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Trent Reznor, Atticus Ross et David Fincher : une collaboration en mode majeur

Depuis leur première collaboration au film The Social Network, Trent Reznor et son acolyte Atticus Ross se sont intégrés au style Fincher au point d’en devenir indissociables.
Trent Reznor, Atticus Ross et David Fincher : une collaboration en mode majeur

Depuis leur première collaboration au film The Social Network, Trent Reznor (fondateur et leader du groupe Nine Inch Nails) et son acolyte Atticus Ross se sont intégrés au style Fincher au point d’en devenir indissociables. L’approche révolutionnaire des deux musiciens a donné naissance à des bandes-son atmosphériques, dont les incomparables textures tissent un contrepoint émotionnel idéal aux images de David Fincher.

Un article de Jean-Samuel Kriegk. Notre prochain numéro dédié à Seven est toujours disponible en précommande, ici.


Au mitan des années quatre-vingt-dix, Trent Reznor compte parmi les musiciens les plus importants et les plus influents de son époque. Son groupe Nine Inch Nails (une formation de rock industriel à géométrie variable dont il est pendant deux décennies l’unique membre permanent) connaît un pic de popularité avec l’album The Downward Spiral, énorme succès et véritable bande sonore de la décennie. En parallèle à la carrière exigeante de son groupe, ses activités de producteur au service d’autres artistes, dans des spectres musicaux allant du hip-hop au métal (Saul Williams, Marilyn Manson, Rob Halford...) démontrent chez Trent Reznor une ouverture d’esprit et une curiosité sans limites qui surprennent les fans de la première heure. L’adoubement se fait par le plus illustre de ses pairs, David Bowie, pour aboutir à une collaboration de longue haleine : une tournée en commun, la production de plusieurs morceaux du Thin White Duke par Reznor, de nombreux remixes et un clip faisant apparaître ensemble les deux musiciens. De quoi faire connaître Trent Reznor par un encore plus large public.

Logiquement, le musicien se voit rapidement courtisé par le monde du cinéma, et de très nombreux morceaux de Nine Inch Nails font leur apparition sur des bandes originales de blockbusters tels que The Crow, Tomb Raider ou Resident Evil. Au pic de sa créativité, Trent Reznor n’hésite pas à livrer pour ces films des singles et morceaux originaux, absents de ses propres albums, dont certains comptent encore aujourd’hui parmi ses meilleures compositions.

La première collaboration d’importance à une musique originale de film se fait avec Oliver Stone. En 1994, Trent Reznor accepte de produire pour lui la bande originale de Tueurs nés. Comme Reznor le raconte à l’époque dans une interview donnée à MTV, il propose au réalisateur de monter un collage sonore à partir de morceaux choisis pour le film, de fragments de dialogues et de bouts de musiques à lui, dont une chanson originale de Nine Inch Nails : « Burn ». Trent Reznor assemble une trentaine de sources sur Pro Tools dans différentes chambres d’hôtel au cours d’une tournée de son groupe, et délivre une formidable bande-son, à dire vrai bien plus mémorable que le film lui-même.

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Mais ce travail n’est qu’un préambule au premier véritable chef-d’œuvre, lorsque David Lynch fait à son tour appel à Trent Reznor pour produire la bande originale du film Lost Highway en 1997. Reznor accepte avec enthousiasme et assemble des musiques d’artistes proches de lui (David Bowie, Marilyn Manson), quelques inédits de musiciens qu’il apprécie (Lou Reed, Smashing Pumpkins) en complément de compositions de son cru (une chanson et deux instrumentaux) et du score d’Angelo Badalamenti. Il mixe le tout comme un véritable album où chaque titre s’enchaîne parfaitement à la suite du précédent, malgré l’immense diversité des genres abordés. Plus de vingt ans après, cette bande-son reste un classique, véritable incontournable du genre plusieurs fois réédité.

Entre les dates de sortie de ces deux films, on entend pour la première fois la musique de Trent Reznor dans un film de David Fincher. En 1995, le réalisateur utilise pour le générique de Seven un remix de « Closer », chanson issue de l’album The Downward Spiral. La musique, aussi torturée que les images montées par Kyle Cooper, installe d’entrée le malaise chez le spectateur et rend la séquence inoubliable.

Nombreux sont les fils du destin qui commencent à se nouer cette même année, au cours de laquelle Trent Reznor développe un nouveau projet musical : Tapeworm. Ce super-groupe, qui intègre les deux principaux musiciens de scène de Nine Inch Nails (Charlie Clouser et Danny Lohner) est fondé autour d’un postulat simple : à la différence de Nine Inch Nails où Reznor décide de tout, Tapeworm est un groupe « démocratique » où la voix de chaque musicien compte à égalité pour toute décision artistique. Tapeworm se réunit et enregistre pendant dix ans sans que jamais aucune chanson enregistrée ne fasse l’objet d’une publication sur disque. Certaines compositions se révèlent enregistrées par un autre groupe : A Perfect Circle, qui partage avec Tapeworm un chanteur, Maynard James Keenan, également leader du groupe de métal progressif Tool. D’autres musiciens de renom rejoignent Tapeworm, comme Phil Anselmo (batteur de Pantera), Page Hamilton (chanteur et guitariste de Helmet), ainsi qu’un musicien alors relativement inconnu : Atticus Ross. Ce compositeur anglais a traversé différentes formations, dont celle d’un musicien qu’on entendra bientôt sur la bande originale de Lost Highway : Barry Adamson.

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Le coup de foudre artistique avec Trent Reznor est total, et rapidement Atticus Ross se trouve à collaborer à l’ensemble de ses projets. Reznor commence par distribuer deux albums solo d’Atticus Ross sur le label qu’il a fondé en 1992, Nothing Records, avant d’en produire un troisième resté à ce jour inédit (même si on peut le trouver dans les méandres de l’internet depuis une dizaine d’années). En 2005, Atticus Ross participe pour la première fois à l’enregistrement d’un album de Nine Inch Nails : With Teeth. Son intégration au groupe est progressive, jusqu’à ce qu’il devienne membre officiel en 2016 pour une série de trois mini-albums. Pour la première fois de son histoire, Nine Inch Nails compte alors deux musiciens permanents. Car Atticus Ross ne fait pas de la figuration : il écrit, compose, et produit la musique du groupe en binôme avec Reznor, joue le rôle d’ingénieur du son et participe à toutes les tournées.

C’est aussi autour de l’album With Teeth que se met en place la première véritable collaboration artistique avec David Fincher, qui réalise le clip du single « Only ». David Fincher a pourtant cessé cette activité (le seul autre clip qu’il réalise dans les années 2000 est pour un groupe connecté à la galaxie Tapeworm : A Perfect Circle). La vidéo de Fincher pour Nine Inch Nails est un petit chef-d’œuvre : pour illustrer un texte évoquant la solitude et la désocialisation, le réalisateur imagine un clip presque exclusivement en images de synthèse où le visage de Trent Reznor est enfermé dans un « pinscreen », célèbre jouet constitué de nombreuses épingles permettant de reconstituer des formes en trois dimensions en appuyant sur leur dos. La musique de Nine Inch Nails est lancée sur un laptop au début de la vidéo, et tandis que le visage de Reznor s’affiche dans les clous, tout l’environnement de la pièce se met à réagir progressivement aux vibrations de la musique : les objets inanimés semblent se mettre à danser. C’est aussi simple (en apparence) qu’efficace : de la même façon que Reznor et Ross sauront bientôt se mettre au service des images de Fincher, le réalisateur parvient ici parfaitement à illustrer la musique et le texte de Nine Inch Nails sur l’enfermement mental, résumé par la fin claustrophobique de la vidéo où l’on voit les bras du chanteur tenter de sortir du cadre pour s’échapper. Rien de désespéré, pourtant, dans ce clip où les vibrations du groupe apportent une intense énergie et réveillent la matière : la musique seule semble être l’échappatoire à nos vies absurdes.

Quelques années (et deux longs-métrages) passent avant que David Fincher pense à Trent Reznor pour réaliser la musique d’un de ses films : The Social Network. Reznor est très honoré, mais renonce dans un premier temps, peu convaincu par l’idée d’un film consacré à l’histoire de Facebook. Mais, d’après une interview du musicien accordée à Pitchfork, une première lecture du script plusieurs mois plus tard emporte son adhésion. Après s’être assuré que Fincher n’a pas engagé quelqu’un d’autre dans l’intervalle, il prend alors l’initiative de proposer une collaboration à Atticus Ross, lui-même engagé depuis peu sur sa première musique de film pour Le Livre d’Eli.

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Leur score pour David Fincher prolonge directement le travail effectué sur leur dernier disque en commun : Ghost I-IV (2008), un double album de Nine Inch Nails qui est la première œuvre complètement instrumentale du groupe. Ce disque surprenant s’éloigne du rock industriel et bruitiste emblématique de Nine Inch Nails pour lorgner vers les albums ambient de Brian Eno et la musique concrète. David Fincher est tellement séduit par ce disque qu’il en utilise des extraits pour des musiques test sur certaines scènes d’un montage de travail de The Social Network. Trent Reznor et Atticus Ross gardent d’ailleurs tel quel un titre de Ghost I-IV (absent des versions CD et vinyle de la bande-son), et en retravaillent deux autres pour les besoins du film, tout en ajoutant une vingtaine de compositions originales.

Le résultat est hors norme : la musique de Ross et Reznor, presque intégralement réalisée aux claviers (dont un vieux synthétiseur analogique : le Swarmatron) évacue la traditionnelle musique d’orchestre et la recherche de mélodies pour tendre vers l’abstraction et la recherche d’atmosphères. Elle adopte le point de vue du cinéaste sur son personnage principal : Mark Zuckerberg, pour aboutir à un résultat électronique et froid. Dans une interview accordée au Figaro à l’époque, Trent Reznor affirme : « Fincher voulait une musique dure, qui oscille entre tristesse et joie, mais à front renversé. Il voulait une musique menaçante, qui soit méchante, mauvaise, tout en étant faussement joyeuse… »

Les deux musiciens sculptent l’espace sonore du film avec une approche révolutionnaire : leur musique s’intègre et se superpose aux sons du film et aux dialogues, jusqu’à se résumer à de simples nappes de synthétiseurs « cachées » sous les voix, parfois imperceptibles, mais qui contribuent toujours à amener une réponse émotionnelle chez le spectateur.

Rappelons cette anecdote. David Fincher avait obtenu le final cut pour The Social Network à une seule condition : que le film dure moins de deux heures. Devant un script d’Aaron Sorkin aux interminables dialogues que David Fincher s’était résolu à ne pas couper, le cinéaste avait donné pour consigne à tous ses comédiens d’accélérer leur débit au maximum pour caser le plus de mots possible en un temps minimum (grâce à ce subterfuge, le montage final remis au producteur fût de précisément 120 minutes). Le son de The Social Network est d’abord constitué de ce torrent verbal qui ne s’arrête presque jamais. À chaque instant, la musique s’additionne aux mots, opérant une fusion entre sound design, textures sonores des claviers, sons électroniques et dialogues. Si cette approche est audacieuse, elle marque aussi le paroxysme d’une évolution progressive du son au cinéma depuis les années quatre-vingt-dix qui ont vu les sound designers progressivement prendre le pouvoir sur les musiciens. Le son de l’action n’a cessé d’envahir l’espace sonore des films hollywoodiens, obligeant les compositeurs à placer leur musique autrement. Autrefois orchestrale, ostentatoire, souvent triomphante, la musique de film a souvent été pensée pour souligner et exacerber l’action et les rebondissements. Ennio Morricone, John Williams, John Barry ou Danny Elfman comptent parmi les exemples les plus illustres de ces compositeurs capables de créer des thèmes qui restent en mémoire du spectateur pour toujours. Reznor et Ross s’inscrivent dans une autre tradition autrefois minoritaire : celle par exemple de Bernard Herrmann pour les films d’Alfred Hitchcock ou de Jerry Goldsmith sur Alien, qui utilisent la musique moins pour son pouvoir mélodique que comme un matériau susceptible de provoquer chez le spectateur des sensations physiques.

La musique de Hans Zimmer pour le récent Dunkerque de Christopher Nolan est un autre exemple spectaculaire de l’évolution qui voit cette tendance triompher aujourd’hui : avec le son à pleine puissance d’une grande salle de cinéma, il devient impossible de distinguer les sons diégétiques (c’est-à-dire produits par ce que l’on voit à l’image, par exemple par les avions de combat) de Dunkerque des éléments de composition, le tout produisant un vrombissement permanent à l’effet puissant. L’approche de Reznor et Ross répond à une même envie (sculpter la matière sonore, mélanger son et musique, peindre des paysages), mais avec une approche minimaliste et plus nourrie par l’influence de compositeurs de musique contemporaine, et même romantique (l’interprétation électronique d’une œuvre du compositeur romantique Grieg souligne d’ailleurs un moment fort du film). Leur musique est parfois enterrée dans le mix sonore au point de devenir imperceptible, mais elle chatouille toujours l’oreille du spectateur.

Grâce à leur travail d’orfèvre, The Social Network est un film où le son est aussi important que l’image. Sa perfection tient dans le mariage idéal entre les deux, et c’est la première fois que, dans une œuvre de Fincher, la musique semble aussi importante. Surtout, l’association des trois artistes paraît immédiatement évidente, ce que démontrent les nombreuses récompenses décrochées par les musiciens pour leur travail. Fincher a trouvé un binôme créatif dont il semble n’avoir aucune intention de se séparer : pour les deux films qui suivent, il fait appel aux mêmes musiciens.

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Millénium puis Gone Girl réaffirment l’approche de Trent Reznor et Atticus Ross sur The Social Network : pour ces thrillers angoissants, les compositeurs développent de nouvelles textures sonores ambient et inquiétantes, qui entrent parfaitement en résonnance avec les images glacées de Fincher. Une méthode se met en place, racontée en 2014 par Trent Reznor au magazine professionnel Hollywood Reporter : après avoir pris connaissance du script, Reznor et Ross discutent avec Fincher du rôle que celui-ci souhaite attribuer à la musique dans son film. Les musiciens « décodent » alors son envie, puis s’isolent pour composer « avec leurs tripes », sans aucune direction imposée et sans échange possible avec le cinéaste. Ils amènent ensuite le résultat de leur travail à Fincher et tentent de l’ajuster à l’intensité dramatique de chaque scène, pour voir comment la musique peut contribuer à la construire. « Notre rôle est d’aider [Fincher] à réaliser sa vision du mieux que nous le pouvons », souligne avec humilité Trent Reznor. Atticus Ross nuance pour expliquer que selon lui, David Fincher ne leur demande pas de rajouter de la peinture sur les maisons qu’il construit, mais qu’il leur propose de construire ces maisons ensemble, des fondations jusqu’au toit.

La bande-son de Millénium se révèle plus glaçante et angoissante encore que celle de The Social Network. Elle intègre aussi une l’étonnante reprise de Led Zeppelin (« Immigrant Song ») pour son générique, sur laquelle Reznor et Ross invitent Karen O, la chanteuse des Yeah Yeah Yeahs. Sur Gone Girl, les nappes de synthétiseur se font parfois plus chaleureuses, allant jusqu’à évoquer par brefs instants le travail d’Angelo Badalamenti avec David Lynch. Pour ce film qui traite du mensonge, Trent Reznor affirme s’être parti de l’idée de faire « bien sonner de la mauvaise musique », pour insinuer l’idée de duplicité. Entre la production de The Social Network et celle de Millénium, Atticus Ross rejoint le nouveau groupe de Trent Reznor : How to Destroy Angels. Cette formation offre une chanson pour la bande-son de Millénium : une seconde reprise, cette fois d’une chanson de Bryan Ferry, initialement écrite pour le film Legend, de Ridley Scott.

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Depuis une décennie, tous les projets musicaux de Ross et Reznor se font en commun. Leur travail pour le cinéma dépasse désormais largement celui de Fincher : ils travaillent sur des films réalisés par d’autres (90s, Bird Box, Waves), des documentaires (Bainport: Soul of a City), des séries TV (The Vietnam War, Watchmen), et bientôt un film d’animation Pixar (Soul). La multiplication de ces projets audiovisuels n’empêche pas Nine Inch Nails de continuer à tourner et à produire de la musique : deux nouveaux albums, Ghosts V: Together et Ghosts VI: Locust ont même été publiés gratuitement pendant le confinement, en mars 2020.


Le temps passant, la collaboration entre les deux musiciens dans toutes ses incarnations démontre une versatilité inouïe, tout en creusant un sillon qui développe une véritable signature reconnaissable instantanément. Sans aucun doute, Atticus Ross a contribué à faire évoluer le son de Trent Reznor et celui de Nine Inch Nails. Loin d’être son faire-valoir, le musicien anglais semble avoir régénéré un artiste immense et lui avoir permis de se réinventer. Les deux artistes composeront évidemment la musique du long-métrage suivant de David Fincher, Mank qui raconte le développement du scénario de Citizen Kane. Une opportunité d’inscrire leur nom dans le sillage d’un film souvent cité comme le meilleur de l’histoire du cinéma.