Heat de Michael Mann : la mort et l'amour
Le flic. Le truand. L’un chasse l’autre. L’autre fuit l’un. Que ce soit chez Jean-Pierre Melville, William Friedkin ou John Woo, on connait la rengaine, l’histoire est toujours la même, à Paris, Los Angeles ou Hong-Kong.Le flic. Le truand. L’un chasse l’autre. L’autre fuit l’un. Que ce soit chez Jean-Pierre Melville, William Friedkin ou John Woo, on connait la rengaine, l’histoire est toujours la même, à Paris, Los Angeles ou Hong-Kong. Pourtant chez Michael Mann, et plus particulièrement dans Heat, transparait – et cela encore plus que chez ses illustres collègues – derrière les codes et les figures imposées du polar, une dimension humaine portée par des personnages à la profondeur intense qui naviguent sans cesse entre l’ombre et la lumière. La mort et l’amour. L’humaine tragédie.
Bien sûr, Heat est un polar, un thriller, un film noir – ou plutôt bleu et gris –, appelez ça comme vous voulez. Un film sur la traque des uns par les autres. Évidemment, l’intrigue et le face-à-face peuvent rappeler d’illustres prédécesseurs – Melville, donc – et quelques contemporains. Pour ce qui est de ces derniers, si l’on sait les rapports entre Mann et Friedkin assez troubles dans les années 80, l’influence de Mann sur To Live and Die in L.A. n’a jamais été prouvée – la légende veut même que le producteur de Miami Vice perdit son procès pour plagiat à l’encontre de son éminent collègue. Quant à Woo, le cousinage est certain mais de l’aveu même du réalisateur chinois, c’est plus The Killer qui doit beaucoup à Manhunter que Heat à son cinéma. Mann, d’ailleurs, affirme sincèrement que ses films ne sont pas basés sur d’autres films mais sur la réalité. Certes, peut-être y a-t-il là une certaine fierté à réfuter tout héritage, pourtant, force est d’admettre que plutôt que de suivre une école, Mann a fait école. Rappelons aussi qu’au moment de la sortie du film, en 1996, un jeune réalisateur américain friand de citations filmiques et d’hommages à ses cinéastes de chevet venait de secouer le cocotier du polar contemporain avec deux films plébiscités par le public et les critiques, Reservoir Dogs et Pulp Fiction. Les deux hommes s’emparent d’un même territoire aux portes du désert, Los Angeles, « city of lights » qu’observent langoureusement Neil McCauley (Robert De Niro) et sa bien-aimée.
Difficile pourtant d’imaginer qu’il s’agit de la même ville chez les deux cinéastes, tant Mann a repensé la représentation de L.A pour l’occasion, mais toujours basée sur la réalité, une réalité amplifiée – concept qui trouvera son accomplissement dans l’œuvre Mannienne avec l’utilisation de caméras numériques. La réalité, on y revient toujours à propos de Mann. En bon control freak qu’il est – mais tous les grands cinéastes ne le sont-ils pas ? –, il nourrit sa vision du genre d’une connaissance du terrain infaillible, doublé d’un savoir-faire technique certain. En effet, Mann, originaire de Chicago, la capitale historique du crime américain, connait bien le sujet pour avoir tout au long de sa carrière fréquenté les deux milieux : celui des « good guys » et celui des « bad guys ». À Chicago donc, puis ensuite à Miami et en Californie pour les besoins des différentes productions sur lesquelles il travailla. Mais c’est véritablement à Chicago qu’il puisa les idées, ou plutôt les faits, qui allaient donner L.A. Takedown (brouillon télévisuel de Heat datant de 1989), puis ce dernier. Car Neil McCauley a bel et bien existé et fut une figure obscure et méconnue du grand banditisme de la cité venteuse, jusqu’à sa mort en 1964… lors d’un braquage qui a mal tourné, tué en pleine fuite par Chuck Adamson. C’est par la voix d’Adamson que Mann découvrit l’histoire de ce braqueur froid et méticuleux qui fut traqué de longues années avant d’être finalement abattu par son ennemi juré.
Déjà à l’époque, Adamson était fasciné – comme Vincent Hanna (Al Pacino) par McCauley dans le film – par ce gangster sans scrupules mais au charisme indéniable. Mann ne le fut pas moins. Au point de transposer trente ans plus tard son tragique destin en une élégie moderne dans un Los Angeles tout en métal, verre et lumière ; ville monstrueuse peuplée d’âmes damnées, de solitaires perdus au milieu de dangereux prédateurs. Heat peut-être ainsi vu comme un ultime western crépusculaire, un dernier tour de piste pour les légendes de l’ouest Pacino et De Niro qui se verront condamnées après ce film à une longue décrépitude cinématographique plus déshonorante encore que les plumes et le goudron au temps du Far West. Un duel terminal donc, au cours duquel il suffira d’un bref coup de projecteur pour que Hanna repère l’ombre de McCauley surgissant derrière lui, et enfin lui règle son compte une bonne fois pour toute. Conclusion sombre et solennelle. Dernier moment d’intimité partagé par deux héros fatigués. Main dans la main. La mort d’un frère, d’un égal. Et sans doute la propre fin de Hanna, victorieux, certes, mais seul au monde. Il retournera sans doutedans sa chambre d’hôtel miteuse, avec pour seule compagnie les cadavres qui peuplent ses rêves. De son balcon, il scrutera l’horizon vide de toutes lumières. L’obscurité sera son dernier foyer.
À sa sortie, Heat est un évènement pour une seule raison. Ou plutôt deux : Robert De Niro et Al Pacino. Leur rencontre tant fantasmée sert ainsi d’argument commercial massue pour faire venir les foules dans les salles et gonfler la revue de presse – même si en France, seul Pacino accompagne son réalisateur pour assurer la promo. En retrait derrière les deux stars, Michael Mann, jeune cinéaste – Heat est seulement son cinquième long-métrage malgré ses cinquante ans au compteur – ayant fait ses armes à la télévision et tout juste remarqué par la critique pour sa grande maîtrise technique. Le programme Mannien était pourtant déjà présent dans son premier film, Thief, qui suivait le parcours d’un… braqueur de coffre méticuleux décidé à raccrocher les gants pour les beaux yeux d’une femme. Le film date de 1981, et il est à noter que le premier script de Heat date lui de 1979, donc rien de surprenant. Mann passera une bonne partie des années 80 à tenter de monter le projet pour d’autres réalisateurs – notamment Walter Hill – avant de se lancer lui-même une première fois avec L.A. Takedown (1989), conçu comme un pilote de série télé. Les négociations avec la chaîne n’aboutissent pas, Takedown ne succédera jamais à Miami vice. Mais avant cela, Mann signe un magistral troisième film, Manhunter, qui cette fois-ci annonce la sophistication formelle de l’œuvre à venir – grâce notamment à la rencontre avec Dante Spinotti, son chef opérateur historique –, du moins jusqu’à The Insider. Malheureusement, comme pour Thief et The Keep, le succès n’est pas au rendez-vous. À l’aube des années 90, Mann fait le point et décide de ne plus s’engager à la légère sur des projets casse-gueule. Son nouveau film sera The Last of the Mohicans, fresque historique se déroulant dans un pays naissant en proie à toutes les convoitises durant la guerre de sept ans. Porté par un Daniel Day-Lewis déjà oscarisé et financé par la Fox, le film est un succès et se fait même remarquer lors de la course annuelle aux Oscars. Pourtant, le projet n’avait rien d’un coup sûr, et même si la maestria de Mann est moins insolente que sur Manhunter, cela ne ressemble pas pour autant au tout venant de la production hollywoodienne de l’époque.
D’aucuns y verront même une vision inédite, moderne et stylisée d’un genre pas encore ressuscité par Braveheart.?Enfin libéré de sa quête d’un succès au box-office, Mann peut alors se replonger dans le projet fondateur de son œuvre, Heat. Car ce que certains considèrent comme de l’emphase constituera la substance essentielle des films qui suivront et installeront définitivement Mann comme un auteur, ainsi qu’un inventeur de formes admiré. D’abord, il prend son temps pour poser les bases de son histoire en installant les personnages par petites touches. Il n’y a pas chez Mann de caractérisation outrancière, simplement le point de vue duquel le réalisateur raconte son histoire semble se situer à l’intérieur des personnages. Par ce rythme tantôt lent tantôt furieux, cette caméra en apesanteur, ces cadres et ces éclairages presque oniriques, on vit l’action à travers leurs émotions. Et l’utilisation que fait Mann de la musique accentue cette sensation. Il n’utilise jamais le score et les morceaux préexistants comme un simple condiment rehaussant le goût de l’ensemble – à l’image de ce qui se fait habituellement dans une immense majorité de films. Chez lui, la musique souligne parfois l’action, effectivement, mais agit aussi d’autres fois comme un contre-point à celle-ci. Enfin, l’utilisation de morceaux frôlant l’abstraction et le minimalisme servent surtout à renforcer l’impression ressentie par le spectateur d’être dans la peau du personnage. En effet, comme pour Kubrick, Lynch ou Scorsese, la musique est un formidable moyen pour Mann de faire ressentir leur état d’esprit et leurs émotions. Heat installe donc définitivement cette voix Mannienne, cette manière toute personnelle de développer l’intrigue et le suspense qui en découle autant par le fragile équilibre entre des grandes séquences d’action et des scènes plus intimes que par cette capacité à traduire le ressenti d’un personnage par des choix esthétiques forts.
Dans Collateral (2004), le chauffeur de taxi interprété par Jamie Fox passe ses nuits dans sa voiture, perdu dans un L.A. magnifié par l’utilisation saisissante que fait Mann du numérique – nouvelle palette déjà testée sur Ali et que tant d’autres réalisateurs appréhenderont dans la douleur. Seule une carte postale – et ses rêves de réussite – lui servent d’issue de secours fantasmée à sa condition de « prisonnier ». Mann rejoue ainsi le grand enfermement de ses protagonistes dans un territoire pourtant sans fin. Collateral fonctionne à bien des égards comme une version miniature et inversée de Heat. Un poème tragique, plutôt qu’une véritable tragédie comme l’était le film de 1996, dans lequel un personnage qui n’est rien aspire à raccrocher pour enfin tenter de réaliser ses rêves de grandeur. Soit l’inverse de McCauley qui avait tout et désirait raccrocher pour enfin vivre une vie calme avec la femme qu’il aimait.?
Des braqueurs de banque de Heat au braqueur de taxi de Collateral – et en attendant les braqueurs virtuels de Blackhat –, Mann reste associé au genre toujours populaire du film de braquage. Et Heat en est nécessairement l’un des représentants les plus renommés. Rien de surprenant donc à ce que l’on retrouve l’influence de Mann dans tout un tas de films approchant de près ou de loin le sujet. Christopher Nolan pour son Dark Knight (2008) étudia le film de Mann au point d’en reprendre le style visuel pour le braquage ouvrant son film. Il ne s’en cache pas, prenant même soin de lui rendre hommage en donnant l’un des rôles clés de cette séquence à William Fichtner (interprète de Van Zant dans Heat). Allant même plus loin, Nolan expliqua à la sortie de son film les enseignements qu’il tira du film de Mann : « J'ai toujours considéré Heat comme une remarquable démonstration de la façon dont vous pouvez créer un vaste univers dans une ville et d'y intégrer un très grand nombre de personnages et leur parcours émotionnel de manière efficace ». En 2010, le gang de The Town mené par un Ben Affleck renaissant ne pouvant s’empêcher de tomber amoureux d’un otage et mettant ainsi en péril la réussite de ses futurs casses, doit beaucoup au film de Mann ; sans parler là-aussi des nombreux emprunts formels. Affleck expliqua même en interview que le film de Mann était tellement imposant en tant que film de braquage quintessentiel – au point que tous les spécialistes, flics ou gangsters qu’il interrogea durant la préparation de son film le renvoyaient à Heat – qu’il dût tout au long du tournage faire attention à ne pas trop s’en approcher. Enfin, l’année suivante, c’est Nicolas Winding Refn qui pour sa première incursion filmée à Los Angeles se remémorera Thief – qu’il découvrit pour la première fois quelques mois avant le tournage de son film – et Heat (en plus de Driver de Walter Hill) pas seulement comme classiques du film de braquage, mais aussi pour leur vision inédite de la ville, le danois allant jusqu’à célébrer Mann autant que la cité qu’il a si bien filmé : « Ce que j’aime chez Michael Mann, c’est son côté réalisateur de western. Il ferait d’excellents westerns, j’en suis sûr. Il utiliserait parfaitement le territoire de L.A. comme dans un western. Il a toujours été bon pour photographier Los Angeles comme elle doit être vue. Comme un lieu unique au monde. »
Dans ces trois films, les emprunts – ou les hommages – sont bien repérables ; pour autant, difficile d’y trouver autre chose qu’une influence impossible à occulter pour ces jeunes cinéastes. Comme si l’on ne pouvait plus filmer la nuit à Los Angeles ou les scènes de braquage sans payer un lourd tribut au réalisateur de Heat. Seulement l’essentiel chez Mann n’est pas une simple question formelle, mais plutôt la profondeur de l’expérience humaine, des sensations, des émotions, et la question de leur traduction en images et en sons projetés ensuite sur un grand écran. Une expérience personnelle. Un défi technique et narratif qu’on ne retrouve malheureusement pas dans ces films se rêvant tous Mannien, mais échouant – malgré leur réussite à d’autres niveaux – à ne serait-ce que suivre, humblement, la voie ouverte par un cinéaste à la voix unique.
Aubry SALMON