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Drive-Away Dolls : Queer à mort, queer amore

Ethan Coen revient avec des « poupées sur la route », non pas en solo comme on a souvent pu le lire, mais en duo d’attaque avec Tricia Cooke, sa compagne.
Drive-Away Dolls : Queer à mort, queer amore

Ethan Coen revient avec des « poupées sur la route », non pas en solo comme on a souvent pu le lire, mais en duo d’attaque avec Tricia Cooke, sa compagne. Le projet de ce road-movie lesbien de série B, co-écrit en 2002, est ressorti des tiroirs pendant le Covid – Dieu merci ! – et c’est un festival : festival de cul, festival d’obsessions coeniennes, et festival de comédie. Une balade réjouissante. Avec l’accent sur « joui ».


Par Delphine Valloire.

Article à retrouver dans le Rockyrama n°42, toujours disponible en kiosque, librairie et sur notre shop !

« Dieu sait que si vous pouviez vous lancer dans un acte sexuel entièrement nouveau, ce serait beaucoup plus important que de faire un bon film » professait le cinéaste John Waters, qui en connait un rayon en art de vivre et en obscénités joyeuses. Ethan Coen et sa compagne, Tricia Cooke, ont réussi l’exploit de faire les deux en même temps dans Drive-Away Dolls. On y découvre des pratiques inconnues et pour cause, ils en ont inventé certaines dont le godemichet mural vissé au mur à mi-hauteur, dont l’utilisation semble acrobatique. Personne ne sait. Pour décrire ce film, trois mots reviennent en boucle dans la bouche d’Ethan Coen durant les interviews américaines : « sex », « fun », « filthy ». Qu’on traduira approximativement par : sexe, drôle, crado. L’ombre de Waters, « le pape du trash », plane définitivement avec majesté sur ce road-movie atypique et ultra-lesbien, une route parsemée de manèges à galoches dans des pyjamas parties, de bars pour girls only perdus au milieu de nulle part et de chasse aux sex-toys dangereusement collectors.

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L’histoire ? À Philadelphie, à l’orée des 2000s, Jamie (Margaret Qualley) dont la vie sexuelle est un peu trop débridée au gout de Sukie, sa petite amie flic pas commode (Beanie Feldstein), se fait plaquer dans les règles de l’art. Elle s’incruste dans l’escapade vacancière de son amie Marian (Geraldine Viswanathan), une lesbienne trop sage pour son bien, qui cherche à fuir son ennui existentiel, un roman d’Henry James à la main. Ensemble, elles louent une voiture pour se rendre à Tallahassee, dans le Sud profond, puritain et conservateur : Marian veut y observer des oiseaux rares, Jamie veut s’y taper des poulettes dans tous les petits bars LGBT cachés le long du trajet. Sur un malentendu, elles se retrouvent dans la mauvaise voiture, avec une cargaison qui leur vaut d’être pistées par deux truands « bras cassés » qui tenteront de récupérer à tout prix leurs deux colis très spéciaux. Le décor est posé et se rapproche pas mal d’un autre road-movie/poursuite déglingo tourné par les frères Coen en 1987, Arizona Junior, ou aux malentendus aux rebondissements absurdes dans The Big Lebowski (1998). Et pour cause, car Drive-Away Dolls a été co-écrit par Ethan Coen et sa femme Tricia Cooke – premier opus de ce qu’ils imaginent à l’époque comme une « trilogie lesbienne » –, exactement à la période où l’intrigue se situe, en 2002. 


Sorti des archives pendant la crise sanitaire, le scénario n’a pas connu beaucoup de modifications, l’histoire nécessitant évidemment que personne n’arrive vraiment à se « pister », avec un usage très réduit de téléphones portables hors de prix et gros comme des chaussures, plutôt que des smartphones en 5G avec un direct permanent des réseaux sociaux. De toute manière, des blagues potaches en passant par le soft porn jusqu'au gore cartoonesque (meurtre au tire-bouchon, et oui), tout est extrêmement assumé par les deux réalisateurs qui – par la même occasion – dézinguent tout le côté historiquement machiste de la série B. Les films d’exploitation, s’ils ont dépassé pas mal de limites dans tous les registres (les giallo, les films de prisons, la blaxploitation, les films de bikers, les slashers, ou même les stoner movies...), n’ont pas vraiment tourné leurs pas vers la communauté LGBT, faisant des personnages gays ou lesbiens des victimes sans ligne de dialogue qui font du stop, des gardiennes de prison sadiques ou, au mieux, des vampires dévêtues des films de Mario Bava ou Jean Rollin... Si l’on excepte le pussy power intrinsèque des films de Russ Meyer, la sexualité féminine a été rayée des cartes par des réalisateurs concentrés sur les décolletés de leurs actrices. Ici, la focale change de perspective. Tricia Cooke (monteuse de Big Lebowski, O’Brother et The Barber), co-écrit le film avec son mari et le co-réalise, même si évidemment la très rigide « Directors Guild of America » n'a pas voulu qu’elle figure à ce titre au générique. Elle-même s’identifie comme queer, comme elle le dit dans les colonnes de Variety en juin 2023 : « Je suis queer et je me suis toujours identifiée comme telle. Il s’agissait de faire un film queer amusant, ludique et qui ne se prenait pas trop au sérieux. Il n’y a pas beaucoup de films de ce genre sur les lesbiennes. » 

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D’évidence, Drive Away-Dolls réussit ce pari du film de genre (mais lequel ?) en format très resserré pour une fois (82 minutes pas plus), loin des grandes tragédies sophistiquées à oscars comme le Carol de Todd Haynes. L’image travaillée par la chef op’ Ari Wagner (aux manettes de la photographie pour Zola et le sublime Power of the Dog de Jane Campion) rend hommage aux films de série B avec des tons un peu passés, version polaroid très légèrement fané, des lumières de motels crasseux, de néons en panne de diners de routes peu fréquentées, ou même ces lampes faussement chics des hôtels de luxe de seconde zone à la déco ennuyeuse à mourir. La folie n’est pas absente de la mise en scène, avec des raccords hilarants, ou une première scène le long d’un bar, en clin d’œil à l’ouverture du premier film des frères Coen, Blood Simple, en 1984. 


Dans les thématiques et références « coenniennes », on trouve un couple d’hommes de main aussi idiots l’un que l’autre, tout en étant radicalement différents, des doigts de pieds peints en bleu ciel comme ceux, vert pomme, de l’illustre Bunny Lebowski, une balade impromptue dans les États du sud si bien surnommés « the Bible Belt » (la ceinture de la bible), ou une policière pas contente flanquée d’un flingue, mais aussi d’un chihuahua très vocal. Margaret Qualley en Jamie constitue le pivot comique du film – elle parle avec l’accent d'Holly Hunter dans Arizona Junior, jure comme un charretier, et met sa qualité d’expression faciale quasi slapstick à la Jim Carrey au service d’orgasmes aussi variés qu’originaux. 


La sexualité débordante et hilarante de Jamie se résume parfaitement avec cette phrase qu’elle inscrit en bravade au marqueur sur la voiture en partance pour Tallahassee : « Love is a sleigh ride to hell » soit « L'amour est une glissade en traîneau vers l'enfer ». Le duo de contraires qu’elle forme avec Geraldine Viswanathan en Marian fonctionne remarquablement bien, orientant de façon impromptue le film vers la comédie romantique classique, dans un contexte qui l’est vraiment très peu. Les caméos bien barrés ajoutent une pincée de paprika à l’histoire : Pedro Pascal en collectionneur parano et Matt Damon en sénateur républicain maléfique. Mais le plus notable reste Miley Cyrus en Tiffany Plastercaster, une hippie au plan diabolique, inspirée par Cynthia Plaster Caster, un groupie d’un genre particulier puisqu’elle avait moulé plus de cinquante phallus en érection de nombres de légendes du rock, parmi lesquelles Jimi Hendrix. Sa collection dûment répertoriée a été léguée après sa mort au fameux Kinsey Institute, spécialisé dans la recherche sur les sexualités. L’histoire ne dit pas si tous ces « trésors » ont voyagé dans une valise ou non... Au cours de séquences psychédéliques expérimentales n’ayant rien à envier à Kenneth Anger ou Stan Brakhage, Miley Cyrus apparait donc en pythie du moulage sur les notes délirantes et hallucinogènes du « Maggot Brain » de Funkadelic (1971) qu’elle a elle-même suggéré en BO. Pour ce film de genre « à la cool », Tricia Cooke avait d’abord pensé au titre Drive-Away Dykes (Gouines sur la route), avant de rétropédaler vers des « poupées » plus consensuelles. Mais, après une fin qui lorgne du côté du nobody’s perfect de Certains l’aiment chaud, elle se permet en vraie militante d’afficher le mot qui fâche, collé sur un mur, en grand, avec aplomb. Comme il se doit. 



Drive-Away Dolls, en salles le 4 avril.