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DUNE : The legacy

Retour sur une influence discrète mais majeure.
DUNE : The legacy

On a pris l’habitude de considérer Le Seigneur des anneaux, Star Wars ou Harry Potter comme les marqueurs les plus évidents de la culture pop au tournant des XXe et XXIe siècle. Régulièrement occultée dans cette liste, la saga Dune de Frank Herbert a pourtant joué un rôle de gigantesque catalyseur, sur de multiples médias, depuis sa parution en 1965. Retour sur une influence discrète mais majeure.


« J’ai toujours été fasciné par l’idée de quelque chose d’abord conçu et observé en miniature avant d’être répliqué à très grande échelle. En 1953, je m’apprêtais à travailler sur un article, que je ne jamais écrit, sur le contrôle des dunes de sable. C’était un projet de l’US Forest Service, tellement avancé qu’il avait reçu la visite d’experts du Chili, d’Israël, d’Inde, du Pakistan, du Royaume-Uni. Il reposait sur l’observation que les dunes se comportent comme des ondes qui traversent l’eau, mais sur une échelle de temps bien plus grande. Ainsi, en traitant les dunes comme des fluides, il devenait possible de les contrôler. Cela m’a fasciné. »  – Frank Herbert on the origins of Dune, Willis E. McNelly, 1969


Extrait de l'article de Rafik Djoumi paru dans notre livre Dune Voyage Galactique, toujours disponible sur notre shop.

Illustrations par Alex Jay Brady.

Dès sa première publication en août 1965, le roman Dune de Frank Herbert inaugure une mutation dans la littérature de S.F. qui ne sera vraiment mesurée que des années plus tard. Les grands noms du métier saluent aussitôt la richesse de l’ouvrage et son ambition, en le couronnant du prestigieux Hugo Award. Mais Arthur C. Clarke (qui travaille alors à l’élaboration de 2001, l’Odyssée de l’espace) a l’intuition qu’Herbert a sensiblement échappé au genre littéraire dans lequel ils œuvrent tous deux et il préfère comparer Dune au Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien, soit à un classique de la fantasy sorti dix ans plus tôt.


Certes, le label S.F. s’applique strictement à Dune puisque l’idée de l’ouvrage est née d’un travail de prospective scientifique. « J’ai cumulé tellement de documentation sur le sujet que je disposais de bien trop d’éléments pour un simple article ou même pour une courte nouvelle. J’ai aussi réalisé que j’avais mis le doigt sur quelque chose de très intéressant concernant l’écologie des déserts. Et pour un auteur de science-fiction, il était dès lors facile de franchir le pas et se demander : et si ? Et s’il y avait une planète qui soit tout entièrement un désert ? » Sur ce travail de prospective, qui considère la tentative de contrôle de la nature par la logique mathématique, vont venir se greffer toutes les influences et centres d’intérêt d’Herbert. On y trouve d’abord la littérature et la mythologie anglo-saxonne, via l’influence manifeste du poème médiéval Beowulf (une nature hostile, dont les sous-sols cachent des dragons qui veillent sur le plus précieux des trésors) ainsi que les mythes arthuriens qui en découlent. Ainsi l’initiation de son jeune héros, Paul Atréides, et sa transformation en figure messianique, est calquée sur le destin du jeune Arthur. On trouve ensuite les considérations religieuses, puisque selon Herbert les religions ont tendance à naître dans une atmosphère désertique. Ainsi les mystiques arabes, navajo ou kalahari vont nourrir en partie le vocabulaire et la cosmogonie du peuple des Fremens (« free men » ?).

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Ambitions

Lecteur boulimique ayant pris la plume dès ses 19 ans, Herbert a le profil type de l’autodidacte, l’énergie de celui qui a fui très jeune une vie de pauvreté et d’inculture pour se nourrir de toutes les expériences possibles. Ses multiples centres d’intérêt, a priori hétérogènes, prennent sens dans les liens fictionnels qu’il décide de tisser entre eux. C’est la somme de ce savoir, intégré, digéré et réfléchi, qui va donner à l’univers de Dune son étonnante homogénéité. En confrontant ses idées religieuses avec son très vif intérêt pour les concepts écologiques, Herbert est en mesure de créer une dynamique où chaque aspect trouve sa justification organique.


L’ouvrage est explicitement conçu pour être lu plusieurs fois, avec des niveaux d’interprétation qui n’apparaissent qu’après avoir intégré le récit de base. Et bien que le parcours de son héros, Paul Atréides, semble à première vue archétypal, les choix de ce dernier sont suffisamment ambivalents pour asseoir le récit dans un réalisme aussi bien psychologique que politique. N’oublions pas que l’époque est extrêmement dédaigneuse envers le genre de la S.F. que l’Académie renvoie systématiquement à de la littérature de gare et à ses modestes origines pulp et populaires. Et d’une certaine façon, ce mépris va jouer en faveur de l’œuvre ambitieuse de Frank Herbert en la « condamnant » à la marge, en l’élevant au statut d’objet contre-culturel. C’est ainsi que le mysticisme de Dune, son élan écologique et sa vision géopolitique, vont croiser les prémices de la culture psychédélique. Les étudiants des grandes universités américaines, déjà sérieusement engagés dans la Terre du Milieu du Pr Tolkien, vont faire de la planète Arrakis leur seconde porte vers des mondes intérieurs.

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Hollywood

Arthur P. Jacobs est à l’époque l’un des très rares producteurs hollywoodiens à être attentif aux mutations en cours et au rôle de la S.F. dans la constitution de cette contre-culture. Suite à l’énorme succès surprise de son adaptation du roman français La Planète des singes (et de ses suites) il décide, fin 1971, de prendre une option sur le roman de Frank Herbert. Habitué à imposer sur ses productions des réalisateurs aux styles avant-gardistes, Jacobs offre le projet Dune à Haskell Wexler. Chef opérateur oscarisé, politiquement très engagé à gauche, Haskell Wexler est l’auteur du film Medium Cool, une étrange expérience mêlant la fiction à des évènements réellement pris sur le vif, avec un style de montage et de photographie très affirmé. Il est par ailleurs, à cette époque, le mentor d’un jeune aspirant cinéaste nommé George Lucas et c’est la femme de ce dernier, Marcia Lucas, qui a assuré le montage de Medium Cool. On ignore sous quelle forme Wexler envisage alors d’adapter le roman de Frank Herbert, mais les rumeurs font alors état d’un budget prévisionnel de 15 millions de dollars. Une somme insensée pour l’époque, correspondant à trois fois le budget de La Planète des singes. Le scénariste Rospo Pallenberg (consultant sur Délivrance) se met au travail durant l’année 1972. Occupé par plusieurs projets simultanés, Arthur P. Jacobs repousse le début du tournage à l’année 1974. En juin 1973, il est emporté par une crise cardiaque, à quelques mois de l’expiration des droits d’adaptation.

Humanos

À cette même époque, Alejandro Jodorowsky est au sommet de sa gloire cinématographique. Le cinéaste a été révélé en 1970 par le western ésotérique El Topo qui, à lui seul, va inaugurer la tradition des midnight movies, ces séances de minuit pour étudiants citadins en quête de mondes alternatifs. Galvanisé par cet accueil, il vient de finir son chef-d’œuvre, La Montagne sacrée. Au lendemain de la sortie du film (que la jeune société Camera One distribue alors en Europe) Jodorowsky fait un rêve où il lui est dit que sa prochaine œuvre doit être Dune… livre qu’il n’a pourtant jamais lu ! Le titre lui a-t-il été soufflé par ces étudiants des séances de minuit ? Lui a-t-il été suggéré par la petite bande d’amis parisiens qui s’apprête à fonder Les Humanoïdes associés pour éditer leur magazine de S.F. Metal Hurlant ? Toujours est-il que l’artiste chilien se précipite dans une librairie, acquiert l’ouvrage de Frank Herbert et le dévore d’une traite. Il appelle aussitôt le patron de Camera One, un certain Michel Seydoux. L’homme a 26 ans et beaucoup d’ambition. Sur les conseils de Jodorowsky, il récupère en décembre 1974 les droits du livre, récemment expirés, et se porte garant d’une partie de l’énorme budget que va nécessiter le projet (10 millions de dollars, soit plus de 40 millions actuels). 


La science-fiction au cinéma n’est pourtant pas encore considérée comme un genre porteur. L’essentiel des films sont des productions indépendantes à visée politique ou philosophique (Silent Running, THX 1138, Soleil Vert). Aussi, le projet de Jodorowsky va vite apparaître dans le petit milieu de la S.F. comme une entreprise démesurément ambitieuse. Il inaugure une méthode de travail qui fera école, et qui consiste avant tout à développer le projet visuellement. Jodorowsky engage le jeune et génial Jean Giraud, qui ne s’appelle pas encore Mœbius, et l’entraîne avec lui à Los Angeles pour rencontrer Douglas Trumbull, responsables des effets visuels de 2001, l’Odyssée de l’espace et réalisateur de Silent Running. Mais le courant passe mal avec cet ingénieur touche-à-tout et Jodorowsky se rabat sur Dan O’Bannon, scénariste et responsable des effets visuels d’un film d’étudiant titré Dark Star, réalisé par un certain John Carpenter. Stupéfait d’être engagé sur un tel projet, O’Bannon n’acceptera de croire qu’il fait réellement partie de l’entreprise que lorsqu’il recevra son billet d’avion pour Paris. 


Tandis que Mœbius, pris d’une fièvre créatrice, inonde sa table de modèles et de costumes divers, Jodorowsky lui adjoint Christopher Foss, un illustrateur spécialisé dans les couvertures de romans de S.F. Foss a la charge de développer des concepts de vaisseaux qui s’éloignent de l’utilitarisme et qui puissent suggérer, de façon organique, l’identité des peuples qui les ont construits. Ainsi la préciosité des Atréides répond au mysticisme de la Guilde ; le sens pratique des Fremen est à mille lieues de l’exubérance de l’Empereur, etc. Pour le cas, très particulier, de l’univers cauchemardesque de la Maison Harkonnen, Jodorowsky s’en remet à un peintre suisse, H.R. Giger, dont l’œuvre habitée lui a été présenté par Salvatore Dali en personne. Giger créera plusieurs toiles de la planète des Harkonnen, faite d’une architecture complexe, d’apparence osseuse, dans laquelle se glisse des évocations sexuelles systématiques. 


Aucun film précédent n’a été à ce point « pré-visualisé ». Dune doit être intégralement dessiné avant d’être filmé. Et la musique se doit de participer de la même démarche, expérimentale, avant-gardiste. Jodorowsky songe d’abord à confier chaque partie de son univers (car à ce stade, nous ne sommes plus tout à fait dans l’univers de Frank Herbert), à des groupes différents. Par exemple, Magma pourrait illustrer le monde tribal des Harkonnen, Mike Oldfield la Maison précieuse des Atréides, Vangelis la planète des sables, etc. Accompagné du producteur exécutif Jean-Paul Gibon, Jodorowsky se rend à Londres pour négocier un deal avec le label Virgin. Au terme d’une longue discussion, le cinéaste propose carrément de rencontrer le groupe Pink Floyd, qui enregistre alors son nouvel album Dark Side of the Moon. Les dirigeants de Virgin refusent de croire que le groupe s’intéressera à cette aventure, mais Jodorowsky va jouer du prestige que lui a conféré son film El Topo dans le milieu rock progressiste. Contre toute attente, les Pink Floyd se disent intéressés et vont jusqu’à considérer de composer la totalité de la bande originale.


Pour tous les acteurs de l’aventure, aucun film de S.F. n’a jamais dépeint un univers aussi vaste, aussi étrange et aussi cohérent. L’émulation aidant, et le mysticisme de Jodorowsky étant à son comble, l’œuvre de Frank Herbert est entièrement digérée, transfigurée par des partis-pris radicaux, preuve de son étonnante élasticité et de sa capacité à stimuler les imaginaires.


Michel Seydoux et Jean-Paul Gibon compilent storyboards et designs dans un grand livre luxueux qu’ils font circuler chez les majors hollywoodiennes. Partout, le projet est refusé. Trop extrême, trop éloigné de sa source littéraire, trop ésotérique, et surtout, surtout, bien trop européen ! Malgré l’acharnement des jeunes producteurs de Camera One, malgré les deux millions de dollars déjà engloutis dans l’entreprise, le projet effraie et reste lettre morte. Terriblement investi dans l’entreprise, Dan O’Bannon fait une dépression nerveuse qui va le mener directement en institut psychiatrique. 


En 1976, alors qu’il devient évident que le projet de Jodorowky ne se montera pas, le producteur Dino De Laurentiis rachète les droits d’adaptation (il possède également ceux de Flash Gordon qui devait, un temps, se faire sous la direction de Federico Fellini). Refusant de s’engager dans les chemins aventureux de Jodorowsky, De Laurentiis engage Frank Herbert en personne pour rédiger son script. L’écrivain lui rend une copie de 175 pages, totalement in-filmable.

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Visions

Mais malgré les refus, certains acteurs de l’industrie sentent que le vent tourne à Hollywood. Et à la 20th Century Fox, Alan Ladd Jr. comprend que les dessins ahurissants de Mœbius, de Foss ou de Giger sont bien plus qu’une folie d’artiste ; ils portent la maturation d’une contre-culture qui ne tardera pas à atteindre les rives du mainstream.


C’est ainsi qu’Alan Ladd Jr. va donner le feu vert à un projet de space opera refusé par le studio Universal. Son titre : The Star Wars. Son auteur, George Lucas, élevé à la saga John Carter d’Edgar Rice Burroughs, au Seigneur des anneaux de Tolkien et au Dune de Frank Herbert, se propose de dépeindre un vaste univers alien, étrange et cohérent. Il emprunte à Frank Herbert son système politique, mélange de féodalité et de fédéralisme soutenu par des familles royales, mais aussi des concepts épars. 

Ainsi, la planète désertique Arrakis devient chez lui la planète désertique Tatooine ; la Princesse Alia devient la Princesse Leïa ; la Guilde des voyageurs devient La Fédération ; le Prana Bindu devient le Jedi bendu ; le Ver au visage d’homme Leto Atréides II devient la limace Jabba the Hutt ; la voix hypnotique des Bene Gesserit devient la manipulation mentale des Jedi, etc.


À la façon du projet de Jodorowsky, George Lucas sait qu’il doit « vendre » son univers aux producteurs via des illustrations, qui seront confiées à Ralph McQuarrie. Son film, très expérimental pour l’époque, nécessite quantité de dessins de prévisualisations, un storyboard précis et des effets spéciaux révolutionnaires (dont une séquence en image de synthèse que les pilotes regardent avant la bataille et qui sera programmée par Dan O’Bannon de retour aux États-Unis). Le succès démesuré, hors de toute proportion, du film de George Lucas convainc Alan Ladd Jr. d’enchaîner aussitôt avec un autre projet de S.F. basé sur l’un des scripts que O’Bannon a rédigé durant son internement en France. Il s’agit d’Alien. Le film est réalisé par un prodige de la pub anglaise, Ridley Scott, et ce dernier va récupérer une partie de l’équipe du projet Dune, composée de Mœbius, Christopher Foss et H.R. Giger. Certaines toiles du projet Dune serviront presque en l’état, notamment l’univers cauchemardesque des Harkonnen qui deviendra chez Ridley Scott la planète des aliens.


À plus d’un titre, le projet Dune a initié une nouvelle façon d’envisager le blockbuster hollywoodien au tournant des années quatre-vingt. Et lorsque Ridley Scott est approché en 1979 par Dino De Laurentiis afin de réaliser Dune, il trouve naturel de se rendre à Paris, à la rencontre des Humanoïdes associés. En quelques années, ces derniers ont révolutionné la BD dite adulte et, depuis deux ans, ils paraissent même en langue anglaise sur le territoire américain. À leur contact, le cinéaste réalise l’ampleur démesurée qui s’annonce pour un tel projet. La mort précoce de son frère aîné permet à Scott de se dégager du contrat avec De Laurentiis. Entre temps, il a découvert en France la bande dessinée The Long Tomorrow, scénarisée par Dan O’Bannon et dessinée par Mœbius, dont les propositions visuelles constituent assez clairement la matrice de son film de S.F. suivant : Blade Runner (avec une musique de Vangelis).


Parmi les scripts que O'Bannon a rédigés durant sa dépression se trouvent également les prémices du projet Total Recall (qu’on peut aisément comparer à la saga BD de L’Incal, créée par Jodorowsky et Mœbius), une partie du projet Métal hurlant le film, et même les toutes premières ébauches de Minority Report. Nous sommes au tout début des eighties. Le roman de Frank Herbert n’est toujours pas devenu un film, mais il a déjà manifestement ensemancé la S.F. au cinéma.


La suite de l'article est à découvrir dans notre livre Dune - Voyage Galactique.

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