Rockyrama Resto : la pizza hawaïenne
Aussi décriée que la seconde saison de True Detective, la pizza hawaïenne est plus qu’une expérience culinaire. C’est un trait de langage de la pop culture.Aussi décriée que la seconde saison de True Detective, la pizza hawaïenne est plus qu’une expérience culinaire. C’est un trait de langage de la pop culture.
Un toast n’est jamais qu’un sandwich impudique. La seconde tranche de pain bazardée, nous miroitons un contenu nu qui ne demande qu’à être recouvert de son jumeau à mie. Imaginez que sur le pain grillé et beurré s’ajuste une belle tranche de jambon blanc, un bout de fromage en son dessus... chapeauté par une tomate cerise… délicatement posée sur une tranche d’ananas. C’est le principe du Toast Hawaii, un classique de la cuisine germanique, initié par Clemens Wilmenrod, pape de la food tv allemande. Mais intéressons-nous plutôt à une lointaine cousine : la pizza hawaïenne. Le canadien Sam Panopoulos affirme en être le géniteur. Il aurait mis au point ce dérivé de la gastronomie italienne en 1962 – comme si Lawrence d’Arabie et « Love Me Do » ne suffisaient pas pour en faire une année historique. C’est donc la contrée de la cipaille, du pain de viande et des poutines qui aurait donné naissance à cet hybride sur pâte épaisse que l’on nomme « hawaïen ». Il faut dire qu’à l’instar du sirop d’érable, mixture qui se marie aussi bien aux travers de porc qu’aux noix de Saint-Jacques, cette pizza est un bel éloge au grand mix sucré/salé. Aficionado ou détracteur, vous connaissez la recette. Sauce tomate étalée avec amour, jambon, bacon ou poulet en abondance, fromage, champignons si vous l’osez, et, au cœur de tout, cet ananas éparpillé façon puzzle. On pourrait se dire qu’à l’instar du canard à l’orange, du poulet aux pruneaux ou du fameux combo chèvre-miel, la pizza à l’ananas passerait relativement inaperçue. Mais non.
Plus encore que la pizza aux épinards, au thon ou à la crevette, la pizza hawaïenne suscite des prises de becs plus enflammées : la moquerie, les quolibets, et n’ayons pas peur des mots, la colère. Tel est d’ailleurs le nom du gnome rouge et allégorique de Vice Versa, qui à la vue d’une pizza aux brocolis s’exclame : « Félicitations San Francisco, vous avez ruiné la pizza ! D’abord les Hawaïens, et ensuite vous ! ». Cette séquence furtive du dessin animé de Pixar pourrait être la version light des assassines logorrhées du grand chef écossais Gordon Ramsay. Quand l’incisif tête d’affiche de Cauchemar en cuisine pose des mots sur la pizza hawaïenne, il l’incendie. « On ne fout pas de put*** d’ananas sur une pizza ! » affirme-t-il sur le plateau du late night The Nightly Show. De son côté, Charlie Sheen suppose dans Mon Oncle Charlie que « le premier mec qui a pensé à plaquer de l’ananas sur une pizza était gay ». Vanne facile. Jusqu’aux plus lointains threads de Reddit, les mémes anti-pizza hawaïenne pullulent. L’assertion « Pineapple doesn't belong on pizza! » est aussi culte que « Shut up and take my money! ». Des faces dépitées de chats aux facepalm de Patrick Stewart, de la mine dégoûtée de Kevin McCalister au ton solennel de Morpheus, toutes les expressions conviennent à ce « débat » qui n’en est pas vraiment un. « Il y a deux types de personnes : ceux qui aiment l'ananas sur la pizza, et les gens normaux » dit le proverbe. Balancez les tags « pizza pineapple » sur Twitter et vous comprendrez qu’il ne se passe pas un jour sans que l’obsession revienne sur la table. Entre provocations faciles, détestation irritante et affirmations à l’emporte-pièce, c’est un peu comme si l’hawaïenne aux reflets dorés était le Donald Trump de la pizza. De Trump, les militants anti-ananas aiment d’ailleurs relayer ce fake tweet cinglant : « Commander une pizza à l’ananas vous condamne désormais à la mort ». Ananas pizza = fait alternatif ?
Bâtarde bizarre de la napolitaine, la pizza hawaïenne n’a pourtant rien d’une anti-bouffe. Elle fait partie des dix pizzas les plus populaires d’Amérique, aux côtés de la pepperoni et de sa sœurette aux saucisses. Rayonnante, elle s’agrémente volontiers de flocons de parmesan, d’oignons rouge, de poivre et de coriandre. Harmonieusement agencées sur un lit de sauce tomate et de gruyère râpé, les lamelles d’ananas avoisinent les bouts de jambon fumé. Plus qu’un caprice de gourmets, c’est une émotion d’été, entre le fruit des îles venu taper l’incruste et la mozzarella fraîche au basilic. Les colorations orangées de l’ananas cuit rivalisent avec celles du cheddar fondu. « Bien chaud, l’ananas perd en acidité, devient juteux-caramel et se marie très bien au jambon, il y a un petit côté dattes au bacon, un truc très riche et racé, qui a besoin de plein de pâte très craquante derrière pour faire passer le truc. De belles petites tranches fines de lard fumé, un ananas coupé en petites pointes pour qu'il n'ait plus de cœur cru et une pâte bien croustillante, avec un bon bandol à képi pour faire la circulation derrière, ça fait vraiment la blague » opine Henry Michel, plume gourmande de Munchies et animateur du délicieux podcast Riviera Détente. Face à cette beauté à becter, pourquoi tant de haine ? Attaché aux racines de la tarte, l’exégète de Top Chef constate l’évolution de son dérivé fruité, « qui d’option marrante et exotique est peu à peu devenue un classique échappant complètement à la mythologie originelle – italienne – de la pizza… quitte à déranger ». Mélanger de l’ananas à une tarte plus habituée au chorizo et aux olives noires, c’est mettre en pratique l’idéologie de Kramer, le colloc’ farfelu de Seinfeld. Dans l’épisode The Couch, cet avant-gardiste imagine un restaurant où les clients pourraient préparer leurs propres pizzas. Mais l’exercice a ses limites. Très vite, on lui assène cette invective : « Tu ne peux pas mettre de concombres sur une pizza, ce n’est pas de la pizza, le goût sera affreux ! ». La pizza, c’est comme l’hostie, on n’y touche pas.
Glissant de pépite underground pour érudits à nouvelle référence pop, notre délectable amie, comme tous les chefs-d’œuvre, est encore trop en avance sur son temps mais ne laisse personne indifférent. De ce Peter Griffin à la moue dédaigneuse, sortant du four une hawaïenne lors d’un gag resté célèbre de la série de Seth MacFarlane, au président islandais, ayant assuré à son peuple « ne pas avoir le pouvoir de promulguer des lois qui interdiraient de mettre de l'ananas sur la pizza [car] les présidents ne devraient pas avoir un pouvoir illimité », avant d’ajouter, taquin : « … mais pour les pizzas, je recommande plutôt les fruits de mer ! ». Canicule oblige, les foodies se captivent aujourd’hui pour la glace saveur pizza. Pas de fraise ou de chocolat, encore moins de pistache, mais de la tomate, du basilic, de l’origan et de l’ail. Comme un rêve de gamin resté seul chez lui un samedi soir. Mais soyons sérieux deux secondes, ce n’est pas parce qu’une ribambelle d’échalotes se marie bien avec une salade de fruits qu’on peut faire tout et n’importe quoi. Eurk !
Irrévérente sans être délirante, l’hawaïenne est, à l’image de la pop culture, un vaste melting pot aux atours sexy et aux ingrédients familiers – une macédoine d’identités englobées en un tout cohérent. « Les Brésiliens et Australiens, eux aussi utilisent pas mal l'ananas pour accompagner les viandes ou les poissons, et certains chefs étoilés servent du poisson au chutney d'ananas, des crevettes, sans oublier le fameux accord ananas/porc ou le super connu porc à l'ananas chinois » approuve Henry Michel. Vous l’aurez compris, poser sur ses lèvres un fragment triangulaire d’hawaïenne c’est voyager aux confins des saveurs… et des souvenirs. Paré de son crâne dégarni et de sa belle moustache, Clemens Wilmenrod nous est familier. Il a l’allure bonhomme d’un tonton gourmand plutôt sympa. Diagnostiqué d’un cancer de l’estomac, il s’est suicidé en 1967. De son vivant, il avait osé conjuguer le piquant de l’ananas au salé du jambon – et les transcender par le gras du fromage. Au moment d’écrire cet article, le gentil papy Sam Panopoulos s’en est allé lui aussi, sa disparition conférant à l’ananas un peu plus d’amertume et de sécheresse. Rendons-leur hommage en célébrant les vertus d’une pizza aussi mal aimée qu’Adam Sandler.
Clément ARBRUN