Apocalypse Now : L'enfer, c'était lui.
« Apocalypse Now n’est pas un film sur le Vietnam. Il est le Vietnam. » Ainsi s’exprime Francis Ford Coppola lors du Festival de Cannes dont il repartira auréolé de sa seconde Palme d’Or.« Apocalypse Now n’est pas un film sur le Vietnam. Il est le Vietnam. » Ainsi s’exprime Francis Ford Coppola lors du Festival de Cannes dont il repartira auréolé de sa seconde Palme d’Or. La phrase claque dans l’air face aux journalistes qui ne sont pas sans savoir que le réalisateur est un survivant et qu’il est venu raconter, en images, les horreurs vues et les horreurs commises.
Article par Nico Prat, paru dans le Rockyrama n°28 : Coppola, une affaire de famille, toujours dispo sur notre shop
« S’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie. » Telle est la loi de Murphy, développée par Edward A. Murphy Jr, un ingénieur aérospatial américain qui ne pensait pas avoir formulé ces mots spécialement pour Coppola. Et pourtant. Encore tout auréolé de ses succès passés, nommés Conversation secrète, Le Parrain et Le Parrain 2, le réalisateur s’attache à devenir le « quelqu’un » de la formule, cette personne qui fera sans cesse et sans se retourner le choix du chaos, du désordre et du déclin. Francis Ford Coppola est de cette trempe, c’est son tempérament. Il ne se laisse rien dicter, ni par les patrons, ni par les acteurs, ni même par sa femme, Eleanor, qui l’accompagne durant tout le tournage, filme sans cesse, et dévoilera quelques années plus tard, en 1991, un documentaire fascinant, Hearts of Darkness : A Filmmaker’s Apocalypse.
Une scène y est délirante d’amateurisme. Alors que Marlon Brando semble petit à petit se dérober face à ses obligations, Francis, filmé secrètement par Eleanor, énumère les noms de potentiels remplaçants. De Niro ? Pourquoi pas. Pacino ? Il serait disponible. Le tournage a pourtant déjà commencé, depuis plusieurs semaines. Mais tout reste à faire, et même le rôle le plus important du film, celui du Colonel Kurtz, pourrait bien changer de visage en quelques secondes, en un coup de téléphone. L’urgence est à ce prix. Et de toute façon, Coppola en a vu d’autres. Et il aurait dû savoir. Quelques semaines avant le premier tour de manivelle, l’ancien disciple de Roger Corman passa un appel un brin curieux à son ancien mentor qui avait par le passé tourné dans bon nombre de régions exotiques, et en particulier aux Philippines. Corman est très clair : « N’y va pas. Il pleut sans cesse, c’est une catastrophe. » Et Coppola de lui répondre que c’est trop tard, qu’il ne peut faire marche arrière, que tout est prêt à l’accueillir, lui et son équipe et que, tant pis, ce sera un film pluvieux, après tout peu importe. Et en effet, un typhon ne manquera pas de ravager les décors, avant que Coppola ne décide d’en profiter pour tourner une scène avec Martin Sheen arrivant au milieu d’un campement dévasté (en fait le lieu de tournage prévu), pour finalement couper la scène au montage. Martin Sheen qui remplaça au pied levé Harvey Keitel, renvoyé après seulement quelques jours de tournage parce que le réalisateur n’était pas satisfait des premiers rushes. Martin Sheen qui fera une attaque cardiaque au milieu de la jungle, épuisé par un rythme incessant et peu aidé par ses trois paquets de cigarettes quotidiens. Martin Sheen qui se brisera réellement le poing, et sans doute un peu l’âme, lors de la scène de transe, seul et nu dans sa chambre d’hôtel, partition à peine jouée mais bel et bien vécue par un acteur alcoolisé, perdu, malheureux. Martin Sheen, un miraculé.
La Marche des Walkyries
En fait, ce tournage n’est que cela. Une affaire de miracles. Coppola, en surpoids, menace de s’effondrer. Son couple aussi, tant Eleanor, qui ne cesse jamais de filmer et d’enregistrer, ne peut qu’assister à la valse des midinettes dans la tente de son mari, qui pète chaque jour un peu plus les plombs. Il y a de quoi. L’armée philippine qui loue ses hélicoptères doit, au beau milieu du tournage de la scène dite des Walkyries, aller mater des rebelles plusieurs kilomètres au loin, laissant l’équipe de production en plan. Une scène à l’image de la démesure d’un projet fou. Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette musique, La Marche des Walkyries de Richard Wagner, accompagnant l’arrivée des soldats vers le village à abattre, est également utilisée dans le 8 ½ de Fellini, autre histoire d’un réalisateur perdant petit à petit pied et laissant filer la réalité. Une réalité qui rattrape même les plus grands des rêveurs : après deux mois de tournage, le planning accuse déjà six semaines de retard et pas moins de deux millions de dollars de dépassement de budget. Coppola s’endette auprès de la United Artists, et obtient une rallonge qu’il devra rembourser de sa poche si le film n’est pas un succès au box-office. Ce qui ne l’empêche pas de tourner la scène dans la plantation française pour plusieurs centaines de milliers de dollars, avant de finalement la laisser sur le banc de montage. Mais il y a plus grave encore. Il manque encore une fin. Francis Ford Coppola le sait, il ne le dit pas (sauf encore une fois à sa femme, qui ne manque pas de filmer l’embarrassante confession), mais il en a pleinement conscience : il n’a pas de fin. Ou plutôt, il a trop de versions différentes, il ne sait laquelle choisir, il sait en revanche que quelque chose manque. En plus de cela, Marlon Brando a débarqué quelques jours plus tôt à Manille, sans rien connaître du roman de Joseph Conrad dont Apocalypse Now est l’adaptation (Au cœur des ténèbres), mais également en très mauvaise condition physique. Il est gros. Hors de question de lui faire jouer le moindre combat physique. En fait, hors de question de lui faire jouer quoique ce soit, tant il semble y mettre de la mauvaise volonté. Alors il faut réécrire. S’inspirer de la mythologie du Fisher King, de l’homme émergeant de la rivière pour assassiner le roi, et devenir roi à son tour.
Hail to the King
Ce n’est pas en roi que Coppola entame la postproduction du film. Il doute. Il dit à sa femme qu’il pense n’avoir que vingt pour cent de chance de réussir à finir le film. Le son est inexploitable par endroits (les techniciens sur place n’ont par exemple même pas pris la peine d’enregistrer les bruits de la jungle, il faut tout créer en studio), le budget, qui s’est envolé, rend les producteurs nerveux. Coppola parvient malgré tout à décaler la date de sortie de plusieurs mois. Mais il n’a plus grand-chose à lui : sa maison, sa voiture, et même ses droits sur Le Parrain, tout appartiendra, en cas de flop, au studio. Quand Star Wars arrive dans les salles en mai 1977, Coppola appelle son ami George Lucas pour lui demander de l’argent. En avril 1979, une version temporaire est présentée devant une salle de près de mille personnes, mais les retours sont mauvais. Pourtant, quelques semaines plus tard, le film doit être présenté à Cannes, en compétition. Ce n’est la première fois qu’une version considérée et déclarée comme étant un work in progress est appelée à concourir. Au même moment, un journaliste de Good Morning America brise l’embargo imposé à la presse et affirme qu’il s’agit d’un fiasco sans précédent. Coppola est fébrile. Il repartira pourtant avec la Palme d’Or (ex æquo avec Le Tambour de Volker Schlöndorff) et malgré des critiques mitigées, Apocalypse Now est un succès financier, rapportant 150 millions de dollars dans le monde.
Francis Ford Coppola, encore une fois, a survécu. Encore une fois, il est devenu son propre sujet. Son comportement, son aura, son image sont à chaque fois le reflet du film et de l’histoire qu’il raconte. Le Parrain est un film sur la conquête de pouvoir, réalisé par un jeune ambitieux désireux de renverser Hollywood. Le Parrain 3 est le film d’une retraite inassouvie (« Just when I thought I was out they pull me back in »), mis en chantier par un Coppola usé, endetté, sans aucune envie de revenir vers la famille Corleone. Jack et L’Idéaliste, sans enjeux majeurs, sont sans surprise des œuvres fades. Et cette logique est la même pour Apocalypse Now. Coppola a débuté le tournage dans la peau du capitaine Benjamin L. Willard, officier des forces spéciales, pour se changer en lieutenant-colonel Bill Kilgore, commandant de la cavalerie aéroportée, surfant sous les bombes. Il en est sorti tel le colonel Walter E. Kurtz, hanté, désabusé. L’enfer, c’était lui.
Article par Nico Prat.
Retrouvez notre dossier complet sur Francis Ford Coppola dans le Rockyrama n°28.