La Tour du Soleil et Okamoto : l’art, c'est l’explosion
Il ne reste pas grand-chose de l’exposition universelle d’Osaka de 1970 : quelques structures, un musée passionnant et, pour le bonheur de tous et de toutes, une œuvre phénoménale, à la fois artistique et mystique…
Il ne reste pas grand-chose de l’exposition universelle d’Osaka de 1970 : quelques structures, un musée passionnant et, pour le bonheur de tous et de toutes, une œuvre phénoménale, à la fois artistique et mystique… La Tour du Soleil de Taro Okamoto est une icône pop culturelle que l’on rejoint d’Osaka depuis la garde d’Umeda, en prenant la ligne Midosuji, puis le monorail, pour un voyage aux mille chemins, vers soi et vers les autres. Son œuvre hybride, d’une provocatrice modernité, fait l’objet, au Musée du Quai Branly, d’une exposition unique. Taro Okamoto : un Japon réinventé éclaire l’évolution d’un artiste inclassable, en quête d’un langage universel, pour redécouvrir le Japon à travers la richesse de son regard.
Par Malik-Djamel Amazigh Houha.
Article paru dans le Otomo 14, toujours disponible sur notre shop !
À l’instant où l’on voit apparaître, à travers les vitres du monorail, le visage de cette cathédrale païenne, avec ses longs bras de 25 mètres qui nous souhaitent la bienvenue et nous appellent à la rencontrer, notre poitrine tremble – surtout la première fois, et même la deuxième. Voilà que l’on n’a plus qu’une envie, qu’une idée en tête : sortir le plus vite possible et courir pour être au plus près de cette nouvelle divinité, donner son cœur en offrande à l’art, et laisser son âme exploser pour rendre hommage à Okamoto pour qui « l’art est explosion ».
Nous sommes passés à deux doigts de voir disparaitre La Tour du Soleil. Cette structure éphémère aurait en effet dû être démolie une fois l’exposition universelle terminée. Pourtant, en 1975, un vaste mouvement populaire fait campagne pour sa préservation : c’est un symbole fort qui a conquis le cœur des Japonais. Le comité de gestion des installations décide de conserver de manière pérenne cette Tour du Soleil qui contient, en son intérieur, un « arbre de vie » de 45 mètres de haut. Ironie du sort, cette œuvre d’art, pareille à une structure primitive sortie de la nuit des temps, qui a été pensée par Taro Okamoto comme « l’expression ultime de l’anti-expo », a survécu à une manifestation qui célébrait le futur. Pour les Japonais, ce qui reste de cet évènement spectaculaire, c’est cette tour, à la fois sanctuaire et néo-divinité pop, reliant l’art primitif à l’art contemporain, les rites anciens à une certaine idée d’un futur qui ne serait pas désincarné, le tribal au global, et Jomon à Showa.
L’artiste a souhaité que son œuvre soit une réponse à cette idée que véhiculent les expositions universelles : c’est le progrès technologique et le développement industriel qui apportent la paix et la prospérité à l’humanité. Un message auquel Okamoto ne souscrit guère. Mais au lieu de refuser de participer au projet, il le pirate de l’intérieur, et de la plus belle des manières. La Tour du Soleil surgit de l’exposition universelle de 1970, enveloppe de son aura spirituelle ce paysage urbain futuriste et rappelle au monde, par la même occasion, que du passé, on ne peut pas faire table rase, et que l’avenir ne peut se construire en niant la beauté et l’art des temps anciens. Ce n’est pas un discours conservateur et réactionnaire, loin de là. Okamoto affirme, d’une certaine manière, le caractère mystique et spirituel de l’art. L’art doit mener à la transe, la transe à l’explosion de l’esprit et des sens. L’art, c’est l’explosion, l’explosion, c’est la vie, la vie, c’est l’art.
Cette tour est aussi une réponse d’Okamoto aux questions que le Japon se pose sur son identité. De quelle manière doit-il se construire et s’incarner ? « Le peuple japonais n’a que deux critères de valeur : le modernisme occidental et son antithèse, le traditionalisme fondé sur les concepts japonais de simplicité tranquille et de raffinement discret. J’ai mis ces deux valeurs de côté pour créer une idole absurde qui relie directement le primitif au contemporain. »
La Tour du Soleil serait donc un pont, un trait d’union entre le passé, le présent et le futur, mais aussi une tentative réussie de néo-modernité japonaise qui ne soit ni à la remorque de ce qui se passe dans les grandes capitales occidentales, ni une représentation-fantasme de ce qu’est le Japon aux yeux du monde – mais aussi aux yeux des Japonais –, en lui renvoyant une projection de sa culture et de son histoire antérieure à l’introduction de la culture chinoise au Japon, à partir de la période de Nara (710-784). Okamoto plonge au plus profond de l’histoire du Japon, et c’est de là que La Tour du Soleil vient, de l’ère Jomon, période du mésolithique où prospèrent la culture et la civilisation des premiers habitants de l’archipel japonais qui fascine tant Okamoto.
En 1951, Okamoto est bouleversé par les céramiques Jomon exposées au Musée National de Tokyo. Il publie, l’année suivante, dans le magazine d’art Mizue : « Dialogue avec la quatrième dimension : Jomon Pottery Theory ». En sortant les poteries Jomon du strict cadre scientifique dans lequel elles étaient jusque-là confinées, Okamoto fait partie de ceux qui ont permis au public et aux artistes japonais de considérer ces poteries d’un nouvel œil. Il fait ainsi l’éloge de leur puissance artistique et symbolique : elles ne sont plus de simples objets archéologiques à dépoussiérer et à dater, mais les racines de l’histoire de l’art nippon, ainsi que le souffle d’un Japon lointain qui a traversé le temps et balaye à nouveau la société japonaise.

Taro Okamoto
Taro Okamoto est peut-être l’un des plus grands artistes japonais du 20e siècle, doublé d’une personnalité hors du commun. Il est le fils d’Ippei Okamoto, un mangaka-journaliste très populaire, et de la poétesse et romancière Kanoko Okamoto. Il nait hors mariage, en 1911, d’une union qui fait scandale. Après des études de peintures à Tokyo, il retrouve sa famille en France – son père est correspondant en Europe pour le journal Asahi Shimbun. Taro Okamoto quitte le Japon en 1929, à l’âge de 18 ans, et rejoint Paris après un long périple maritime. Il étudie d’abord le français et l’esthétique, puis s’installe dans le quartier de Montparnasse. Très vite, il est aspiré par le bouillonnement intellectuel et artistique qui agite la capitale française entre les deux guerres. Sous l’influence d’une œuvre de Picasso, Pichet et coupe de fruits, qu’il croise par hasard à la galerie Paul-Lausanvert et qui émoustille sa sensibilité, il se remet à la peinture.
D’abord attiré par le cubisme et la peinture abstraite, Okamoto se fait remarquer comme peintre. Il est recruté par Jean Arp et rejoint, en 1933, le groupe Abstraction-Création, qui compte parmi ses participants, entre autres, Mondrian et Kandinsky. Okamoto en est le plus jeune membre, avant de s’en éloigner progressivement pour rejoindre les surréalistes d’André Breton. Le jeune Okamoto commence sa carrière de peintre en faisant corps et âme avec l’abstraction, un mouvement mondial qui, pour lui, brise toutes les barrières et les frontières. Pour le bulletin annuel de l’association Abstraction-Création, il propose une définition de ce que doit être un peintre abstrait : « Nous devrions créer des formes qui ne sont pas des “formes” et des couleurs qui ne sont pas des “couleurs.” » En 1938, sur l’invitation de Breton, il représente le Japon à la première exposition internationale du surréalisme à Paris, puis prend ses distances avec le mouvement qui se perd dans des querelles intestines qui laissent le jeune Okamoto indifférent.
Dans le même temps, Okamoto s’intéresse aux sciences humaines, il suit les cours de philosophie de la Sorbonne. Après une visite au Musée de l’Homme qu’il vit comme un électro-choc, il s’inscrit au département d’ethnologie et suit les cours de Marcel Mauss, un des pères de l’anthropologie culturelle, en compagnie de Lévi-Strauss et Michel Leiris. Cette nouvelle passion l’éloigne un temps de la peinture, mais façonne sa théorie de l’art : « l’art n’est pas une marchandise », « l’art doit être libre et inconditionnel » et « l’art signifie vivre tout à la manière d’un homme. » Okamoto apparaîtra, en 1974 dans le film documentaire Hommage à Marcel Mauss, réalisé par le cinéaste ethnographique Jean Rouch. Il participe également au Collège de Sociologie, un groupe de réflexion radical fondé à l’initiative de Georges Bataille. Les deux hommes se lient d’amitié, et Bataille invite le jeune Japonais à rejoindre sa société secrète et ésotérique : le groupe Acéphale, une communauté religieuse élective inspirée par la philosophie de Nietzsche et dont on ne connait que peu de choses, à part que ses membres refusent de serrer la main aux antisémites et qu’ils pratiquent des rituels secrets dans la autour d’un chêne foudroyé.
En 1940, Okamoto retourne au Japon. C’est la guerre, les Allemands sont à Paris. Dans son pays natal, il présente les œuvres produites à l’occasion de son séjour parisien et reçoit quelques prix avant d’être une nouvelle fois rattrapé par les tumultes de l’histoire. En 1942, il est incorporé dans l’armée impériale et rejoint le front chinois comme soldat de réserve, puis, à la fin de la guerre du Pacifique, il est enfermé pendant six mois en Chine comme prisonnier de guerre. À son retour à Tokyo, il découvre que la maison de sa famille et son atelier ont été détruits, et qu’il ne reste plus rien de ses œuvres parisiennes. L’artiste repart à zéro avec une déclaration de guerre tonitruante adressée aux acteurs de l’art japonais, en 1947 : « L’âge de pierre de la peinture est terminé. Un nouvel art commence avec Taro Okamoto. »
Dans les années cinquante, Okamoto participe à l’émergence d’un art d’avant-garde au Japon et en devient l’un de ses théoriciens. Il publie même un livre qui deviendra un best-seller, Art Today : qui crée l’époque ?, un ouvrage de vulgarisation destiné à un large public. Pendant toutes ces années, il n’a de cesse de questionner l’art, l’avant-garde et la créativité en puisant dans son expérience française. Qu’est-ce que l’art ? À quoi sert l’art ? Okamoto n’est pas seulement un peintre et un plasticien, c’est aussi un théoricien qui a participé à deux courants majeurs de l’art du 20e siècle en Europe – l’’abstraction et le surréalisme – et qui a fréquenté parmi les plus grands artistes de l’entre-deux-guerres à Paris. Être présenté à George Bataille par Marx Ernest, ce n’est pas rien. Être choisi par Japp et Breton pour rejoindre leur mouvements respectifs, non plus.

La Tour du Soleil
En 1970, le Japon accueille l’Exposition Universelle à Osaka, c’est un symbole fort pour un pays rasé par les bombes et humilié par sa reddition, en 1945. Après les Jeux olympiques de Tokyo en 1964, cet évènement signe le retour du pays dans le concert des nations développées, non pas sous les traits d’un empire colonial, brutal et autoritaire, mais avec le visage doux d’une démocratie apaisée qui vit une croissance spectaculaire et exponentielle.
La manifestation est organisée par le gouvernement japonais, sous la houlette du puissant ministère du Commerce international et de l’Industrie, le MITI, la machine de guerre de l’État japonais qui, depuis sa création en 1949, encadre la modernisation et le développement de l’économie. C’est le célèbre Taichi Sakaiya – économiste et haut fonctionnaire du MITI – qui, sur recommandation de l’architecte Kenzo Tange, demande à Taro Okamoto d’être le commissaire en chef de la zone principale. L’artiste hésite, le thème de l’exposition, « Progrès et harmonie pour l’humanité », est en totale contradiction avec la manière dont Okamoto appréhende la vie et conçoit le monde. Mais après avoir vu les plans, une idée lui vient : construire une tour de 70 mètres, symbole de la force inépuisable de l’être humain, qui renfermerait un arbre de vie dans l’édifice central de l’exposition conçue par Kenzo Tange. Pour réaliser son projet, il doit faire un trou dans le toit pour que la tête puisse sortir. La structure de Kenzo Tange est symbolique, la transpercer, c’est affirmer qu’il y a des valeurs plus puissantes que celles exprimées par l’exposition. Tange et ses collaborateurs sont furieux, mais Okamoto tient bon. La Tour du Soleil sortira de terre et sa tête pourra adresser son message aux 64 210 000 personnes qui se rendront à l’exposition universelle de 1970 : ne croyez pas aux valeurs de l’exposition, retournez aux racines de l’humanité. Le jour de l’inauguration, Robert Guillain, correspond du journal Le Monde, décrit La Tour du Soleil comme un oiseau de béton et comme un épouvantail colossal et inquiétant.
Avec cette construction, à la fois œuvre d’art et musée, Okamoto organise une anti-expo au sein de l’expo, et consacre la totalité de son budget à se détacher complètement du message véhiculé par l’évènement et mis en scène par les pavillons étrangers : le futur de l’humanité repose sur le progrès scientifique et la technologie. L’arbre de 45 mètres logé à l’intérieur de la tour retrace l’histoire de la vie sur terre depuis son avènement, avec les organismes unicellulaires, jusqu’à l’apparition de l’homme, en passant par les dinosaures, le tout représenté par des maquettes de 33 espèces.
Cette anti-expo ne se limite pas seulement à narrer l’histoire de l’évolution, elle présente aussi aux spectateurs et aux spectatrices des masques et des statues de diverses civilisations. Okamoto célèbre l’apparition de la vie et son évolution, mais aussi l’art et la mystique des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Océanie, avec une scénographie qui confère à cette anti-expo, en plus de son message politique, un caractère magique et psychédélique. Pour Hidenori Sasaki, « l’idée de La Tour du Soleil est très proche de celle de l’arbre monde du chamanisme de l’Asie du Nord présenté dans le livre Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase et Images et symboles », tous deux de l’historien controversé des religions, Mircea Eliade. Pénétrer dans la tour et la visiter relève de l’initiation. C’est aussi cela qu’offre Okamoto aux visiteurs : la possibilité de se connecter au sacré par l’entremise d’un spectacle.
La tour possède trois visages. La tête dorée au sommet, qui représente le futur, avec des yeux de deux mètres de diamètre équipés de projecteurs lumineux. Un visage « solaire », sculpté sur le corps, entre les deux bras, qui symbolise le présent, et qui a été façonné jusqu’au dernier moment par les mains d’Okamoto. Et un soleil noir, sur le dos, qui représente le passé, réalisé à partir de plaques de céramiques. Les éclairs rouges, ainsi que la couronne du soleil noir, sont en mosaïque de verre. Les architectes chargés de la construction ne savaient pas si la tour pouvait tenir debout une fois érigée, et encore moins si elle répondrait aux normes antisismiques.
Au sous-sol, dans la salle des prières, est exposé un quatrième visage, Le Soleil Souterrain, un masque de trois mètres de haut et onze mètres de large – symbole de la spiritualité de l’humanité et de son monde intérieur –, qui a disparu dans de mystérieuses conditions, une fois l’exposition terminée. Après la fin de l’exposition, l’espace souterrain a été comblé et la structure conçue par Tange a été ôtée en 1978. Aujourd’hui ne subsiste que la statue, libre et entièrement visible à l’œil nu. La Tour du Soleil est devenue un bien culturel matériel du Japon en 2020, et l’on peut visiter son intérieur entièrement rénové pour admirer l’arbre de vie, plonger dans l’extase et laisser son cœur exploser.
Par Malik-Djamel Amazigh Houha.
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