BOULEVARD DU CREPUSCULE
Christophe est une énigme. Un artiste inclassable. Texte par Fabrice Bonnet (@toiletteintime)Christophe est une énigme. Un artiste inclassable. Un musicien et chanteur atypique qui ne s’est jamais laissé enfermer dans des cases ou des obligations contractuelles. Lui l’amoureux des voitures de sport et de la vitesse a toujours « délaissé les grands axes, pour prendre la contre-allée », comme son pote Bashung, dont il défendait une vision singulière de la chanson française.
Il aurait pu, comme tant d’autres de sa génération, capitaliser sur ses hits de 1965 (Aline, Les Marionnettes), ses albums avec Jarre (Les Paradis Perdus en 73 et Les Mots Bleus en 74) jusqu’à son Succès Fou en 1983. Il aurait pu enchainer les tubes populaires, et se faire une carrière à la Adamo ou Hervé Vilard, en finissant, rincé, dans des tournées Salut les Copains…Mais perdu au milieu de cette vague Yé-Yé, qui de Johnny à Richard Antony, de Sylvie Vartan à Sheila aura passé son temps à piller l’héritage anglo-saxon, lui cherche déjà sa voix, qu’il a pourtant unique, éraillée et androgyne. Cette voix et cette manière de chanter atypique, qui rendent ses chansons uniques, toujours en équilibre sur le fil du bon goût. Chantées par tant d’autres, on aurait crié à la mièvrerie. Mais Christophe est un funambule. Il préfère prendre des risques (vitesse, poker), quitte à frôler la sortie de route. La vie normale n’existe pas dans son vocabulaire. Oiseau de nuit, il vivra toujours à l’heure où les autres dorment, imaginant des chansons-univers comme autant de films fantasmés.
Cinéphile averti depuis qu’il traine dans les cabines de projection de son enfance, Christophe aime Fellini, Godard et David Lynch, qui, chacun à leur manière ont su réinventer les codes. La folie et la liberté. Voilà ce qui plait au dandy de Montparnasse. Compulsif, il regarde des dizaines de films au petit matin, lui qui a trouvé une combine pour récupérer des bobines 35 mm originales qu’il se projette seul ou entre potes dans sa salle de cinéma privée…Il aime Kazan et Wilder, Boulevard du Crépuscule est un de ses films fétiches. Il adore le cinéma asiatique et dit avoir voulu être acteur avant de tomber dans la musique. Il dit, il dit…Il dit qu’il a refusé le rôle principal de 37,2 le matin et qu’il a accepté de jouer chez Dumont un peu forcé (Jeanne, 2019, dont il a composé la BO, qui n’est jamais sortie). Il n’aime pas se voir. Déjà chez Giannoli (Quand j’étais chanteur, 2006), il apparait juste un instant, silencieux. Au cinéma il aura composé pour Lautner (La Route de Salina, 1970, dont un morceau finira dans Kill Bill 2…) et quelques autres cinéastes confidentiels (Sophie Fillières, Camille Fontaine…). Il avait d’autres projets en cours…
Christophe est un film en soi. Il était d’ailleurs en train d’écrire une autobiographie. A sa manière disait-il…la lira-t-on un jour ?
Lui qui passait la plupart de son temps enfermé, collectionnant les juke-box, les guitares ou les 78 tours de blues, n’était pas un ermite, et aimait recevoir, pour parler, parler encore, lire et refaire le monde. Et passait du temps en mer sur son voilier, ou à Tanger pour peindre ou changer d’air.
Fou de blues et enfant du rock, il fait son éducation musicale entre Elvis et John Lee Hooker, apprécie en France Nino Ferrer ou Dick Rivers, mais impose son style mélancolique si particulier dès ses débuts. Sous ses allures de crooner pour filles, dans un corps mal taillé pour son talent, Christophe s'est toujours tenu à l'écart des modes, d'une chanson française qui n'était pas la sienne, cherchant toujours ailleurs des sons et des aspirations.
Si Jean-Michel Jarre lui écrit ses textes, Christophe s’intéresse aux synthés dès le début des années 70, et n’aura de cesse d’expérimenter, de chercher en permanence pour trouver cet équilibre si particulier entre guimauve et modernité qui le rend immédiatement reconnaissable. Chez Francis Dreyfus et son label Motors, il pourra enfin s’émanciper d’un modèle de chanson française trop formaté à son goût. Lui aime Lou Reed, Bowie ou Alan Vega de Suicide, et rêve de grands espaces sonores, plus ingénieur que chanteur.
Christophe ne s’arrête jamais. Même s’il ne sort plus d’albums entre 1983 et 1996, il reste au contact. Succès fou en 83 le maintient en vie. Boule de flipper pour Corynne Charby en 86. Jackpot. Toujours sur le fil du bon goût, il n’a pourtant jamais basculé du côté obscur de la force, comme son pote Polnareff, qui s’est cramé définitivement le cerveau dès la fin des années 70.
On pense alors la carrière de Christophe définitivement enterrée, même si la presse salue son come-back, Bevilacqua, en 96. Il lui faudra encore patienter 5 ans pour rappeler qu’il est le patron d’une certaine chanson française avec Comm’ Si la Terre Penchait, album magistral. Les critiques sont là, le public aussi. Il remonte sur la scène de l’Olympia, 26 ans après son dernier passage…La tournée est mémorable. Christophe se réinvente chaque soir, offrant ses tubes au public avec humour et délicatesse, mais surtout avec une voix qui n’a jamais semblée si fragile, si cristalline. Christophe est toujours debout, sur le fil. Immortel.
Même s’il en fait un peu trop sur Aimer ce que nous sommes en 2008, il enchaine les projets. En 2013, il ressort du placard des chansons oubliées de la période Motors, pistes avortées ou chansons en yaourt sur Paradis Retrouvé, prouvant enfin au grand public son appétence pour l’expérimentation. Il se remet sérieusement au piano pour une tournée Intime et revient, magistral en 2016 avec Les Vestiges du Chaos, dernier album qui impose le respect et son auteur comme un des plus grands de la chanson d’ici. Ils n’étaient pas nombreux dans leur domaine (Gainsbourg et Bashung étant partis, Manset, Murat et Dominique A gardent le flambeau d’une pop exigeante et racée).
Ses deux derniers albums étaient d’ailleurs des collaborations (Juliette Armanet, Daho, Katerine, Jeanne Added…), histoire de revisiter encore et toujours ses tubes légendaires avec la nouvelle génération, lui qui se passionne dans les années 90 pour les expérimentations de Massive Attack, Radiohead ou Bjork…
Le Beau Bizarre est devenu à son tour une influence majeure pour toute une partie de la chanson d’ici, de Raphael à Sébastien Tellier, de Cascadeur à Loane, des BB Brunes à La Féline et l’on sait qu’il avait encore des tonnes de projets dans les recoins de son antre, son studio-labo-musée de Montparnasse devenu mythique. Un nouvel album était annoncé cette année, des concerts, d’autres collaborations…
Dans les vestiges de ce chaos ambiant, il nous restera au moins cette voix chaleureuse pour apprendre un peu plus à aimer ce que nous sommes. La Terre penche un peu plus désormais. Comme un baume, il faudra écouter les chansons de Christophe tous les jours. C’était déjà vital. Ca l’est encore plus aujourd’hui.
Texte par Fabrice Bonnet ( Twitter : @toiletteintime)