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La Guerre des Rose : la chute de la maison Rose

Sous le grand étendard du rêve américain, les Rose forment un couple en tout point parfait. Sauf peut-être quand ils écrasent le chat, fracassent la voiture, urinent sur le dîner et en viennent aux mains.
La Guerre des Rose : la chute de la maison Rose

Sous le grand étendard du rêve américain, les Rose forment un couple en tout point parfait. Sauf peut-être quand ils écrasent le chat, fracassent la voiture, urinent sur le dîner et en viennent aux mains.


Article par Camille Mathieu paru dans le « Rockyrama 33 - Joyeux Noël », disponible en promotion sur notre shop !

Nous sommes en décembre 1989. Alors que les préparatifs de Noël battent leur plein, La Guerre des Rose s’apprête à faire rage sur les écrans américains. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le film de Danny DeVito n’a rien d’une promenade de santé arrosée de vin chaud. Ici, pas de sucres d’orge ni de réjouissant épilogue, mais une comédie noire et implacable sur le mariage et sa suite apparemment inévitable, le divorce. Comédie de la surenchère, La Guerre des Rose prend un plaisir pervers à pousser le bouchon trop loin. Ainsi, à la sempiternelle rengaine du « jusqu’où seriez-vous prêt à aller par amour ? », Danny DeVito répond par une question autrement plus amusante : et vous, jusqu’où seriez-vous prêt à aller pour emmerder votre moitié ?


C’est une troisième noce pour le couple Kathleen Turner et Michael Douglas qui convolaient déjà devant la caméra de Robert Zemeckis dans À la poursuite du diamant vert (1984) et sa suite, Le Diamant du Nil (1985). Pour Michael Douglas, le rôle d’Olive Rose est un vrai costume sur mesure, quelque part entre la figure yuppie de Gordon Gekko (Wall Street) et celle de l’amant pris au piège d’une passion toxique et franchement dangereuse (Liaison fatale, Basic Instinct, Harcèlement). Et dangereuse, Kathleen Turner dans le rôle de Barbara Rose l’est assurément.

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Un chant de Noël

La Guerre des Rose nous est d’abord présenté comme le conte moral qu’il n’est pas. Le retentissant échec du divorce des Rose nous parvient sous la forme d’une fable édifiante racontée par un avocat à son client et destinée à lui faire renoncer à son projet de séparation. Il est donc bien naturel que Danny DeVito, dans son rôle d’homme de loi reconverti en narrateur, commence son film par l’excellent conseil qui suivra : « Mes honoraires sont de 450$ l'heure. Quand un homme qui gagne 450$ de l'heure veut vous dire quelque chose gratuitement, vous devriez l'écouter. » À bon entendeur.



Cette histoire de divorce, comme toutes les histoires de divorce, commence par une histoire de mariage. La rencontre est un doux moment de romantisme mouillé de brume, sur une île battue par les vents. Oliver est un étudiant fauché mais prometteur, Barbara est une jeune femme impétueuse et pleine de vie. Les ingrédients de la romcom sont là, la recette du boy meets girl est suivie à la lettre, et rien ne saurait enrayer la grande machine romantique à l’œuvre. 



La scène qui suit, quelques années plus tard, est donc logiquement celle du bonheur conjugal. Par une nuit de Noël, le couple désargenté nous gratifie d’un spectacle domestique digne des Cratchit dans Un chant de Noël de Dickens. Ce que la toute jeune famille ne peut offrir en prospérité, elle compense en affection et en chaleur du foyer. Dans cet appartement exigu aux peintures défraîchies, Oliver étudie son droit avec acharnement, Barbara gave ses rejetons de sucreries, et tout ce beau monde se chamaille bien gentiment autour d’un sapin décoré de bric et de broc. C’est le temps du bonheur, la neige étend son manteau blanc et les carillons de Noël résonnent doucement dans la nuit. 



D’ellipse en ellipse, d’année en année, la félicité domestique se fait la malle et les fissures apparaissent, toujours plus profondes. Oliver est désormais un brillant avocat et un parfait yuppie, tandis que Barbara s’est changée malgré elle en impeccable ménagère. Oliver gagne beaucoup d’argent, Barbara le dépense sans compter pour transformer leur nouvelle maison en la demeure de ses rêves. Les séquences de Noël joueront encore une fois le rôle de baromètre du bonheur matrimonial, balisant le film pour mieux déceler l’érosion progressive et inexorable de la cellule familiale. Car quelle période, mieux que Noël, saurait révéler les désordres et les tensions dans les familles ?

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La chute de la maison Rose

Voilà les Rose parvenus au sommet de l’échelle sociale, prêts à contempler leur réussite et à jouir d’un bonheur sans nuage. Les enfants ont quitté le nid et, dans sa banlieue sage de Washington, la superbe demeure familiale est prête jusque dans ses plus infimes détails : meubles anciens restaurés avec soin, coûteuses figurines chinées et consciencieusement disposées sur le manteau de la cheminée… Une opposition symbolique s’établit clairement entre la statuette de leur rencontre, à la valeur toute sentimentale, et la collection de porcelaine figée, pompeuse et vaine, représentation même d’un idéal upper class auquel les Rose ont autrefois rêvé d’appartenir. Une quête consumériste (thème hautement exploitable en période de Noël) qui laisse croire à Barbara que, bibelot par bibelot, elle prépare et peaufine son bonheur à venir. Mais une fois arrivée au bout de son grand-œuvre, le mirage s’évanouit et la laisse exsangue. « Quand on travaille aussi dur à quelque chose, il faut bien terminer un jour et affronter l’horrible question : que faire maintenant ? », résume DeVito. Pour Oliver Rose, cette prise de conscience marque le début des ennuis.


Femme au foyer accomplie mais jamais épanouie, Barbara met le doigt sur le malaise d’une génération à travers un long monologue sur sa condition d’épouse et de mère, qu’elle considère avec un mélange contradictoire d’écœurement et de culpabilité : « J’ai une merveilleuse maison remplie de beaux objets. Je l’ai décorée moi-même, j’ai fait un travail exceptionnel. Pas que je sois esclave du matérialisme pour autant... Mais je suis fière de ce que j’ai accompli. Bien que je suppose que certains trouveraient ma vie dégoutante. C’est peut-être un mot un peu fort… Mais je ne crois pas que beaucoup de gens respecteraient les choix que j’ai faits… mis à part des femmes. Des femmes comme moi. Mais je me fiche de leur avis parce que je ne supporte pas ces femmes. »


Véritable apocalypse upper class, La Guerre des Rose dynamite sa décennie de l’intérieur et n’épargne ni le rêve américain, ni le couple hétérosexuel traditionnel avec ses attributions de genre prédéterminées et étriquées. Barbara reprend ses esprits et décide qu’il y a plus à faire de son existence que de jouer les maîtresses d’une maison aux allures de musée. Lassée d’une vie qu’elle n’a jamais vraiment choisie, mais surtout, d’un mari qu’elle ne peut plus voir en peinture, Madame Rose demande le divorce. Mais pour cette épouse modèle qui a abandonné ses aspirations personnelles pour se consacrer à celles de son époux, hors de question de renoncer à la maison de ses rêves. Oliver, qui n’a pas abandonné l’idée de ramener son épouse « à la raison », ne l’entend pas de cette oreille et refuse de déguerpir. Voilà notre couple irréconciliable et l’honorable demeure des Rose est sur le point de devenir le théâtre d’une guerre sans merci dont personne ne peut sortir gagnant. « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », inscrivait Dante aux portes de l’Enfer. Un avertissement qui ne détonnerait pas sur le paillasson des Rose.

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Voyage au bout de l'enfer

En matière de misère conjugale, Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols est sans doute l’une des références les plus définitives du septième art, avec sa scène de ménage absolue et qui s’étire une nuit durant. Les exemples sont nombreux et Hollywood a souvent fait son miel de ces monstres de cinéma se mesurant à grands coups de vociférations et de monologues enragés. Ces affrontements mythiques ont nécessairement engendré leurs parodies diverses et variées. Dans ce domaine, La Guerre des Rose délaisse volontairement le verbe et la psychologie pour se tourner vers une forme de violence beaucoup plus « concrète ». 


Car ce qui était jusqu’alors une guerre d’usure émotionnelle vire maintenant au jeu de massacre : ni le chat, ni la voiture de collection, ni l’ego ou les parties génitales de l’adversaire ne seront épargnées (oui, il y a morsure). Barricadés dans leur grande maison, les Rose ne se préoccupent plus de sauver les apparences et se tendent mutuellement des pièges qui n’ont rien à envier à ceux de Kevin McCallister. Précédant en cela Maman j’ai raté l’avion, qui sortira dans les salles l’année suivante, les tourtereaux redoublent d’une inventivité joyeuse quand il s’agit de protéger leur maison. Mais dans ce home invasion en miroir, difficile de déterminer qui envahit qui. Au cœur de cette guerre ouverte et sans merci, les Rose se battent avec les symboles et les marqueurs mêmes de leur mariage ; de la figurine de leur rencontre à la voiture de collection. Rompu à l’exercice de l’ironie dramatique – dans son versant définitivement comique (après tout, Danny DeVito est aux commandes) –, La Guerre des Rose utilise à bon escient toutes les informations disséminées plus tôt dans le scénario. Ainsi, chaque caractérisation de personnage, chaque anecdote, chaque souvenir tend vers un seul et même but : se retourner contre les personnages. Cruellement, si possible. 


Mais en matière de cruauté, la plus impitoyable plaisanterie du film consiste à continuer de nourrir les illusions de son spectateur. Car même devant ce foutoir absolu, DeVito s’assure qu’il nous soit toujours permis d’espérer. Après tout, Oliver Rose lui-même n’a jamais renoncé à reconquérir sa femme – même s’il s’y emploie par des moyens moralement inacceptables. Est-il possible que les scènes de bonheur conjugal n’aient servi qu’à attiser le grand autodafé à venir ? Une fois brûlées toutes leurs idoles, les Rose auront-ils droit à une seconde chance ?

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Les fêtes de Noël, si elles offrent souvent l’occasion d’une critique acerbe du consumérisme et d’une société qui perd de vue les valeurs essentielles, amènent également leur lot d’épiphanies. Dickens, déjà, prônait dans Un chant de Noël des idéaux de solidarité et d’authenticité et offrait une chance de rédemption à son héros misanthrope et obnubilé par le profit. Que reste-t-il du conte moral, de la fable altruiste et dickensienne du début du film qui nous promettait de remettre les Rose sur le droit chemin, celui de l’amour retrouvé et de la tendresse qui triomphe de tout ? Pas grand-chose, il faut le dire, et pour emprunter au Cid, le combat ne cessera que faute de combattants. 


Malgré sa noirceur et, disons-le, son sadisme, le film de Danny DeVito semble toujours conscient qu’il doit se trouver, quelque part au cœur de ce chaos, dans l’œil même du cyclone, quelque chose de fondamental. Il ne s’agit malheureusement pas d’une leçon de morale, mais plutôt d’un accablant constat d’échec : « Il n'y a pas de victoire possible dans cette affaire, dit-il à Oliver. Il n'y a que des degrés de perte. » Mais entre les mains de DeVito, toujours sur le fil entre pur comique et pur cauchemar, l’amertume laisse place à la jubilation. C’est tout le sel de cette guerre des époux que de ne plus savoir s’il faut rire ou pleurer, mais de choisir de rire. Si morale il y a, alors c’est peut-être celle-ci : choisir le rire, contre vents et marées. « Pour le meilleur et pour le pire. »


Article par Camille Mathieu paru dans le « Rockyrama 33 - Joyeux Noël », disponible en promotion sur notre shop !