Kareem Abdul-Jabbar, le grand méchant flou
On peut donc avoir un CV plus rempli que le short de Shaquille O’Neal et rester un basketteur lambda pour la jeune génération.
On peut donc avoir un CV plus rempli que le short de Shaquille O’Neal et rester un basketteur lambda pour la jeune génération. Tel est le destin de Kareem Abdul-Jabbar, légende des parquets dont les choix politiques, religieux et même cinématographiques l’ont coupé d’une grande partie des fans. Portrait d’un électron libre qui a toujours refusé la case dans laquelle la société voulait à tout prix l’enfermer.
Un article de Olivier Cortinovis à retrouver dans notre Rockyrama n°31 - Qui rallumera Pixar ?
L’avantage avec les grands sages du genre taiseux, c’est que les chiffres parlent pour eux. Là où les Basketix attendaient logiquement des noms plus glamour, et notamment sa majesté Michael Jordan, c’est Kareem Abdul-Jabbar qui trône au sommet des meilleurs marqueurs de la NBA. Vous voici donc vaccinés contre les idées reçues, lui qui l’a été, encore une fois en porte-étendard, contre ce foutu virus qui a paralysé nos vies et décimé nos familles. Car si certains joueurs NBA voient le Covid-19 comme un complot mondial pour contrôler la population, le sextuple most valuable player, aujourd’hui âgé de 78 ans, a tenu à responsabiliser ses concitoyens au sujet de l’épidémie. Il est comme ça, KAJ, prêt à enfiler sa cape de super-héros pour des sujets qui lui tiennent à cœur, lui qui, en plus d’avoir garni son armoire à trophées comme personne, a terrassé un cancer et une leucémie. Un costume de militant que ses détracteurs ont taillé façon puzzle durant toute sa carrière, l’écartant des débats qui nous servent de fluide intellectuel entre deux parts de margarita : quel est le meilleur joueur du monde, toutes époques confondues ?

Skyhook is not the limit
L’habitude du clivage à la vie dure sur les parquets, et pourtant c’est en connaissance de cause que le Hall of Famer s’exprime sur ces sujets de société. Alors qu’il ne s’appelait encore que Lew Alcindor, le pensionnaire du lycée catholique de Power Memorial Academy a été confronté de près au racisme et à la discrimination contre les Afro-américains. Il a même dû courir pour sauver sa vie alors qu’il couvrait une manifestation anti-raciale à Harlem pour un journal local. De là est née une forme de conscience politique, accentuée par cette règle stupide des instances d’interdire le dunk à l’université. Plus qu’une solution pour bâcher son archi-domination dans les raquettes, le pivot d’UCLA y voit une manière de brider les qualités athlétiques des joueurs noirs. Son intelligence, son élégance et sa malice l’amènent alors à se réinventer et à créer son tir signature, le skyhook, littéralement bras roulé, impossible à stopper pour les défenseurs adverses.

Et s’il a toujours mené de front cette carrière d’activiste, en parallèle de son aventure sportive, la légende des Lakers a également profité de sa notoriété grandissante pour assouvir sa passion pour les arts martiaux. Et pas avec n’importe qui ! Non, le grand échalas a choisi Bruce Lee comme professeur à la fin des années soixante, lorsque le créateur du jeet kune do, tout juste ceinture noire, tentait de fracasser les portes d’Hollywood à grands coups de pieds retournés. Les deux hommes ont rapidement tissé une amitié forte, multipliant les entraînements à haute intensité à New York, et ce malgré leur différence de gabarit, Bruce Lee rendant 50 cm et autant de kilos à son aîné. C’est de cette collaboration insolite que KAJ a appris à prendre soin de son corps élastique, secret de son incroyable longévité. Étirements et yoga, on a connu plus fun comme programme, surtout à l’époque, mais l’association porte ses fruits, le pivot de 2m18 se déplaçant comme un funambule sur les terrains sans jamais passer par la case infirmerie. Du jamais vu ! Cette relation connaîtra son summum en 1972 avec le tournage du film Le Jeu de la mort. De ce long-métrage, il ne resta longtemps qu’un fantasme et un pitch : celui de l’histoire d’Hai Tien, champion d’arts martiaux à la retraite contraint d’affronter une série d’adversaires dans une pagode de cinq étages, avec un maître par niveau, dont le dernier est incarné par notre colosse des parquets. Quinze dernières minutes mythiques et ultimes de Bruce Lee sur grand écran, dont la pop culture ne tardera pas à s’emparer avec plus ou moins de talent (Jackie Chan dans Nicky Larson, Chris Tucker dans Rush Hour 3 ou Ramzy Bedia dans La Tour Montparnasse infernale). Tout y est culte : le contraste saisissant entre les deux combattants, la combinaison jaune du plus bel effet de Bruce Lee, le mini short digne des footballeurs allemands époque seventies d’Abdul-Jabbar, le déluge de coups de pieds circulaires avec petits cris bien stridents. Cette scène de baston restera un objet de fascination et un souvenir mémorable pour celui qui finit étranglé car ne supportant pas la lumière – déjà! –, comme il le confiera à nos amis de So Film. « Bruce Lee voulait des combats réalistes. Nous nous sommes battus comme à l’entraînement. C’était un athlète incroyable, très rapide, qui avait une approche éclectique des arts martiaux ».

Du grand introverti à Open Jabbar
La disparition prématurée du « Petit dragon » à l’âge de 32 ans a contribué à le faire entrer au panthéon du cinéma, pour lequel prend goût Kareem Abdul-Jabbar, dont les nombreux titres et l’aura lui ouvrent la porte de Hollywood. Un plaisir insondable pour ce passionné de westerns spaghetti, qui glissait sa longue carcasse dans le fauteuil miteux d’un cinéma de quartier à Los Angeles pour y mater les classiques de Sergio Leone. Mais c’est un homme meurtri qui a posé ses bagages sur la côte Pacifique. Il perd une maison et, plus encore, ses souvenirs de jeunesse, dont toute sa collection d’albums de jazz (Miles Davis, John Coltrane, Count Basie), dans un incendie d’origine inexpliquée. Ce grand introverti, taciturne, n’aime pas la ville de L.A qu’il juge superficielle, trop tape-à-l’œil, lui qui préfère cultiver son esprit que muscler ses pectoraux. Et sa conversion vers l’Islam en 1971 va, certes, le rapprocher de son idéal mais l’éloigner un peu plus de ses parents et du public. Il faudra attendre longtemps, très longtemps pour décrocher un rictus chez cet athlète exceptionnel, qui se cache désespérément derrière ses lunettes noires très seventies. Mais il ajoute de l’eau dans son vin, d’abord sur le terrain, où il recherche l’affection de ses coéquipiers, et notamment celle de Magic Johnson, son strict opposé. À l’époque du « showtime » cher aux Lakers, les journalistes doivent tirer au sort pour désigner celui qui ira tenter d’arracher quelques mots à Abdul-Jabbar, au faciès impassible et vierge de toute émotion, là où le sourire de comédien de son partenaire irradiait toute la salle. Les médias ont décidé que ce grand mélancolique, bourreau de travail, serait le mal-aimé, celui responsable de tous les maux des Pourpre et Or. Et celui qui s’est souvent perçu comme le Goliath de la NBA, allusion à ses difficultés à y trouver sa place, va jouer de cette défiance, glissant des piques bien senties restées dans les mémoires collectives : « Je suis le plus méchant parmi les gars les plus méchants. »

Commence alors une opération séduction pour retourner l’opinion du grand public qui le prend toujours pour une bête curieuse. Pas facile de décoller l’étiquette d’« extraterrestre » quand elle vous colle à l’index comme un sparadrap récalcitrant. Il se plonge alors dans l’écriture avec une autobiographie Giant Steps, dans laquelle il clame notamment son amour pour le baseball, le sport national dans la cité des Anges, et qui lui sert de thérapie. Aujourd’hui encore, ce journaliste frustré continue d’alimenter sa boulimie pour la littérature à travers des ouvrages historiques ou sociaux, mais aussi des chroniques pour le Washington Post et Time Magazine. Mais c’est dans la comédie multi-diffusée à la télé Y-a-t-il un pilote dans l’avion ? (1980) et grâce au rôle du co-pilote Roger Murdock qu’Abdul-Jabbar devient une icône de la culture populaire. Là encore, il est question d’un rôle de lieutenant comme lorsqu’il donne le change au maestro Magic Johnson, la star des Lakers. Là encore, le réalisateur prend le parti de se moquer de son style de jeu à travers les reproches erronés d’un petit garçon dans le cockpit. Reste de ce tournage un « joli moment de vie » qui cassera son image de basketteur sérieux, comme ses apparitions dans plusieurs séries télé (Arnold et Willy, Le Prince de Bel Air, 21 Jump street ou plus récemment Big Bang Theory). « Depuis que je suis à la retraite, tout le monde me voit comme une vénérable institution. Les choses changent… », s’amuse-t-il aujourd’hui. Naturellement fort pour attirer la lumière mais trop effacé pour ne pas la partager, Abdul Jabbar a toujours défié l’âge et le temps pour faire briller les autres. Pas vraiment les caractéristiques d’un vilain méchant…