Matrix Reloaded : L'Architecte
Il s’agit probablement de la scène la plus célèbre (mais aussi la plus moquée) de Matrix Reloaded, celle qui en 2003 a définitivement séparé le public en deux groupes.Il s’agit probablement de la scène la plus célèbre (mais aussi la plus moquée) de Matrix Reloaded, celle qui en 2003 a définitivement séparé le public en deux groupes : les admiratifs, qui allaient nourrir les rangs d’exégètes sur Internet ; et les déçus, dont la colère a fait trembler les pontes de la Warner. Cela tombe bien, cette notion de séparation (mais aussi l’exégèse et la colère) est précisément au cœur de cette séquence assez unique dans l’histoire du blockbuster.
Texte par Rafik Djoumi paru initialement dans le Hors-série Rockyrama Matrix.
Ceux qui ont vu plusieurs fois le film Matrix Reloaded en salle à sa sortie ont très certainement constaté ce spectacle étonnant : dans les premières secondes de la scène de l’Architecte, toute la salle ou presque est animée d’un mouvement vers l’avant ; les têtes se décollent sensiblement du dossier, se redressent, comme pour mieux digérer une information très attendue. Et les paroles de l’Architecte, dans ces premières secondes, sonnent alors comme un camouflet, bien plus à destination du public que du héros : « Tu as beaucoup de questions. Bien que le processus ait altéré ta conscience, tu demeures irrévocablement humain. En conséquence, certaines de mes réponses seront comprises et d’autres pas. »
Voilà un formidable culot de la part des scénaristes qui prennent d’emblée le pari que les explications logiques de l’Architecte ne seront comprises qu’à moitié, car justement trop « logiques » pour un humain. Notons également qu’en évoquant le « processus qui a altéré ta conscience », le film s’adresse tout autant au héros qu’au public, dont la lecture de ce second volet s’est forcément déroulée sur un autre plan, moins intuitif, qu’à l’époque du premier.
L’Architecte se présente donc comme « le créateur de la Matrice » et raconte à Neo comment sa création « parfaite » ne pouvait maintenir son harmonie et sa précision mathématique du fait de « l'imperfection de l'être humain ». Il dut se résoudre à intégrer dans ses équations l’anomalie systémique que Neo représente et dont il est, à ce moment présent, la sixième incarnation.
Sur les forums en 2004, certains spectateurs n’hésitèrent pas à considérer ce personnage comme « le Dieu de la Matrice », à rapprocher son allure éminemment patriarcale des anciennes représentations bibliques, et à considérer que ce sixième Neo renvoyait au Sixième jour, celui de la création du jardin d'Eden et du premier homme : Adam. D’autres spectateurs rapprochèrent ce personnage du Grand Architecte de l’Univers, principe adogmatique cher à la Franc-maçonnerie qui permet d’approcher rationnellement l’ordre mathématique de la Création (ce à quoi nous invitaient d’ailleurs les engrenages du générique). Ces deux décodages sont tout à fait valides et ont très certainement été souhaités par les Wachowski.
Gnose
Mais au regard du pitch original de Matrix, l’Architecte peut également être vu comme l’illustration d’une autre figure célèbre de l’histoire des religions : le Démiurge.
Dès la sortie du premier épisode, de nombreux universitaires avaient fait constater la nature éminemment gnostique de l’œuvre et certains textes avaient été relayés par le site officiel du film. Mouvement chrétien ayant connu un grand développement au IIe et IIIe siècle, le gnosticisme stipule que le monde matériel a été créé par un demi-dieu inférieur et imparfait (le demi-urge) afin d’emprisonner les âmes divines que sont les humains, et les maintenir dans l’ignorance du caractère illusoire de ce monde qui est leur prison. Pour s’en libérer, l’individu doit retrouver en lui son étincelle divine et, par l’accès à la connaissance (la gnose), transcender ces barreaux spirituels que le Démiurge a placés autour de lui. Au fondement même de la dynamique catholique du péché qui doit mener au repentir, le gnosticisme oppose la dynamique de l’ignorance qui doit mener à l’illumination. Se révélant donc parfaitement incompatible avec l’exercice d’un pouvoir religieux, le gnosticisme a été très violemment combattu par l’Église et ses textes furent détruits. Longtemps, on ne connut de ce mouvement à multiples visages que ce que les textes de réfutation et de condamnation laissaient entendre. Ceci n’empêcha pas la résurgence régulière « d’hérésies » très similaires au gnosticisme à travers l’histoire (comme celle des Cathares, qui furent massacrés lors de la première croisade) ou la persistance d’une intuition gnostique dans les œuvres d’artistes (Rabelais, Shakespeare, Flaubert, etc.). Selon les principes gnostiques, cette persistance au fil des siècles s’explique chez l’individu par le phénomène de l’anamnèse, une réminiscence des vies antérieures.
Le dernier grand écrivain à avoir affirmé publiquement la nature gnostique de son œuvre est Philip K. Dick, certainement l’un des piliers majeurs dans l’élaboration du script de Matrix. En 1974, l’auteur SF de génie vécut une crise mystique qui lui révéla que nous vivions toujours au temps des premiers chrétiens et que l’Empire romain n’avait fait que changer de dénomination. Rétrospectivement, toute son œuvre, marquée par une remise en cause systématique du « réel », pouvait se relire à la lumière de cette révélation gnostique que l’auteur consignera dans son essai L'Exégèse de Philip K. Dick.
Avec des rebelles de Zion qui élaborent leur stratégie dans les cryptes de la ville, de la même façon que les premiers chrétiens se retrouvaient dans les sous-sols de Rome, avec une Matrice qui envoie régulièrement ses Sentinelles pour les traquer, l’œuvre des Wachowski emprunte également à l’imagerie qu’on associe à ces premiers « hérétiques ». Et ce qu’elle en extrait, à un niveau thématique, c’est la question fondamentale de la connaissance, de la gnose, qui ornait l’entrée de la cuisine de l’Oracle : « Connais-toi toi-même ».
Génèse
La confrontation au Démiurge/Architecte apparaît donc comme l’étape nécessaire de la transcendance, les prémices de l’effondrement d’un monde (d’illusions). Dans cette séquence, le choix biblique qui va être soumis à Neo est de sauver l’humanité ou de sauver Trinity. Il choisira Trinity et, en conséquence, la destruction de son monde. Au début de la séquence, l’entrée de Neo dans la pièce de l’Architecte donne lieu à une étrange image de l’espace, avec une étoile en surbrillance. La caméra sort de cette image et nous fait découvrir qu’elle n’est qu’un écran parmi tout un mur d’écrans. Nous avons vu précédemment (voir chapitre – The Matrix has YOU) que ce mur d’écrans était déjà visible dans le premier film, en préambule de la scène d’interrogatoire, et qu’il nous montrait non pas une image de Neo mais des alternatives, tous ses choix possibles. Or, cette scène d’interrogatoire est aussi le premier instant où Neo démontrait son aptitude à la désobéissance en faisant un doigt d’honneur (voir chapitre – Politis). Ce geste, c’est ce que l’Architecte a vu et ce sera la nature de l’épreuve qui va suivre. Neo sera-t-il à la hauteur de ce que le Mérovingien et Perséphone ont cru déceler (voir chapitre – Le Mérovingien) ? Est-il en mesure d’affronter la conséquence d’une désobéissance suprême ?
Si la séquence débute sur une image du cosmos, c’est qu’elle est en soi de nature cosmogonique. Elle souligne, bien sûr, que la pièce de l’Architecte se trouve hors du monde (de la Matrice ou de Zion) et probablement hors du temps. Elle invoque surtout la nature biblique de ce qui va se jouer. Nous évoquions plus haut l’image de Dieu, celle du Sixième jour, du jardin d’Eden et d’Adam. Et c’est bien là que nous nous situons. La scène de l’Architecte est une recréation de l’épisode de la Genèse, où Dieu créa un monde parfait en interdisant que l’on goûte au fruit défendu de l'arbre de la connaissance. Un interdit qui fut aussitôt transgressé, le premier acte de désobéissance de l’humanité, sous l’impulsion du serpent. On se doute que ce fruit défendu, tout comme la pilule de Morpheus, tout comme le bonbon de l’Oracle, doit être de couleur rouge. Et si l’on prête attention à la silhouette et à la posture de Neo dans cette séquence, on comprendra qu’à cet instant, il EST le serpent. C’est cette silhouette élancée et impassible, au regard fermé par ses lunettes, que Perséphone a aperçu dans le miroir (voir chapitre – Le Mérovingien) et qui lui a fait deviner son potentiel. C’est aussi ce que Seraph a vérifié lors de son combat avec Neo en lui expliquant « on ne connaît quelqu'un qu'après l'avoir combattu ». Seraph tire également son étymologie du mot hébraïque (« saraf ») qui désigne le serpent.
Les multiples exégèses, et pas seulement gnostiques, qui ont été faites autour de cet épisode de la Genèse insistent sur la relation ambivalente entre Dieu et le serpent. Car le second est une création du premier, tout comme l’arbre au fruit défendu. Le fait que le Créateur ait choisi de placer cet arbre et ce serpent au beau milieu du jardin d’Eden est une invitation à peine déguisée à la transgression, à l’acte de désobéissance suprême qui fera entrer l’humanité dans sa temporalité. On peut dès lors comprendre que ce que l’Architecte attend de Neo, c’est qu’il fasse le « mauvais » choix, le choix aberrant, illogique, qui désobéit aux règles implacables de la causalité.
Trinité
Tous les « choix » qui sont offerts à Neo dans ces deux premiers volets de Matrix sont marqués par un rapport de dualité : prendre la pilule bleue ou la rouge ; prendre ou ne pas prendre le bonbon rouge offert par l’Oracle ; affronter Smith ou le fuir ; choisir la porte de gauche ou de droite dans la salle de l’Architecte, ce dernier étant vêtu tout de blanc et Neo tout de noir, etc. Cette mécanique révèle la conception binaire de cet univers (« Action/Réaction » dirait le Mérovingien) et la nature mathématique du piège qui enferme tous les protagonistes. C’est la nature du monde illusoire, de la prison, créée par le Démiurge/Architecte sous la forme d’une « harmonie de précision mathématique ». Un monde dont l’Architecte lui-même ne peut contourner les lois.
L’Architecte : « Comme tu l'as compris, l'anomalie est systémique et crée des fluctuations dans les équations simplistes. »
Neo : « Le choix. Le problème, c'est le choix. »
Si le but de Neo, comme le suggérait l’Oracle, n’est pas de faire son choix mais de le comprendre, alors il lui faut dépasser l’équation du 0 et du 1 et atteindre un palier « supérieur », c’est-à-dire non plus binaire, mais trinitaire.
Dans le premier épisode, le baiser de Trinity est ce qui donne véritablement naissance à Neo, à l’anomalie systémique. Et ce que contient ce baiser est quelque chose de parfaitement illogique, instable, que même ses bénéficiaires ne « comprennent » pas et ne cherchent pas à comprendre. Cet amour exclusif qui unit Trinity à Neo n’est pas simplement romantique. Il peut même, par certains aspects, apparaître dangereux. Rappelons que lorsque le peuple de Zion s’adonnait au cérémonial orgiaque et tantrique visant à unir la communauté dans la libération de sa pulsion sexuelle, Neo et Trinity choisissaient de s’isoler et de « faire l’Amour » jusqu’à fusionner en une créature androgyne (visible en fin de séquence lorsqu’ils s’enserrent) qui menace l’ordre de ce monde. Si nous étions gnostiques, nous dirions que Neo et Trinity se sont révélés réciproquement leur étincelle divine, qu’ils l’ont reconnue chez l’autre. En disant cela, nous pénétrons sur les terres mystiques, et même hérétiques, de Tristan et Iseut. Les terres d’un « Amor » aussi exclusif que destructeur qui va bouleverser la mystique médiévale et qui, de chants d’Amor en poèmes en pièces de théâtre (Roméo et Juliette) nourrira la notion d’individualisme du monde occidental. Neo est disposé à détruire le monde pour sauver Trinity et la force de l’anomalie qui les unit génère une troisième voie que ni l’un ni l’autre ne représentait. On retrouve cette « magie » trinitaire au Moyen-âge, à la fois dans la littérature alchimique (les noces chimiques entre le principe mâle et femelle) et dans le mythe arthurien du chevalier dont la lance doit percer entre les deux opposés pour atteindre un troisième point qui est leur source (d’où le nom de « perce-à-val »). Cette image des deux flancs opposés se rejoignant et se mariant en un troisième point qui est leur source, est aussi ce qui constitue le symbole le plus simplifié du Graal : deux lignes qui se rejoignent et deviennent une. Or, l’Architecte a bien reconnu ce principe transcendant que n’ont pas connu les précédentes occurrences de ce couple : « Alors que les autres n'en ont rien tiré de spécial, tu as poussé l'expérience plus loin en ce qui concerne... l'amour. » Il marque un temps d’arrêt avant de prononcer ce mot dont les paramètres échappent à ses systèmes d’équations. Comme le ferait une machine qui ne peut accéder à ces paramètres, il tente de définir le processus qui parcourt Neo d’un terme qui ne peut suffire à le circonscrire : « L'illusion quintessentielle... » Essentiellement humain.
Comprenons bien que, pour l’Architecte comme pour l’Oracle et comme pour tous les protagonistes de ce récit, le choix aberrant que fait Neo, à la fin de cette épreuve, est une victoire.
Revolutions
Une fois passée cette porte, le processus implacablement logique qui a guidé la lecture de ce deuxième volet devient inopérant. Neo s’empresse de briser les chemins (« paths ») que suivaient mécaniquement ses compagnons. Il annonce sans sourciller à Morpheus : « La prophétie est un mensonge. L'Élu ne met fin à rien. C'était un autre système de contrôle. » Il arrête les sentinelles dans le monde « réel » comme s’il était à l’intérieur de la Matrice. Et le spectateur comprend de lui-même qu’il lui faut à nouveau réviser son mode opératoire, qu’il doit dorénavant se fier à la fois à son intuition, à sa logique et… à quelque chose de plus.
Il est intéressant de noter qu’en 1987, le dramaturge David Mamet avait mis en scène, dans son thriller Engrenages (House of Games), une relation très équivalente à celle qui unit Neo à l’Architecte et à l’Oracle. En effet son héroïne se retrouvait prise entre deux « forces », celle d’une collègue thérapeute âgée qui lui sert de mentor et celle d’un séduisant arnaqueur manipulant quasi mathématiquement la fragilité des systèmes de croyances de ses victimes. Tandis que le spectateur oscillait de l’intuition à la logique, à la façon de l’héroïne, il ne voyait pas comment le film agissait sur lui à un troisième niveau. Apparemment, ce que cherchait à construire David Mamet, grand promoteur des travaux de Joseph Campbell (voir chapitre – Le Cycle cosmogonique), les Wachowski l’ont mené à terme jusqu’à reprendre cette même scène sur un banc public entre l’héroïne et son « oracle ».
Ainsi donc, ce « quelque chose de plus », rendu nécessaire par notre dépassement de l’épreuve de l’Architecte, a en partie à voir (mais pas seulement !) avec la pensée analogique. Car la pensée rationnelle, comme son nom l’indique, « rationne », c’est-à-dire qu’elle découpe, sépare et classe les informations. La pensée analogique, elle, regroupe en cherchant des similitudes, des échos, parfois accidentels ou incongrus. On pourrait consacrer des ouvrages entiers à la façon avec laquelle la pensée analogique semble avoir aidé certains primates à devenir des humains ; on se contentera de jouer sur les mots et décréter que, dans l’univers informatique de la Matrice, la pensée analogique dépasse le numérique. Ce qui la met en action est un processus à la fois intuitif ET logique et ce mode opératoire se révèlera absolument crucial à l’approche de Matrix Revolutions puisque toutes les lectures (intra-diégétiques, logiques, thématiques, symboliques, etc.) s’y confondent ou se substituent l’une à l’autre.
À la fin du premier Matrix, Neo est entré en l’agent Smith et s’est « séparé » en lui, devenant d’un côté L’Unique, « The One », l’anomalie systémique à l’amour exclusif et prête au sacrifice ultime ; de l’autre un agent Smith qui se copie lui-même à l’infini, se nourrit de sa haine et de sa frustration et agit comme un bug qui infecte le système. Opposés en tous points, ils couvrent à eux deux la totalité de l’expérience. La toute fin de Matrix Reloaded est un travelling en plongée directe qui relie le visage de Neo à celui de Bane/Smith, le premier avec la tête à l’endroit, le second avec la tête à l’envers, tous les deux ensommeillés, avec des électrodes sur les tempes qui semblent ausculter leur esprit. Si, à cet instant, le spectateur n’est pas disposé à ouvrir en grand les vannes de toutes les intuitions possibles, des divers paliers de déduction et de toutes les idées a priori incongrues, il aura bien du mal à reconnaître le lien imprescriptible qui lie ces personnages et qui, de retour à la Source, rendra leur fusion (et leur mort) inévitable.