provoquée par un fait divers, hâtivement relié à son film par la presse. Ainsi survient la chute précipitée de deux oeuvres radicales, mise en oeuvre par leurs pères respectifs. Durant des années, le film de Kubrick se diffusera sous le manteau, devenant un véritable objet de culte au sein de le jeunesse UK, celle-là même qui échange avec passion ses souvenirs d’avoir croisé la route de Ziggy Stardust.


Joe HUME