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BIGBUG : ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE JEUNET

Disponible depuis quelques jours sur Netflix, BigBug est le premier long-métrage de Jean-Pierre Jeunet en l’espace de neuf ans.
BIGBUG : ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE JEUNET

Disponible depuis quelques jours sur Netflix, BigBug est le premier long-métrage de Jean-Pierre Jeunet en l’espace de neuf ans. Le fait qu’une voix aussi singulière que celle du réalisateur de Delicatessen et La Cité des enfants perdus ait du mal à trouver le financement pour ses projets démontre un certain dysfonctionnement de l’industrie du cinéma français et rien que pour cela, BigBug est déjà une petite victoire en soi. Et même si le nouveau film de Jeunet ne fait pas l’unanimité, il faut lui reconnaître quelques belles réussites, et notamment celle de donner vie à quelques robots plus attachants que les humains du film. On en parle avec Jean-Pierre Jeunet lui-même !


Entretien par Stéphane Moïssakis.

Stéphane Moïssakis : BigBug est votre premier long-métrage depuis la sortie de L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet qui date de 2013. Comment avez-vous vécu la sortie du film ? 


Jean-Pierre Jeunet : La grosse déception sur ce film, elle vient de cette ordure d’Harvey Weinstein. J’ai refusé de modifier le film au montage, et il m’a promis qu’il n’allait pas remonter le film dans son coin, ce qui est une habitude chez lui. Au lieu de ça, comme il ne pouvait pas y toucher, il a tué le film. Il avait une clause de « Hold Back » dans le contrat de distribution, ce qui veut dire qu’aucun autre distributeur ne pouvait sortir le film avant lui dans le reste du monde. Dans les faits, il a retenu la sortie du film pendant deux ans, pour le balancer dans un petit parc de salles en pleine coupe du monde. Il ne voulait pas qu’on puisse présenter le film au festival de Toronto car cela signifiait qu’il ne pourrait plus retoucher au montage. Au festival de Zurich, il était question de rendre un hommage à ma carrière, et il a refusé qu’on puisse montrer le film en allant faire une « masterclass » à ma place. C’est n’importe quoi !


S : Après une situation complexe comme celle-ci, vous avez besoin de recharger les batteries ? Au contraire, ça vous motive pour continuer à travailler ?


J-P : On ne s’arrête jamais, c’est vital. Il faut comprendre que pour le marché français, L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet n’est pas une sortie facile. Il n’y a pas de casting français, et ce n’est pas un film pour enfants, contrairement aux apparences. Le jour de la sortie en France, on m’a dit que le film allait finir à 200 000 entrées, et finalement, il a presque atteint les 700 000 spectateurs. Le bouche-à-oreille était très bon. Aujourd’hui, 700 000 entrées, c’est très bien. Ce n’était pas un désastre financier, mais c’est un film qui a coûté trop cher par rapport à ce qu’il a rapporté. Juste après, on a voulu faire Le Secret du désir avec mon scénariste Guillaume Laurant, et on s’est dit « ça passe ou ça casse ». Et ça a cassé. C’était une comédie sur le sexe, et à un moment donné, un tel sujet va forcément choquer quelqu’un chez les décisionnaires et les financiers. Et puis l’époque a changé au moment de « Me Too », ce qui fait que le projet est tombé à l’eau.


S : C’est étonnant de vous voir aborder un tel sujet de manière frontale, car votre cinéma est généralement très pudique. J’ai le sentiment que vous êtes plus proche du personnage d’Amélie Poulain par exemple…


J-P : C’est vrai, mais l’idée était de le faire avec humour. Et vous n’avez probablement pas vu le téléfilm Casanova que j’ai tourné pour Amazon, mais il y a pas mal de scènes de sexe dedans. Mais j’avais envie de toucher à ça, si j’ose dire. Et même si Le Secret du désir était vraiment écrit avec beaucoup d’humour, on ne parlait vraiment que de ça, tout le temps. Quand nous avons présenté le projet, certains ont prétexté que le scénario faisait trop penser à Amélie Poulain. C’est vrai que ce serait dommage de réitérer un tel succès.

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S : Toutefois avec votre carrière et votre pedigree, j’ai vraiment du mal à croire que ce soit un tel risque de financer le prochain film de Jean-Pierre Jeunet…


J-P : Après un succès, tout va bien. Après le carton du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, je peux faire Un long dimanche de fiançailles. Mais sur le marché, vous ne valez que ce que votre dernier film a rapporté. Et puis, les décideurs peuvent prendre un risque sur des films plus classiques ou plus consensuels sans risquer de se faire taper sur les doigts. S’ils mettent des billes dans un projet comme BigBug et que ça se plante, il n’y a pas de précédent. On va leur dire qu’il y a des robots, que ça ne s’est jamais vu dans une comédie française, que le projet était de toute évidence trop risqué…


S : Et c’est un film qui a failli se faire chez UGC avant d’être récupéré par Netflix, c’est ça ?


J-P : Oui, Brigitte Maccioni avait déjà sauvé Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain à l’époque. Elle a vraiment aimé BigBug et voulait le faire. Mais chez UGC, il y a quatre producteurs et aucun d’entre eux n’a compris le projet. Elle s’est rendue compte que c’était plus compliqué qu’elle ne l’avait anticipé, et elle a dû laisser tomber. Elle m’a d’ailleurs dit qu’elle était ravie que je puisse finalement le faire chez Netflix.


S : D’où vient l’idée de BigBug ?


J-P : L’idée était de faire un film pas cher, en lieu clos comme Delicatessen. Mais « pas cher », ça n’existe pas chez moi. Il y a toujours de l’eau qui coule, des effets spéciaux dans tous les sens, ici il y a carrément des robots… Mais franchement, je ne me rendais pas compte, je me disais que c’était un petit film, que le temps de tournage était plus limité puisqu’on ne quitte jamais le décor. Et au final, même si nous avons eu un budget assez confortable grâce à Netflix, ce n’était pas un mauvais calcul car c’est probablement l’un des films les moins chers que j’ai pu tourner. 


S : Vous deviez tourner le film au début de l’année 2020 mais le confinement vous a obligé à repousser le tournage, c’est ça ?


J-P : Nous étions en pleine préparation et le confinement nous a beaucoup aidé. C’est terrible de dire ça car beaucoup de monde en a chié pendant le confinement mais pour nous, ça a été très bénéfique. J’étais à la campagne et j’ai pu retravailler le découpage, pendant que Pascal Molina était en train de perfectionner le robot Einstein, sur lequel il a rajouté la possibilité d’animer son visage par reconnaissance faciale. Cela n’aurait jamais pu se faire si le tournage n’avait pas été repoussé. Alors nous avons perdu des acteurs au casting, et notamment des stars qui ont refusé de faire le film pour plusieurs raisons. Peut-être parce que c’est un film choral, ou alors que c’est un peu difficile de les faire jouer des robots, sexuels ou autre, et que cela peut paraître risqué.

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S : Parlons des robots justement. C’est l’atout majeur de BigBug selon moi. Comment avez-vous développé leurs personnalités ?


J-P : L’idée, c’est de proposer un panel assez large de tous les types de robots. On retrouve un peu de Wall-E, l’un de mes robots préférés, dans le personnage de Decker. Le petit jouet typique des années 1950, c’est Tom. Le robot Einstein vient d’une image que j’ai trouvé d’une structure en bois et métal, qui était beaucoup moins belle que celle que Pascal Molina a faite pour le film. Nous n’avons pas dessiné le personnage, mais Pascal a compris ce que je voulais et m’a dit « Fais-moi confiance, je vais le construire de manière empirique ». Les autres robots sont interprétés par des acteurs : Alban Lenoir dans le rôle du robot sexuel à la peau trafiquée, c’est évidemment une référence à Jude Law dans I.A. de Steven Spielberg. Le robot domestique interprété par Claude Perron est inspiré de la série Real Humans et enfin, le Yonyx interprété par François Levantal, c’est le robot traditionnel des films Marvel. Et puis il y a la voix de l’intelligence artificielle, qui pastiche évidemment celle de Mother dans Alien.


S : Au-delà des références, vous leur conférez aussi une certaine personnalité…


J-P : Tout en maintenant quand même leur nature mécanique. Par exemple, avec le Yonyx, je prends ma revanche avec l’administration en quelque sorte. Je n’aime pas beaucoup l’administration ! La scène de la liste rouge dans le film, ça m’est vraiment arrivée. Un jour, j’appelle France Telecom pour leur signaler que j’ai changé d’adresse et quand je leur demande mon nouveau numéro de téléphone, ils me précisent qu’ils ne peuvent pas me le donner car je suis sur liste rouge. Je l’ai mis dans le film tel quel, et pour le langage administratif employé par Levantal, j’ai fait des recherches sur internet pour trouver les phrases qui sont généralement employées, et c’était un régal à parodier. Pour le robot sexuel, c’était plus compliqué déjà, et je peux dire merci à Alban Lenoir, parce qu’il a fait un sacré boulot. Au départ, il était parti dans l’idée de jouer la séduction à la française mais je ne voulais pas que ça fasse trop gaudriole, et on a changé notre fusil d’épaule. Il était tellement impliqué qu’il est même venu faire le cadavre pendant trois jours, sans être payé !


S : Comment avez-vous dirigé les comédiens qui incarnent des robots, justement ?


J-P : Beaucoup de répétitions avec les comédiens. Pas tant avec Alban, qui n’était pas toujours disponible mais qui travaillait dans son coin, mais surtout avec François Levantal et Claude Perron. On a testé beaucoup d’idées et d’émotions différentes, on les a filmés et on recommençait, jusqu’à trouver l’émotion juste, la bonne expression de visage suivant les scènes. On a fait des listes de celles qu’on voulait utiliser et on relisait le scénario en les attribuant à des moments-clés. Par exemple, pour telle et telle scène, c’est l’émotion n°2. On a procédé comme ça, avec beaucoup d’improvisation au final.


S : On ne s’attend pas forcément à ce que vous soyez adepte de l’improvisation, car vous avez l’image d’un cinéaste très précis et méticuleux…


J-P : L’un n’empêche pas l’autre. Et puis les méthodes varient avec les comédiens. Elsa Zylberstein travaille avec un coach, et elle a plutôt tendance à faire des lectures, ce qui peut apporter beaucoup de changements. Suivant ce qu’on me propose, je fais le tri. Quand le personnage de Claire Chust dit « Y’en a dans la ciboulette », ça vient d’elle et je suis preneur. Et puis le fait de faire des lectures nous a permis de déceler certaines carences du scénario. Par exemple, le personnage de Stéphane de Groodt avait des carences et la scène de la fin, quand il confesse qu’il est un pauvre type, a été rajoutée très tardivement dans le scénario. Un scénario, c’est vraiment un « work in progress » du début de l’écriture jusqu’à la fin du montage. Je me levais à quatre heures du matin sur le tournage, pour chercher à améliorer les séquences de la journée. Par exemple, dans le scénario, on devait couper le bras du Yonyx et je me disais que ça allait être une galère et que ça n’allait pas marcher. En me rendant dans l’atelier de Jean-Christophe Spadaccini, je vois le doigt coupé du personnage de Greg, le robot incarné par Alban Lenoir, et je me dis que c’est Isabelle Nanty qui va le prendre et faire un doigt d’honneur avec. C’est bien plus simple et bien plus drôle, et c’est une idée que nous avons trouvé une heure avant de la tourner !

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S : Comment est-ce que vous avez adapté votre style visuel au huis-clos de BigBug ?


J-P : Je voulais éviter de proposer un découpage classique, avec des plans larges, des plans moyens, avec l’idée qu’on verra comment ça se travaille au montage. Pour moi, c’est de la télé. Et évidemment, je ne voulais pas faire comme dans Succession, une série télé que tout le monde adore et que je déteste parce que leur forme à base de zooms et de caméra qui tremble est vraiment très repoussante pour moi. Mes références, c’était Marie-Octobre de Julien Duvivier et The Servant de Joseph Losey. Une mise en image précise, dans laquelle les personnages parlent souvent face à la caméra, qui filme leur interlocuteur de dos. Quand il s’agit d’un gros plan, le comédien se rapproche de la caméra et repart. C’est le genre de fluidité que je recherchais pour le film, afin que les spectateurs se sentent enfermés dans la maison avec les protagonistes.


S : Votre vision de l’intelligence artificielle est source de comédie, alors que le traitement est généralement plus sérieux dans le cadre de la science-fiction moderne…


J-P : Dans BigBug, les robots sont un peu cons. Je n’ai pas vraiment peur de l’intelligence artificielle, je crains surtout la connerie humaine. Claude Lévi-Strauss disait que l’humain produit une toxine pour s’auto-détruire, comme c’est le cas des vers à soie. Pas besoin d’une intelligence artificielle ou d’une météorite comme dans Don’t Look Up, on va bien parvenir à se niquer nous-mêmes !


Remerciements à Camille Madeleine.

Entretien par Stéphane Moïssakis