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Chris Marker, carnet de voyage japonais

Documentaires, fictions, photographies, écrits, le Japon se répand un peu partout dans l'œuvre de Chris Marker. Arrêtons-nous le temps de quelques pages sur les liens qui unissent l’artiste à l’archipel (évidemment, il sera question de chats).
Chris Marker, carnet de voyage japonais

La fascination qu’exerce le Japon sur les Occidentaux ne date pas d’hier. Même le plus particulier des natifs de l’Ouest n’a pu y échapper. Documentaires, fictions, photographies, écrits, le Japon se répand un peu partout dans l'œuvre de Chris Marker. Arrêtons-nous le temps de quelques pages sur les liens qui unissent l’artiste à l’archipel (évidemment, il sera question de chats).


Par Romain Fravalo.

Article issu de Otomo n°9, 2022. Abonnez-vous dès maintenant à la revue !

Le syndrome Marker

Le fleuve Arno brille sous le soleil qui domine Florence. Fidèles et visiteurs profitent de la fraîcheur de la basilique Santa Croce. Parmi ceux-là, à genoux sur un prie-Dieu et les mains jointes, Henri Beyle bascule la tête en arrière pour admirer les fresques peintes aux plafonds. Beyle, mieux connu sous le nom de Stendhal, est alors pris de vertiges. Une sensation encore jamais ressentie l’envahit qu’il décrit dans son récit de voyage Rome, Naples et Florence (1826) : « En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » L’épisode est fameux, notamment depuis que la psychiatre et psychanalyste italienne Graziella Magherini a recensé plusieurs cas semblables, diagnostiquant ainsi le syndrome de Stendhal. L’étourdissement que l’écrivain ressent dans la magnifique Florence, avec ses rues bordées d'œuvres d’art et de musées, fait partie des syndromes du voyageur.


Hormis Florence, d’autres villes et régions du monde ont des effets tels sur leurs visiteurs qu’elles ont donné naissance à un syndrome du même type. Jérusalem, l’Inde. On serait tenté d’ajouter le Japon à cette liste, tant depuis plusieurs décennies l’archipel japonais est l’objet de fantasmes et de fascination sans commune mesure. À l’image d’un Stendhal pris de passion pour l’Italie, le grand voyageur Chris Marker s’est fait le reporter du Japon des années quatre-vingt, y revenant sans cesse et ce sous toutes les formes, en corps comme en rêve. On pense évidemment à Sans soleil (1983) ou au Dépays (1982). La première rencontre entre le cinéaste et le Japon a cependant lieu une vingtaine d’années auparavant. Comme souvent avec Marker, tout commence avec la vision d’une femme. Comme souvent avec Marker, tout commence avec un regard, ici celui de Koumiko Muraoka. La jeune femme devient le centre d’un film, évidemment intitulé Le Mystère Koumiko – pourquoi faire compliqué ? D’abord venu pour filmer les Jeux olympiques de 1964, le réalisateur français va finalement détourner sa caméra Beaulieu 16mm des pistes du stade pour la tourner vers cette inconnue qu’il rencontre par hasard. Koumiko a étudié à l’Institut franco-japonais où elle a appris le français. À l’aise devant l’objectif, légère, elle fascine Marker qui en fait sa guide dans ce pays qu’il ne connaît pas.


Quand le syndrome de Stendhal décrit les vertiges que provoquent Florence et ses œuvres d’art, le syndrome Marker décrit davantage l’enivrement pour une ville par l’intercession d’une personne. Le mystère Koumiko peut être compris comme le mystère Japon. En arrivant dans un pays qui lui était alors inconnu, Marker trouve en Koumiko non seulement une personne capable de parler sa langue, mais aussi un visage qui le touche, une personnalité sœur et une porte d’entrée dans la culture nippone. Leur amour pour Giraudoux, la facilité avec laquelle l’une se laisse filmer par l’un et la facilité avec laquelle l’un filme l’autre, tout est réuni pour que ces deux-là s’entendent. Le cinéaste est curieux, il a une longue liste de questions à lui poser. Il veut son avis sur tout : les mannequins des vitrines aux traits européens, la destitution de Khrouchtchev, pourquoi y a-t-il des chats-qui-saluent (sic). Il lui tourne autour, l’observe de loin et de près, son profil gauche, son profil droit, de face. Que ce soit par des mots ou par des gestes, chaque réponse formulée par Koumiko est pleine de poésie et d’esprit. C’est ainsi que le Japon entre dans la vie de Chris Marker.

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Tous les chemins mènent à Tokyo

Dans son documentaire à vocation universelle, Sans soleil (1983), Chris Marker fait du Japon le centre du monde. Quatorze ans après son premier voyage tokyoïte et sa rencontre avec Koumiko, Marker n’a pas oublié ce pays où il revient à plusieurs reprises entre 1978 et 1981. Au contraire, l’artiste a emporté un peu de l’archipel en lui lors de sa première visite. Il se décrit lors de ses retrouvailles avec Tokyo « comme un chat rentré de vacances dans son panier ». Il « se met tout de suite à inspecter ces endroits familiers », comme on a plaisir à le faire là où on se sent chez soi. La liste de ces endroits est un bon moyen de cartographier le Tokyo de Chris Marker : le quartier de Ginza, la gare de Shimbashi, la librairie Kinokuniya de Shinjuku, et surtout les temples, qu’il s’agisse de celui des renards, des chats ou des poupées cassées. Car l’affection que le réalisateur ressent pour le Japon est avant tout spirituelle. C’est ce qui lui a tant plu chez Koumiko. En effet, si c’est la beauté de cette dernière qui a provoqué la rencontre, ce sont bien ses traits d’esprit qui l’ont fasciné.


Il n’y a pas de hasard pour Marker, encore moins dans les rencontres. « Le hasard a des intuitions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences. » Ce sont ces forces invisibles auxquelles il croit fermement qu’il retrouve au Japon, avec l’omniprésence de l’esprit au sein d’une société matérialiste. Les Japonais ne sacrifient ni l’un, ni l’autre. Il découvre le Japon à un tournant de son histoire, soit juste avant et juste après le boom Izanagi (1965-1970) qui propulse le pays au rang de celui le plus à la pointe sur le plan technologique. L’arrivée du numérique est une véritable révolution pour l’artiste. Il en détecte très tôt le potentiel et l’inéluctabilité et s’en saisit dès Sans soleil, et ce de deux manières. Il y a la manière espiègle à laquelle Marker nous a habitués, qui consiste à se créer des alias. Ainsi, le cinéaste participe au film sous plusieurs noms : Sandor et Michel Krasna, Hayao Yamaneko. Cet alias japonais lui sert à incarner le rôle d’un maniaque de l’électronique, un « vidéo-artiste » qui manipule et triture les images via son ordinateur. Le « chat sauvage » (traduction de Yamaneko) et facétieux qu’est Chris Marker fait, par ce biais, une démonstration de ce qui va advenir des images. On est déjà dans le jeu vidéo, voire dans une annonciation de ce que sera Second Life. Loin de considérer ces nouvelles technologies avec condescendance, il va jusqu’à dire que « les jeux vidéo sont la première phase du plan d’assistance des machines à l’espèce humaine, le seul plan qui offre un avenir à l’intelligence. Pour l’instant, l’indépassable philosophie de notre temps est contenue dans le Pac-Man [...]. Il représente, à leur juste dose, les rapports de force entre l’individu et l’environnement, et il nous annonce sobrement que, s’il y a quelque honneur à livrer le plus grand nombre d’assauts victorieux, au bout du compte, ça finit toujours mal ».


Ce virtuel informatique n’entre jamais en collision avec le virtuel des choses et du vivant, il le poursuit, il en est la continuité. Marker se réfère à la « poignance des choses » de Lévi-Strauss, c’est-à-dire « la faculté de communier avec les choses, d’entrer en elles, d’être elles par instant ». Il évoque, sans le nommer, l’héritage animiste du shintoïsme dont il est absolument admiratif. Il se rend à plusieurs cérémonies religieuses. Il s’étonne d’abord de croiser un couple en prière pour l’âme de leur chat non pas défunt mais « seulement » perdu, avant de se rendre au temple de Kiyomizu consacré à Kannon, la déesse de la compassion, pour le repos de l’âme des poupées cassées. « J’ai regardé les participants. Je pense que ceux qui voyaient partir les kamikazes n’avaient pas d’autres visages. » La prière pour l’âme des poupées vaut bien celle pour l’âme des humains. Marker regrette que l’Occident ait perdu ce rapport à l’immatériel : « Même si la rue était vide, je m’immobilisais au feu rouge, à la japonaise, afin de laisser la place aux esprits des voitures cassées. Même si je n’attendais aucune lettre, je m’arrêtais devant la poste restante, car il faut honorer les esprits des lettres déchirées, et devant le guichet de la poste aérienne, pour saluer les esprits des lettres non envoyées. Je mesurais l’insupportable vanité de l’Occident qui n’a pas cessé de privilégier l’être sur le non-être, le dit sur le non-dit. » Sa passion pour l’Afrique et pour l’Asie vient de là, de cette cohabitation avec le passé (les âmes) et avec le futur (le numérique) qu’il considère comme une réponse décisive à toutes ses interrogations sur la mémoire et les souvenirs, comme un remède à l’oubli.


Dans un fax adressé à une certaine Theresa, membre du ciné-club du Gail Goldin’s house, Chris Marker répond à la question : Sans soleil vous a-t-il changé ? « Eh bien, peut-être vous rappelez-vous le moment où j’évoque l’année du chien. Je venais d’avoir soixante ans à l’époque, ce qui signifie que les différentes combinaisons entre les douze animaux de l’année et les quatre éléments sont épuisées et que l’on entame une toute nouvelle vie. Je n’avais pas réalisé cela en commençant, mais j’ai compris à ce moment-là que le film entier était une manière d’exorciser ces soixante années passées sur cette planète incertaine, et une façon de prendre congé d’elles. On peut certainement parler d’un changement. » Le Japon marque une étape dans la vie de Marker. Il ne peut s’empêcher de donner une dimension spirituelle à ce passage, le rattachant à l’astrologie japonaise. Sa rencontre avec le Japon n’était pas un hasard, il était destiné à s’y rendre, tout comme il était destiné à tomber sur Koumiko. L’archipel nippon comme épiphanie.

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Le Japon dans les grandes lignes

Durant ses visites régulières au Japon, Marker va tenir comme un journal intime, au gré des trains et des métros qui sont comme des flèches colorées lancées à toute allure sur les rails qui maillent le pays : les trains verts de la Yamanote Line, les trains bleus de la Tozai Ligne, les trains rouges de la Marunouchi Line. Elles intègrent l’imaginaire de l’artiste, au même titre que les escalators, cette autre marque de la modernité mécanique qui le subjugue tant qu’il ne peut s’empêcher de les emprunter, dans un sens puis dans l’autre, juste pour le plaisir de participer à ces travellings du quotidien. À l’instar d’un Jonas Mekas, ce quotidien va lui servir de matière pour son essai Tokyo Days (1988), prévu pour intégrer son installation Zapping Zone (Proposals for a Imaginary television) (1990-1994) à Pompidou. On y croise pêle-mêle une androïde dans une vitrine et Arielle Dombasle, le tout filmé à la première personne par un Chris Marker tout à fait dans son élément dans les rues de la capitale. Une source d’inspiration peut être trouvée dans le dossier de presse de Sans soleil. Il s’agit du terme nikki qui apparaît dans un extrait de l’introduction d’André Beaujard aux Notes de chevet de Sei Shonagon, femme de lettres du XIe siècle, qui désigne des formes littéraires s’approchant du journal intime, dont le réalisateur semble ici emprunter la forme.


Le Mystère Koumiko, Sans soleil, Tokyo Days, jusqu’ici le Japon de Marker se résume injustement à sa capitale. C’était sans compter sur son tempérament de vadrouilleur. Plusieurs films font état de ses pérégrinations nippones : Bullfight in Okinawa sur l’île du Sud, A. K. sur les pentes du Mont Fuji. Cependant l’œuvre qui reflète le mieux sa connaissance de l’archipel est Le Dépays. À la fois série de photographies et recueil de poèmes, cet objet hybride comporte tout l’amour de l’artiste pour le Japon. Fruit d’itinérances ayant eu lieu entre septembre 1979 et janvier 1981 à Osaka, à Yokohama et jusqu'à Hokkaido, l’artiste y fait un portrait amoureux du pays. On y retrouve évidemment les habitués des rêveries markeriennes : les chats, les chouettes, les endormis. Ce qui frappe le plus, c’est la place qu’il donne aux habitants. Ils sont le paysage du Japon, son caractère, sa culture, son passé et son futur. Si le photographe part si souvent à la « chasse aux dormeurs », au point de louper correspondances et rendez-vous pour rester avec eux quelques minutes de plus, c’est parce qu’ils sont entre deux mondes, le réel et le rêvé, soit l’endroit et l’envers du pays. Les transports japonais lui offrent dès lors un spectacle incroyable, « le court-métrage absolu ». Tout comme les processions et les rues, où se croisent les existences les plus diverses. On pense à Koumiko, évidemment, à ces gamins de Tokyo aussi, mais surtout à ces laissés-pour-compte, les « recalés du Modèle » comme il les appelle, ceux qui habitent les rues de Namidaboshi.


Après cette période particulièrement prolifique, Marker reviendra régulièrement au Japon. Preuve de son profond attachement à l’archipel, il insistera longtemps pour que sa fille d’adoption, la danseuse Maroussia Vossen, s’y rende. Ce qu’elle finira par faire en mai 2012 à l’occasion d’une performance organisée par Marker et Yasuaki Shimizu au musée d’art contemporain de Hara, où elle danse sur les images de Slon l’éléphant (1993). Preuve de la permanence du lien entre l’artiste et le Japon, on trouve à Shinjuku un bar nommé La Jetée, repère des amateurs de whisky et des cinéastes.


Par Romain Fravalo.

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