The Big Sleep, sommet du film noir hollywoodien
Marlowe, figure emblématique du détective privé, projettera longtemps son ombre sur le cinéma américain.Dans la serre tropicale où se terre le vieux général Sternwood, une longue silhouette se faufile le long des orchidées. Le détective privé Philip Marlowe (Humphrey Bogart) est convoqué par le patriarche infirme pour mettre un terme au scandale qui secoue sa famille. Père de deux créatures aussi charmantes que délurées, le général fait l’objet d’un chantage sordide au sujet de sa cadette, Carmen. Mais Marlowe se laisse vite troubler par l’impitoyable Vivian (Lauren Bacall), la plus âgée des filles Sternwood. Bientôt, son enquête le mène jusqu’au cadavre du maître chanteur, qui disparaît ensuite mystérieusement. Vivian et Carmen sont plus suspectes que jamais…
Article par Camille Mathieu.
Voilà, en peu de mots, le point de départ de l’intrigue résolument compliquée du Grand sommeil d’Howard Hawks. Sommet du film noir hollywoodien, The Big Sleep est d’abord l’adaptation du tout premier roman de l’écrivain Raymond Chandler, maître absolu du hard boiled, ce genre littéraire popularisé en France par les Série Noire de Marcel Duhamel, où le crime, le sexe et la corruption font rage.
Nous sommes en 1946, et son héros, le privé Philip Marlowe, emprunte alors à l’écran la silhouette, la démarche et la gueule impassible d’Humphrey Bogart. Devenu la figure même du détective, le visage enfoui dans son imperméable, coiffé d’un borsalino noir, déambulant dans les rues enfumées de Los Angeles, Marlowe se pose en frère spirituel du détective Sam Spade, héros des romans de Dashiell Hammett, déjà incarné par Bogart en 1941 dans Le Faucon maltais.
Philip Marlowe, détective solitaire et cynique, alcoolique notoire au tempérament parfois violent n’en est pas moins un homme de morale. Mais dans un Los Angeles trouble et corrompu, ville de rêves brisés et de faux-semblants, Marlowe comprend la différence entre la justice et la loi. Loin des aristocratiques limiers de la littérature britannique (Holmes ou Poirot), le détective habite un enfer peuplé de voyous, de vamp et de flics achetés. Homme à femmes, il s’en méfie à raison, car les héroïnes de Chandler savent se montrer terribles.
Marlowe, figure emblématique du privé, projettera longtemps son ombre sur le cinéma américain. Ridley Scott avouera l’influence du détective sur son personnage de Deckard dans Blade Runner. Les frères Coen lui rendent un hommage amusé dans The Big Lebowski, tandis que Shane Black salue son auteur fétiche dans Kiss Kiss Bang Bang, en découpant son film en chapitres nommés d’après les œuvres de Chandler. Marlowe appartient donc à cette mythologie du pulp, à ce L.A noir dont hérite le cinéma, mais aussi la littérature (de James Ellroy à Elmore Leonard), ou la télévision (Bored to Death).
Mais Chandler, grand apôtre du roman policier, n’est lui-même pas étranger au monde du cinéma. Dès le début des années quarante, une fièvre noire s’abat sur les collines d’Hollywood : nous sommes à l’aube de cet âge d’or du film noir et les studios s’arrachent à bon prix les histoires de détectives désabusés et de femmes fatales, sur fond de jazz et de fumée de cigarette. Chandler est donc un candidat tout indiqué, ses romans sont adaptés à l’écran et il s’essaie même à une carrière de scénariste auprès de Billy Wilder ou d’Alfred Hitchcock. « Si mes livres avaient été moins bons, je n’aurais pas été invité à Hollywood, et s’ils avaient été meilleurs, je n’aurais pas dû y aller » ironisait l’écrivain.
Lorsqu’en 1945 Howard Hawks entreprend de tourner l’adaptation de The Big Sleep, la rigueur morale du Code Hays fait toujours des ravages, et certains thèmes sulfureux du roman, comme la pornographie, la nymphomanie et l’homosexualité, doivent être rayés du scénario. Un scénario auquel d’ailleurs, Howard Hawks admet volontiers ne pas comprendre grand-chose. Raymond Chandler est interrogé, sans pouvoir jeter beaucoup plus de lumière sur son intrigue. « Je n’ai jamais compris l’histoire de The Big Sleep. Je l’ai lu et j’en étais enchanté. (…) Tout ce que nous avons essayé de faire c’est de rendre chaque scène la plus divertissante possible. » déclarera Hawks à Peter Bogdanovitch.
L’adaptation du roman est signée en huit jours seulement par Leigh Brackett et l’écrivain William Faulkner. Ensemble, ils orchestrent une intrigue à tiroirs, un scénario labyrinthique rythmé par des dialogues ciselés et des traits d’humour qui n’ont rien à envier à ceux de Chandler lui-même. Mais la censure s’abat encore sur le scénario trop violent, et la narration n’en demeure que plus elliptique. Pourtant qu’importe l’intrigue retorse, puisque Hawks a dans sa manche une paire d’as, un duo de charme qui a déjà séduit le Tout-Hollywood : Lauren Bacall et Humphrey Bogart.
Un an plus tôt, en 1944, Howard Hawks les réunissait pour la première fois dans Le Port de l’angoisse (To Have and Have Not), adaptation d’un roman de son ami Ernest Hemingway.
Pour donner la réplique à Bogart, qui après une consécration tardive est désormais une vedette, le cinéaste cherche une partenaire de caractère. « Est-ce que tu crois qu’on pourrait créer un personnage féminin qui soit insolent, aussi insolent que Bogart, qui insulte les gens, qui le fasse en riant, et arriver à ce que le public aime ça ? », s’enquiert Hawks auprès de son scénariste. C’est Slim, l’épouse de Hawks, qui repère une certaine Betty en couverture du magazine Harper’s Bazaar. La cover-girl, âgée d’à peine dix-huit ans, est prise sous l’aile du cinéaste qui la façonne, lui apprend à parler et chanter d’une voix étonnamment grave et change son nom en celui de Lauren Bacall. Il lui forge l’image, tout droit sortie d’un roman noir, d’une femme fatale. Une image qui lui collera à la peau. Face à un Bogart imperturbable, la jeune première s’impose en véritable héroïne hawksienne : sophistiquée, impertinente, indépendante et pleine d’une assurance presque masculine. On la découvre pour la première fois dans l’encadrement d’une porte, toisant Bogart d’un regard lascif et réclamant une allumette d’une voix rauque. Ce regard de défi lui vaudra d’ailleurs le surnom de « The Look ». Ici naît l’aura légendaire de Lauren Bacall.
À l’écran, le couple fait des étincelles. À la ville, l’alchimie est immédiate. Un peu trop même, au goût de Hawks qui voit l’amourette d’un œil réservé. Il déclarera même plus tard : « Ce qui est drôle, c’est que Bogart soit tombé amoureux du personnage qu’elle jouait pendant le film, alors elle a dû continuer à le jouer pendant le reste de ses jours ». Mais Le Port de l’angoisse est un immense succès, et malgré ses réticences, Hawks entend bien capitaliser sur ce duo gagnant.
Il entreprend alors The Big Sleep, qui marque donc la deuxième rencontre au cinéma de Bacall et Bogart. Mais Humphrey Bogart est alors un homme marié, de vingt-cinq ans l’aîné de la jeune femme et qui, pour ne rien arranger, cultive un sérieux penchant pour la bouteille. Ses relations avec sa femme, l’actrice Mayo Methot, sont orageuses et empiètent sur le tournage du film. Il met bientôt un terme à cette union pour épouser Lauren Bacall, quelques mois après la fin du tournage. Leur mariage durera jusqu’à la mort de Bogart, en 1957. Le couple se reformera encore deux fois à l’écran dans Les Passagers de la nuit et Key Largo.
Alors que The Big Sleep est terminé depuis janvier 1945, la Warner en repousse sa sortie en salles afin d’écouler ses films de guerre, dont Agent Secret avec Lauren Bacall. Le succès n’est pas au rendez-vous, et la carrière encore naissante de l’actrice ne peut souffrir d’un nouvel échec. Mais le mariage récent de Bacall donne du grain à moudre aux studios. La production mise tout sur son couple vedette, allant même jusqu’à réclamer l’ajout d’une scène de dialogue lourde de sous-entendus à propos de courses de chevaux, afin de retrouver la jeune fille frondeuse et provocante du Pont de l’angoisse. «Vous avez de l’allure, mais difficile de savoir jusqu’où vous pouvez aller », déclare Bogart. «Tout dépend de qui est en selle », rétorque la jeune femme. Le public a retrouvé Bacall, voix et regard.
The Big Sleep sort finalement aux États-Unis le 31 août 1946. Si le film noir est avant tout une affaire d’atmosphère, alors le noir et blanc brumeux photographié par Sidney Hickox, collaborateur privilégié de Raoul Walsh, et la musique impérieuse du compositeur Max Steiner (Casablanca, Autant en emporte le vent, King Kong…) font beaucoup à l’affaire.
À l’heure où Hollywood revêt ses plus beaux technicolors, le genre s’habille de toutes les nuances du noir. Seules les affiches publicitaires se parent d’éclatantes couleurs, imposant leur propre iconographie. The Big Sleep ne fait pas exception à cette tradition, et sa grande affiche rougeoyante laisse place à un univers en clair-obscur. Le générique s’ouvre : deux silhouettes se dessinent dans l’ombre, toutes proches, leurs noms apparaissent dans les volutes épaisses d’une fumée de cigarettes, elles les déposent sur le rebord d’un cendrier où elles achèvent de se consumer. Et ces deux cigarettes laissées à l’abandon, dont on ne retrouve que les cendres dans le générique de fin – métaphore sensuelle à peine dissimulée –, laissent présager de l’érotisme sourd qui plane sur The Big Sleep.
Près d’une heure après le début du film, Marlowe a retrouvé les photographies compromettantes est remercié par la fille de son riche client, qui lui paie davantage que son modeste tarif de « 25 dollars plus les frais », pour mieux le congédier. Il se voit signaler que l’affaire est désormais close. Mais Marlowe est un homme de vérité, doublé d’un animal tenace. « Pourquoi fallait-il que tu continues ? » demandera Vivian. « Parce que trop de gens m’ont dit d’arrêter », lui répond le détective. Le cachet empoché, l’affaire prend désormais une tournure toute personnelle. Et le mystère qui reste à percer est le plus énigmatique de tous : c’est le mystère Bacall.
Quel est ce lien silencieux qui unit Vivian au gangster Eddie Mars ? Que cache la jeune femme ? Pour le découvrir, Marlowe trouve son chemin à travers une jungle de maître chanteur, d’assassins et de malfaiteurs, jusque dans le casino de Mars, où Vivian, toute de blanc vêtue, pousse la chansonnette de sa voix profonde. La légende veut qu’elle ait été doublée, Hawks s’en est toujours défendu : cette voix presque masculine, grave et chaude, c’est celle de Bacall.
Mais Howard Hawks n’est pas tant intéressé par le dénouement de l’enquête que par l’enquête elle-même. Difficile pour le spectateur de saisir les rebondissements de l’impénétrable intrigue de Chandler, qu’aucune voix off, dispositif privilégié du film noir, ne vient éclairer. Ce qu’Hawks retient de l’écrivain, ce sont les dialogues mordants, la répartie vive et pleine d’ironie de Marlowe-Bogart, plus débonnaire et cabotin que jamais. Pour le critique Roger Ebert, « Les auteurs ont écrit l’un des scénarios les plus plaisants à citer : il est assez inhabituel de se retrouver en train de rire dans un film, non pas parce que c’est drôle, mais parce que c’est diaboliquement intelligent. » Et c’est là toute la force du film de Hawks, loin des policiers vibrants d’action, The Big Sleep est un film volubile qui désamorce chaque coup de feu par un bon mot et enfouit ses cadavres sous de redoutables monologues.
Dans un Los Angeles crépusculaire, entre humour et suspense, The Big Sleep est un film trouble, tout entier conduit par des fils enchevêtrés, des fausses pistes, des impasses et des brouillards. De questions sans réponses en énigmes irrésolues, Howard Hawks laisse son spectateur dans le noir. Mais peut-être n’y a-t-il rien à tirer des déambulations nocturnes de Marlowe, rien à comprendre, sinon que Bogart est grand et que Bacall est éternelle, et qu’ils forment ensemble le plus magnétique, le plus lumineux des duos.
Article par Camille Mathieu