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Au revoir à jamais : le blockbuster maudit des années 90

Geena Davis, Samuel L. Jackson, Renny Harlin, Shane Black. Sur le papier, le film aurait dû enflammer le box-office de 1996. Que s’est-il passé ?
Au revoir à jamais : le blockbuster maudit des années 90

Geena Davis, Samuel L. Jackson, Renny Harlin, Shane Black. Sur le papier, le film aurait dû enflammer le box-office de 1996. Que s’est-il passé ?

Article par Philippe Guedj paru initialement dans le Rockyrama n° 20 Shane Black toujours disponible sur notre shop


Quatre millions de dollars pour le script de Shane Black. Soixante-cinq millions de budget. Trente-trois millions de recettes aux États-Unis en fin de parcours. Trois chiffres qui précipitèrent la chute d’Au revoir à jamais et qui, au passage, torpillèrent les carrières de Renny Harlin, Geena Davis et Shane Black (rescapé in extremis grâce à Kiss Kiss Bang Bang en 2005). Ce fiasco scella aussi la fin d’une certaine forme de blockbuster d’action violent «so nineties», directement dérivée du moule Die Hard inventé par McTiernan en 1988. Lourd bilan pour un long métrage portant tristement bien son nom (en VF comme en VO, The Long Kiss Goodnight) et qui, 22 ans plus tard, n’a pas vraiment été réhabilité par le temps, même s’il jouit d’une vraie bienveillance chez une partie des cinéphiles. On ne va pas vous la faire à l’envers et crier au chef-d’œuvre incompris, mais en dépit de sa tuyauterie scénaristique pas toujours nette et d’une charte visuelle un brin craquelée, Au revoir à jamais n’a certainement pas mérité ce funeste destin. Son rythme alerte, la générosité de ses scènes d’actions, la drôlerie de ses dialogues, la perfection du tandem Geena Davis/Samuel L. Jackson et la «vista» d’une magnifique héroïne autrement plus badass que les cruches préfabriquées de SOS fantômes 2016 ou Ocean’s Eight : voilà quelques-unes des imparables cartouches d’un film attachant, qui avait sincèrement tout pour remplir les multiplexes. Et qui n’a tout simplement pas eu de chance… ou bien fut victime de vents mauvais.

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Le 25 juillet 1994, deux ans avant sa sortie, les voyants affichent pourtant un vert provocateur pour le projet mais le vers, paradoxalement, est déjà dans le fruit. Ce jour-là, un article du New York Times revient, effaré, sur le chèque tout juste signé par le studio New Line à l’agence I.C.M pour l’achat du tout niveau spec script de Shane Black, toujours wonder boy de la plume à Hollywood, malgré la déception commerciale de Last Action Hero. En ce début des années quatre-vingt-dix, une bulle irrationnelle pousse les majors à s’arracher à prix d’or les services d’une petite aristocratie de scénaristes-Midas tels que Joe Eszterhas, Brian Elgeland, David Koepp et quelques autres. Avant que les super héros et autres franchises pré-existantes ne leur coupent les jarrets, ces demi-dieux pouvaient vendre des scripts originaux à plus d’un million de dollars pièce. Signé Eszterhas, Basic Instinct établira un record historique à 3 millions, avant d’être battu en 1994 par… Shane Black et ses 4 briques pour Au revoir à jamais. Renny Harlin et son épouse Geena Davis, qui s’apprêtent à débuter le tournage de L’Île aux pirates, sont aussi à bord du projet, lequel repose sur un concept audacieux en pleine décennie Schwarzenegger/Willis/Stallone & autres mâles alpha dominants : l’aventure d’une gentille enseignante du New Jersey, Samantha Caine (Geena Davis), heureuse en ménage et maman d’une petite fille de 8 ans, mais totalement amnésique sur son passé. Un accident lui fait peu à peu recouvrer la mémoire : Samantha s’appelle en réalité Charlie Baltimore, une ex-tueuse au service de la CIA, disparue dans la nature après l’échec d’une mission. Avec l’aide d’un détective privé miteux, Mitch Henessey (Samuel L. Jackson), elle retrouve la trace de ses anciens contacts et découvre l’existence d’une mystérieuse « opération lune de miel » : un projet de faux attentat islamiste fomenté dans les hautes sphères pour s’assurer de nouveaux fonds au Congrès. Sur le papier, Au revoir à jamais est une affaire en or et Michel De Luca, patron des productions chez New Line, confie au New York Times qu’il envisage «clairement une franchise, avec des personnages pouvant donner lieu à une série de films». Vrai : à l’écran, la complicité et la complémentarité entre Geena Davis et Samuel L. Jackson sont telles qu’on imagine sans mal de nouvelles péripéties pour ces deux-là.


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Ce que ni Michael De Luca ni aucun des autres studios qui s’étaient bousculés pour acheter Au revoir à jamais n’ont vu venir, c’est que le style de Shane Black commence déjà à lasser les foules. Et que Renny Harlin, en un clin d’œil, va passer du solide moneymaker de Die Hard 2 et Cliffhanger au pestiféré de L’Île aux pirates… et d’Au revoir à jamais. Dès cet été 1994 où l’annonce des 4 millions décrochés par Shane Black éclipse momentanément l’affaire O.J. Simpson dans les causeries du tout Hollywood, la presse toise le projet. Choqué par la brutalité du script, le New York Times fustige cette insatiable faim des studios pour des blockbusters «épouvantablement violents» (les temps ont bien changé depuis !). En août, dans un édito signé du rédacteur en chef Peter Bart et directement adressé à Shane Black, Variety hurle aussi au sadisme et parlera de «vomis» au sujet de l’intrigue d’Au revoir à jamais. Le pauvre Black se voit reprocher, en plus des cadavres, un penchant pour les vannes scato et une récurrente vulgarité en dessous de la ceinture. Mettant en garde Hollywood contre le «Shane Blackisme» et paraphrasant une réplique du film, Bart conclut sa missive par un glaçant : «?Vous m’effrayez, Shane?». Quentin Tarantino a lui aussi déclenché quelques nausées avec Reservoir Dogs et Pulp Fiction, mais ses scripts, contrairement à ceux de Black encore trop colorés eighties, ont un vrai parfum de nouveauté. Plus l’alibi intello des emprunts à la Nouvelle Vague. Dans une brillante analogie avec l’histoire récente du hard rock, un critique américain affirme que si Shane Black est Guns’n’Roses, alors Tarantino est Nirvana. La vraie «flavor of the day». Lorsque les caméras d’Au revoir à jamais commencent à tourner, le 10 janvier 1996, L’Île aux pirates est sorti depuis quelques jours aux États-Unis. C’est un désastre total. La pression s’accentue sur le couple Harlin/Davis, tandis que les gazettes affûtent leurs lames, dans un climat où l’air du temps est clairement défavorable à la formule old school «bang bang» incarnée par Au revoir à jamais. Sorti le 11 octobre, le film recueille fort heureusement un accueil critique nettement plus positif que L’Île aux pirates, mais cela ne suffira pas. Son gadin américain est celui de trop pour Harlin. Son box-office global (89 millions de dollars en incluant l’international) compensera en partie cette raclée, mais le grand livre hollywoodien ne retient à ce jour qu’une conclusion : Au revoir à jamais fut un échec dont les carrières au cinéma de Renny Harlin et Geena Davis (et leur couple) ne se remirent jamais. Shane Black disparut du jour au lendemain des agendas, pour une traversée du désert de presque dix ans.


Que reste-t-il du film ? Beaucoup de bonnes choses. La première heure du récit, qui en dure deux, fonctionne à merveille, avec une parfaite caractérisation de Samantha Caine et de son futur partenaire, l’ex-flic tombé en disgrâce Mitch Henessey (Jackson, absolument génial, on y revient). Ambiance de Noël, voix off, personnages principaux en quête de rédemption, violence cash… pas de doute, c’est bien du Shane Black. Entre Philip K. Dick et Robert Ludlum (nous sommes quatre ans avant la sortie de La Mémoire dans la peau, tiré du best-seller paru en 1980), le script mixe habilement perte d’identité et buddy movie, sur fond d’officine gouvernementale corrompue jusqu’à l’os et au cynisme sans scrupule. Quant à Harlin, il marche toujours sur les pas de la grammaire Die Hard et n’est évidemment pas McTiernan, mais se permet tout de même de belles idées entre poésie et cruauté. En témoigne l’accident de voiture de Samantha provoqué par un choc avec un cerf. Brutale, inattendue, la scène tétanise lorsqu’une Samantha ensanglantée s’avance dans la neige pour mettre fin aux souffrances de l’animal. Tout au long du film, les nombreuses scènes d’action déploient la panoplie favorite de Harlin à l’époque : ralentis, steadycam, fusillades au pistolet mitrailleur, méchants abattus par grappes dans leur camp retranché, comme dans un James Bond, et climax «toujours plus», aux frontières du cartoon, comme ces chutes de voitures évitées au volant par Henessey, après la grande explosion finale. De la grosse cavalerie sans recul, mais tellement plus lisible que bien des blockbusters actuels. Et puis, à l’évidence, le film ne se prend pas au sérieux. Tout d’abord par ses dialogues touchant parfois au génie - le monologue d’un Brian Cox consterné par le bichon de son épouse se léchant inlassablement le derrière n’a rien perdu de sa force comique («Alice, ton chien… lui et mon appétit sont incompatibles…»). Ensuite, plusieurs «énormités» sont clairement traitées en mode popcorn, dont la «résurrection» de Henessey dans le dernier acte (il devait initialement mourir, les projections test en ont décidé autrement).

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Parlons-en de Henessey, tiens ! Samuel L. Jackson, loser magnifique, semble configuré à 100% pour les bons mots de Shane Black tout en étant capable, en une seconde, de nous tirer une discrète larme dans son rôle de détective privé crapoteux, dont l’ex-femme refuse même les cadeaux de Noël pour leur fils. La dernière scène de Mitch Hennessey, invité chez Larry King sur CNN comme héros du jour, à la grande surprise de sa femme et son fils qui le découvrent sur leur télé, éberlués, est à la fois extrêmement drôle (Henessey décoche une vanne moisie en direct) et émouvante (la boucle rédemptrice du personnage est complète). Samuel L. Jackson joue peut-être les faire-valoir pour Geena Davis, mais l’affection crescendo que son alter ego suscite et son parcours héroïque l’élèvent quasiment à égalité avec la star. Buddy movie oblige, les deux alliés voient leur estime réciproque grandir au fil du récit, jusqu’à une très touchante scène de chaste baiser avant de mener ensemble un assaut désespéré pour libérer la petite Caitlin prise en otage.


À la fois confiante et charismatique, drôle et énergique, Geena Davis donne tout, exécute la plupart de ses cascades et finit à plusieurs reprises par être plongée dans des eaux glacées. L’actrice abat son meilleur jeu devant la caméra d’un Harlin en pâmoison, qui filme d’ailleurs sa femme comme Ridley Scott dans Thelma & Louise, lors d’une scène finale. «Je ne voulais pas avoir peur de donner un rôle sérieux à un personnage féminin, comme je pouvais le faire pour un homme?» avait expliqué Shane Black au New York Times. «Je voulais écrire une histoire sur une mère et sa fille, sur une femme qui utilise ses talents de tueuse professionnelle et de mère pour protéger sa fille?». Mission accomplie. Samantha Caine/Charlie Baltimore est assurément l’une des héroïnes les mieux pensées du cinéma américain de cette décennie, quel dommage d’avoir dû lui dire adieu. La mécanique d’Au revoir à jamais semble moins bien huilée sur la deuxième heure, avec quelques complications inutiles du script, alors même que l’intrigue, sur le papier, reste simple. Tourné trois ans après l’attentat à la bombe islamiste contre le World Trade Center en 1993, le film sombre par ailleurs dans un complotisme qui, à l’époque, ne prêtait guère à conséquence mais qui, depuis le 11 septembre 2001, passe un peu plus mal. Péché véniel : au générique de fin, domine l’impression d’un excellent divertissement, à cheval entre un ADN traditionnel et un concept d’action heroin réellement visionnaire - même si Ridley Scott et James Cameron avaient déjà balisé le terrain avec Ellen Ripley et Sarah Connor. Samantha Caine aurait dû logiquement les rejoindre dans nos mémoires, mais l’imprévisible box-office en a décidément autrement. Peut-être faut-il laisser encore un peu de temps à cet Au revoir à jamais, victime d’un mauvais timing. Croisé pendant le festival de Cannes en 2012, Renny Harlin avait affirmé qu’une possible suite était en gestation, du moins voulait-il y croire. Une idée encore plus improbable que toute la filmo réunie du réalisateur.

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