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Millenium Artist : conversation avec Pascal-Alex Vincent

Le réalisateur Pascal-Alex Vincent a consacré des mois à l’élaboration d’un documentaire (le premier dédié à cet artiste saisissant) qui revient sur l’importance et la richesse de cette œuvre inachevée.
Millenium Artist : conversation avec Pascal-Alex Vincent

Retour sur notre entretien avec Pascal-Alex Vincent, réalisateur du documentaire Satoshi Kon, L'illusionniste, disponible dès aujourd'hui sur OCS. Entretien par Rafik Djoumi paru initialement dans le Rockyrama 27, toujours disponible sur notre shop.


Nul n’est prophète en son pays. Bien que considéré comme un « auteur » de premier plan en Occident, le génial Satoshi Kon, décédé en 2010, reste dramatiquement méconnu par le grand public japonais, et ce malgré l’impact quantifiable de ses films sur le cinéma mondial. Conscient de cela, le réalisateur Pascal-Alex Vincent a consacré des mois à l’élaboration d’un documentaire (le premier dédié à cet artiste saisissant) qui revient sur l’importance et la richesse de cette œuvre inachevée.

Rafik Djoumi : Tu prépares actuellement un documentaire sur Satoshi Kon, comment t’es-tu lancé dans cette aventure ?


Pascal-Alex Vincent : Il se trouve que j’ai longtemps travaillé dans la distribution du cinéma japonais en France dans les années quatre-vingt-dix. Ça a été mon premier métier, puis j’ai arrêté pour être cinéaste et enseignant. J’ai fait en 2010 un documentaire sur la star transgenre Akihiro Miwa [Miwa : à la recherche du Lézard Noir, NDLR] et le film est sorti dans une quarantaine de salles au Japon. Quand les proches et l’entourage de Satoshi Kon ont eu envie de faire un documentaire commémoratif à l’occasion des dix ans de sa disparition, ils se sont tournés vers moi. Ce qui tombait très bien puisque j’avais déjà cette envie-là. Ça a été un peu un alignement des astres. 


R : Les archives étaient facilement accessibles ? Tu as des contacts avec sa famille ?


P : De manière générale, les archives cinématographiques au Japon sont toujours problématiques et je sais de quoi je parle, ayant longtemps travaillé dans le patrimoine japonais. Leur politique de conservation est arrivée plus tardivement qu’aux USA ou en Europe. Le Japon n’a créé sa propre cinémathèque qu’en 1952, plus de quinze ans après la France. Donc l’accès aux archives cinématographiques est souvent très compliqué, malgré le travail remarquable du National Film Archive à Tokyo. Même pour un cinéaste qui nous est contemporain, comme Satoshi Kon, les choses sont un peu éparpillées. Sa disparition date d’il y a dix ans, mais dix ans c’est une éternité aujourd’hui.



R : Et comment as-tu découvert Satoshi Kon ?


P : Je l’ai découvert au moment de la sortie de Perfect Blue, qui nous est arrivé grâce à Christophe Gans. Il ne faut pas oublier que c’est lui qui a découvert Satoshi Kon et qui a permis à Perfect Blue de sortir chez nous. Je me suis précipité pour voir le film qui a été très soutenu par la presse, ce qui n’était pas si courant pour un anime à l’époque.


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R : Le film a eu plutôt un bon accueil à sa sortie en France. Et pourtant, son film suivant, Millenium Actress, ne nous est pas parvenu en 2001. Est-ce que tu sais pourquoi ?


P : Perfect Blue a été un succès mondial, sauf au Japon, où il a perdu de l’argent. Le salut est venu de l’étranger. Notamment de la France, peut-être parce qu’il y a chez nous cette tradition d’envisager le cinéma sous l’angle des auteurs. Et Satoshi Kon a très vite été identifié comme un auteur chez nous. Quand on lit la presse internationale de l’époque, on constate qu’il est envisagé comme un cinéaste à suivre. Mais quand arrive Millenium Actress, la sortie occidentale du film se heurte à des histoires de droits et de catalogue. Idem pour Tokyo Godfathers. Sony, qui gère plusieurs anime à l’époque, va plutôt décider de mettre en avant Steamboy de Katsuhiro Otomo, et de mettre le paquet sur ce film. Millenium Actress et Tokyo Godfathers ont été, de fait, mis sous cloche. L’histoire est d’autant plus cocasse que Otomo était le maître de Satoshi Kon…


R : D’ailleurs, les plus curieux ont peut-être pu découvrir en partie la patte de Satoshi Kon sur « Magnetic Rose », le sketch magnifique du film Memories produit par Otomo. Même si ce sketch est attribué à un autre auteur, K?ji Morimoto, à la réputation disons… éthylique… Est-ce que tu reviens sur ce chapitre dans ton film ?


P : J’aime beaucoup « Magnetic Rose » et c’est vrai que c’est là que Satoshi Kon commence à déployer pleinement à la fois son art du dessin et du scénario. Le trait de « Magnetic Rose » révèle déjà une personnalité avec un sacré coup de crayon. Et c’est ce qui faisait que Kon était déjà très sollicité à l’époque, parce qu’il a d’abord été repéré comme un dessinateur au trait exceptionnel. Il dessinait merveilleusement. Toutes les personnalités avec qui je me suis entretenu me l’ont confirmé. Son passage du manga au cinéma s’est fait très naturellement, finalement. 


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R : « Magnetic Rose » impose un peu la marque de Satoshi Kon, qui est cette porosité entre le monde intérieur et ce qu’on appelle le « réel ». C’est quelque chose qu’on va retrouver chez un auteur américain qui s’inspire manifestement de son œuvre et qui s’appelle Darren Aronofsky. Est-ce qu’il fait partie de tes intervenants ?


P : Darren Aronofsky nous a dit oui immédiatement, bien sûr. Le problème c’est qu’on lui court après parce qu’il est lui-même très occupé par un projet. Il ne cesse de repousser l’interview, mais toujours de façon très aimable, sans mauvaise foi. Il veut faire ça bien comme il m’a dit, ça prend donc un peu plus de temps pour lui, mais a priori il devrait être dans le film [cet entretien a eu lieu la veille du confinement, donc la question est maintenant en suspens, NDLR]. Satoshi Kon a été indéniablement très important pour lui, il ne s’en est jamais caché. C’est un héritage qu’il a toujours revendiqué. Et puis, surtout, il a écrit une lettre tout à fait officielle au moment des funérailles de Satoshi Kon où il dit à quel point le réalisateur a compté pour lui. Kon et Aronofsky faisaient partie de la même famille de cinéma, ils se reconnaissaient l’un et l’autre. 


R : Est-il vrai qu’il avait les droits d’adaptation de Perfect Blue ?


P : Tout à fait. Aronofsky envisageait de faire son propre remake du film, avec une jeune actrice que je ne peux pas évoquer… Mais c’est exact, il avait un projet de remake de Perfect Blue en prises de vue réelles.


R : C’est quelque chose que les fans d’anime reprochent à Aronofsky, le fait que par exemple un film comme Black Swan se serve un peu trop dans l’œuvre de Satoshi Kon… Mais ça prouve que cette œuvre circule autant aux USA qu’elle peut circuler en France.


P : C’est ce qui est passionnant. Le travail de Satoshi Kon a irrigué un cinéma qui ne lui est pas forcément le plus proche. C’est à dire un cinéma qui n’est ni japonais ni d’animation. C’est en ça que Satoshi Kon, malgré une carrière malheureusement très courte, est « un cinéaste classique », en ce sens où il a influencé des réalisateurs a priori loin de lui. On peut considérer que l’impact de Kon sur le cinéma étranger des années 2010 est absolument essentiel, et c’est ce qui rend son travail passionnant. Pour revenir à Aronofsky qui emprunterait plus que de raison au cinéma de Kon, considérons que le cinéma – et l’art de manière générale – fonctionne beaucoup sur le principe de l’emprunt, de la citation et du recyclage. Tu digères une œuvre et tu la recrées à ta façon… C’est un peu sans fin. Si l’on compare Orange mécanique, en 1971, et Les Funérailles des roses, un film japonais de 1969, on est dans la reproduction parfois très précise de certains motifs, de manière volontaire ou non. Et pourtant, ça n’empêche pas les deux œuvres d’être d’immenses classiques.


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R : Justement, Satoshi Kon lui-même ne vient pas de nulle part. On connaît ses influences pour ce qui est de l’anime et du manga – en gros, les classiques des années soixante-dix comme Conan, le fils du futur. Mais on a pas tellement d’idées sur ses influences cinéphiles, j’ai l’impression…


P : C’est très intéressant, parce qu’il fait partie de cette catégorie de cinéastes qui ont été aussi cinéphiles. Tous les réalisateurs ne sont pas cinéphiles, mais certains le sont profondément, et quand on se plonge dans la dvdthèque de Kon, on y trouve Hitchcock, de Palma, Alain Resnais, les Monty Python, des choses très diverses… On se rend compte que c’est quelqu’un qui aimait profondément le cinéma, et même, pour aller plus loin, qui a pensé le cinéma. C’est-à-dire qu’il avait une très haute estime de ce que le cinéma pouvait faire, quand la littérature, la musique et la peinture, elles, ne le pouvaient pas. Satoshi Kon a vraiment eu une réflexion sur le médium cinéma, et pour que cela soit possible, il a forcément ingurgité une quantité astronomique de films, des films de toutes les nationalités. C’est aussi ce qui rend ce réalisateur profondément attachant : il adorait le cinéma. C’est donc quelqu’un qui a été un maillon important de l’histoire du manga, mais aussi, et surtout, de celle du cinéma.


R : Est-ce que dans sa dvdthèque tu as pu repérer ces films de la fin des années soixante que sont Le Lauréat de Mike Nichols ou L’Arrangement d’Elia Kazan ? Parce qu’en fait, en revenant sur ces films et la façon avec laquelle ils ont, par le montage, tenté de mettre en scène ce que les Américains appellent « le flux de la conscience », j’ai l’impression que c’est dans cette époque qu’il faut chercher les sources du montage fabuleux des films de Satoshi Kon.


P : Je ne sais pas s’il connaissait ces deux films, mais il y a un film américain séminal pour lui, qui est Abattoir 5 de George Roy Hill. C’est un film essentiel pour comprendre le travail de Kon. Le roman original de Kurt Vonnegut est un classique de la littérature de science-fiction américaine, et son adaptation pour le cinéma a été l’un des succès d’Universal en 1972. On y trouve déjà les grands principes de Kon : la traversée de différentes temporalités par un seul personnage, le raccord-mouvement pour passer d’une scène à l’autre, etc. Mais Satoshi Kon n’a jamais caché l’influence de ce film sur lui, c’est même une œuvre qu’il montrait à ses équipes.


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R : Tu as bien précisé que ses films ne marchaient pas au Japon. Mais est-ce que dans le milieu de l’anime sa réputation a pu créer un remous, une autre façon de créer chez ses collègues, que ce soit chez Otomo, chez Ghibli, Madhouse, etc ?


P : J’ai interviewé il y a quelques jours Rodney Rothman qui est l’un des réalisateurs de Spider-Man : New Generation. Il dit que dans le milieu de l’animation, l’arrivée de Satoshi Kon a été aussi importante que celle de l’impressionnisme dans la peinture. C’est dire si ça a renversé les perspectives ! Comme avec beaucoup de précurseurs, l’œuvre de Satoshi Kon n’a pas été envisagée à sa juste valeur au moment où elle nous est parvenue, surtout au Japon. Mais aujourd’hui son héritage est indéniable. Sans le cinéma de Satoshi Kon, il n’y aurait pas celui de Makoto Shinkai, c’est aussi simple que cela. Mais c’est seulement dix ans après son décès qu’on se rend véritablement compte que c’est un cinéaste qui a rebattu les cartes. Au point que j’ai senti chez Otomo et chez Oshii que c’était un sujet délicat, qui les agaçait un peu. Otomo déteste qu’on lui parle de Kon encore et encore. L’interview avec Oshii, elle, a été très curieuse, entre tendresse et crispation vis-à-vis de Kon.


R : Quand on regarde ses films, on est manifestement en présence d’un hyper-sensible. Est-ce que ton film s’intéresse à l’aspect plus biographique et à la difficulté de la création chez Satoshi Kon ?


P : Indéniablement, la vie de Satoshi Kon se confondait avec son travail. C’est peut-être une caractéristique de ce cinéaste : son investissement était total, et il attendait la même chose de ses équipes. Il faut préciser que c’est l’un des rares réalisateurs d’animation qui s’impliquait à ce point dans la conception graphique de ses films. Les longs métrages de Satoshi Kon sont dessinés au maximum par… Satoshi Kon lui-même, comme me l’ont rapporté ses collaborateurs. Ça peut paraître évident, mais c’est très loin d’être le cas pour tous les cinéastes d’animation, y compris Walt Disney. Le coup de crayon de Kon est visible dans son œuvre. C’est aussi en cela que c’est un auteur. C’est quelqu’un qui a été très important dans le milieu de l’animation japonaise pour la reconnaissance du travail de ses équipes, pour tout ce qui est des conditions de travail, qui sont souvent très dures.


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R : As-tu découvert des choses à son sujet, que ce soit l’artiste ou l’homme, qui t’ont fait reconsidérer ou plus estimer le cinéaste ?


P : Ce qui m’a surpris sur la trentaine d’interviews que nous avons menées dans son entourage, c’est l’idée que Satoshi Kon était quelqu’un de difficile, idée qui revenait fréquemment. Ses producteurs, à la fois le légendaire Masao Maruyama, un des fondateurs du studio Madhouse, ou M. Maki, le producteur de Millenium Actress et de Tokyo Godfathers, n’ont cessé de me dire que c’était une personnalité très compliquée, malgré son côté génial. Il faisait passer son travail avant tout et il attendait de ses équipes et de ses producteurs le même dévouement, c’est-à-dire un investissement à la hauteur de l’estime qu’il portait au cinéma, et, il faut le dire, à son propre travail.


R : J’imagine que tu t’es intéressé à son dernier projet qui n’a jamais vu le jour. Que peux-tu nous dire sur Dreaming Machine ?


P : Le documentaire devrait dévoiler des choses, et j’en suis ravi. Il faut savoir que Satoshi Kon a travaillé jusqu’à son dernier souffle sur Dreaming Machine. La maladie l’a emporté en quelques mois, ce fut extrêmement rapide, il a néanmoins travaillé jusqu’au bout en se souciant vraiment du devenir de ce projet. Tout le monde autour de lui avait l’intuition que ce film pourrait être son premier vrai grand succès international. Dreaming Machine s’adressait aussi bien aux adultes qu’aux enfants, ce qui n’est pas vraiment le cas de ses films précédents. Le film était entièrement « interprété » par des robots, il n’y a aucun personnage animal ou humain. Il se passe sur une terre dévastée post-tsunami. C’est un road movie en voiture, avec trois robots qui partent à la recherche d’électricité, devenue la denrée la plus convoitée. L’histoire a des aspects très sombres, mais reste accessible au jeune public. [Vingt-six minutes du film ont été tournées, mais non sonorisées, NDLR] Mon documentaire en présentera des recherches graphiques et des croquis, entre autres. Masao Maruyama, le producteur, a eu un temps pour projet de le faire terminer. Mais c’était manifestement impossible sans Kon lui-même aux commandes, ce qui prouve à quel point c’était un auteur, quelqu’un avec une vision. Et sans cette vision là, il était impossible de terminer Dreaming Machine. Ce film, c’était lui et personne d’autre.


R : Quel serait ton souhait par rapport à ce documentaire ?


P : Ce documentaire est motivé par le fait que le nom de Satoshi Kon est progressivement en train de s’évaporer au Japon, ce qui est inéluctable, car les choses vont vite. Un cinéaste chasse l’autre, et la carrière de Satoshi Kon est trop courte pour avoir eu le temps de laisser une empreinte visible. Il faut remédier à ça. Mon souhait est que le documentaire touche un large public, que ce ne soit pas un film pour spécialistes de l’animation. Il faut dire au public : « regardez, il y a eu un très grand auteur au début des années 2000 qui n’est plus de ce monde, et qui s’appelait Satoshi Kon. » J’aimerais que ce film soit apprécié des générations futures et qu’il documente à quel point Satoshi Kon est un cinéaste de premier plan, pas juste un réalisateur japonais d’anime parmi d’autres. C’est un des grands réalisateurs de l’histoire du cinéma dans sa globalité. J’aimerais qu’à l’issue de ce documentaire, on se dise : « ok, c’est quelqu’un qui a été très important dans l’histoire du cinéma, tout court. »


Le documentaire réalisé par Pascal-Alex Vincent est disponible dès maintenant sur OCS. 

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