Cruel Country : David Lynch ou l’Amérique réconciliée
En hommage à la douloureuse disparition de David Lynch, retour son œuvre et son rapport bien particulier à l'Amérique. Une Amérique qui nous fait passer par tous les états ou presque.En hommage à la douloureuse disparition de David Lynch, nous vous proposons ici le premier chapitre de notre livre collectif dédié à l'artiste, son œuvre et son rapport bien particulier à l'Amérique. Une Amérique qui nous fait passer par tous les états ou presque…
« I love my country like a little boy,
Red, white and blue,
I love my country, stupid and cruel,
Red, white and blue. »
- Jeff Tweedy « Cruel Country »
David Lynch est un cinéaste américain. Étonnamment, on peine parfois à l’appréhender comme tel. Il peut nous paraître plus aisé de le considérer avant tout comme un cinéaste étrange ou abscons, parmi d’autres caractéristiques. « Américain », oui, bien sûr, et alors ? Ce serait oublier que son œuvre est largement irriguée par une veine typiquement américaine, profondément américaine, oserait-on dire, une veine qui, telle une rivière secrète traversant de sombres forêts, peut apparaître tantôt mince et anodine, tantôt tortueuse et foisonnante au promeneur solitaire. Ainsi, l’Amérique de David Lynch nous fait passer par tous les états ou presque, toutes les émotions, les plus douces comme les plus violentes, et à la fin, lorsque la source et l’embouchure se rejoignent, telle l’ancestrale figure du serpent se mordant la queue, le promeneur-spectateur peut éprouver une impression de bien-être, de clarté, comme une forme de réconciliation, tant avec le monde qu’avec lui-même.
Par Aubry Salmon
David Lynch avait déjà lui-même traversé quelques-uns des cinquante États américains avant même de voir son nom cité dans un quelconque journal pour l’un ou l’autre de ses premiers travaux. Né en 1946 à Missoula, dans le Montana, le jeune David n’a de cesse, dès ses premières années, d’être ballotté d’un côté à l’autre du pays, en fonction des mutations de son père qui travaille au service des forêts de l’United States Department of Agriculture. Toutefois, la famille Lynch finit par se poser pour un temps à Boise, Idaho, qui, malgré son statut de capitale de l'État, possède encore à l’époque tous les attraits d’une ville rurale à taille humaine. David et ses petits voisins jouissent d’une liberté insoupçonnée de nos jours, le tout dans un cadre idyllique qui fleure bon l’innocence des fifties. Tous les proches du cinéaste s’accordent à dire que les lotissements tranquilles et les pelouses coupées ras de Blue Velvet viennent de Boise. Mais peut-être viennent-ils également d’Alexandria, Virginie, où les Lynch déménagèrent lorsque David était encore au lycée ? Une chose est certaine, plus qu’un lieu, Blue Velvet est une période de la vie, cette période où l’on quitte les rivages chatoyants de l’enfance pour les marécages de la vie adulte, cette période qui nécessite une certaine adaptation, une certaine acclimatation. Ainsi, Jeffrey, de retour chez lui suite à la crise cardiaque qui a frappé son père, se retrouve contraint et forcé de grandir, pour tenter d’occuper la place laissée vacante par son paternel. À l’image de Paul Atréides de Dune (avec lequel il partage son interprète), il est ce dormeur qui doit se réveiller.
Dans l’ouverture du film, Lumberton semble être l’endroit idéal pour vivre en paix, avec toutes les commodités nécessaires au confort et à la sérénité de la famille américaine moyenne. David Lynch a connu cela enfant, c’était le mode de vie de ses voisins, de ses camarades de classe, mais pas tout à fait le sien, ni celui de sa famille. D’abord, les Lynch, de confession presbytérienne, sont très pieux et vivent une vie modeste et proche de la nature. Ensuite, l’éducation reçue par le jeune David est plus axée sur la créativité, la débrouillardise et l’exploration du monde que sur les bonnes vieilles valeurs de l’american way of life. À ce titre, le fait que Lynch s’enorgueillira sa vie entière d’avoir atteint le grade vénérable d’Eagle Scout est révélateur. Il y a fort à parier qu’à l’image de son créateur, Jeffrey a été également un brave scout dans ses jeunes années, peut-être même a-t-il atteint également le grade d’Eagle Scout ? En tout cas, sa façon de braver le danger, de vouloir aider son prochain, ainsi que sa saine curiosité à l’endroit des choses de la vie le laisse penser. Jeffrey est un bon citoyen, un jeune Américain bien dans ses baskets. Mais sa rencontre avec l’envers de la réalité américaine va le troubler au point qu’il ne sera plus jamais le même. C’est que derrière les palissades immaculées, derrière la tranquillité du patelin, derrière le sourire béat affiché en toutes circonstances par ses habitants, se niche quelque chose que Lynch se garde bien de nommer ; quelque chose qui a à voir avec le Mal absolu, mais que plus pudiquement, nous nommerons la douleur du monde.
It’s a strange world, isn’t it ?
Il y a, dans la torpeur qui semble envahir peu à peu Blue Velvet, le menant subrepticement vers les contrées du rêve, quelque chose d’éminemment lynchien que l’on serait tenté de rapporter à l’enfance, alors que nos sensations trompeuses, notre compréhension vaguement intuitive du monde et notre inconscience du temps qui passe font de nous des êtres plastiques et perméables. Lorsque David Lynch évoque son enfance, dans L’espace du rêve ou ailleurs, plusieurs détails reviennent. D’abord, les souvenirs de chasse avec son père et plus globalement le rapport aux animaux, à leur chair en putréfaction, à leur mort. Ensuite, la découverte de l’immensité de la ville et la forte et désagréable impression que celle-ci produit sur le jeune David, notamment lorsqu’il rend visite à ses grands-parents maternels à New York. Enfin, un souvenir précis, un événement à l’échelle de l’enfance : un jour, avec son jeune frère, alors qu’ils s’amusent dans les rues de Boise, les deux gamins tombent nez à nez avec une jeune femme nue visiblement en détresse et tentent de l’aider. Ce souvenir marquant, presque anodin rapporté ainsi en quelques mots neutres et imprécis, donnera bien sûr lieu à l’une des scènes les plus marquantes de Blue Velvet, lorsque Dorothy apparaît nue et meurtrie aux yeux de Jeffrey et de la jeune Sandy qui découvre la nature trouble du garçon dont elle est tombée amoureuse.
In fine, un semblant de normalité revient habiter le film dans sa conclusion. L’oreille putréfiée, à l’origine des ennuis de Jeffrey, laisse la place à sa propre oreille, délicieusement chatouillée par le chant des rouges-gorges chers à Sandy. Le père du jeune homme est guéri, la famille est réunie, les pompiers désœuvrés ont tout le loisir de dire bonjour en passant. Bien sûr, l’oiseau sur le rebord de la fenêtre tient en son bec un insecte qui vient gripper quelque peu la machine du rêve américain tournant à nouveau à plein régime, mais Jeffrey et Sandy semblent n’en avoir cure. C’est qu’ils ont retenu la leçon : le monde est un endroit trouble, ou le mal et le bien cohabitent. Pis encore, en tuant Frank, Jeffrey a admis qu’il y avait un peu de cet ignoble personnage en lui-même, que le mal était niché en chacun. Désormais, ils peuvent aller en paix, se nourrir d’amour et du chant des rouges-gorges.
One boy, four presidents
Autre événement marquant de l’enfance de David Lynch, rapporté dans une interview pour Scouting Magazine : nous sommes le 20 janvier 1961, le jour des quinze ans du futur cinéaste. Il assiste en tant qu’Eagle Scout à l’investiture du nouveau président élu, John Fitzgerald Kennedy. Il caille aux abords de la Maison Blanche, la neige est compacte et l’on compte plus d’agents des services secrets censés assurer la sécurité des invités prestigieux que d’invités prestigieux. Soudain, deux limousines arrivent coup sur coup, s’arrêtant net devant le jeune David, à tel point qu’il a tout le loisir d’observer leurs occupants. Dans la première, le président Eisenhower, symbole de l’Amérique florissante des années cinquante qui viennent tout juste de laisser la place aux tumultueuses sixties, s’entretient avec son jeune successeur. Dans la seconde, le vice-président de Kennedy, et futur président lui-même, Lyndon Johnson, dont l’histoire retiendra la gestion controversée de la guerre du Viêt Nam, accompagné de son prédécesseur, le vice-président Richard Nixon, par ailleurs adversaire vaincu de JFK et futur président ô combien contesté… En une poignée de secondes, le jeune David Lynch vient de voir défiler devant ses yeux vingt ans d’histoire passée et future, quatre présidents successifs, dont deux l’ignorent encore. Au micro de Scouting Magazine, plus d’un demi-siècle après les faits, il réagit laconiquement : « Ce fut une sacrée expérience. Une sacrée expérience, vraiment. »
On imagine aisément l’effet bœuf qu’a dû produire sur le jeune garçon la vision de ce morceau d’histoire en train de se faire. Et encore plus quelques années plus tard, lorsque les deux vice-présidents d’alors sont eux-mêmes parvenus au poste suprême et que Lynch, devenu adulte, prend conscience de l’exceptionnel instant qui lui a été donné de vivre. Certains ont trouvé leur vocation pour moins que ça et l’on serait bien tenté, par un tour de passe-passe ad hoc, d’emprunter cet événement pour en faire le moment charnière de l’adolescence d’un agent du FBI bien connu et descendant direct du Jeffrey de Blue Velvet (avec lequel, comme les choses sont décidément bien faites, il partage également son interprète), l’agent spécial Dale Cooper, héros de la série Twin Peaks.
Comme Blue Velvet, qu’elle suit directement dans le corpus lynchien (malgré le changement de médium), la série Twin Peaks semble tout droit sortie des années cinquante, comme si, à l’instar de Lumberton, les lieux avaient été protégés des affres du temps qui passe, comme si l’Amérique profonde, dans laquelle Lynch a grandi avant d’affronter la ville, avait sa propre temporalité, sa propre horloge interne. À bien des égards, la ville de Twin Peaks a des allures de carte postale (sa scierie, son grand hôtel, sa cascade, ses pins de Douglas, etc.) et il ne faudra pas longtemps au spectateur pour découvrir l’horreur et la moisissure derrière le vernis de la splendeur apparente. En effet, la mort violente demeurée hors-champ de Laura Palmer, figure archétypale de la beauty queen qui tourne mal, et la révélation des lourds secrets qui étaient les siens, font craqueler ce vernis et mettent au jour la putréfaction à l’œuvre dans la petite cité de caractère qu’on croyait digne de figurer dans les guides de voyage pour son charme et son authenticité. Et comme dans Blue Velvet, cette putréfaction, ce mal absolu a un nom, ou plutôt un prénom : Bob, et plus encore que Frank, ce méchant d’opérette qui nous glaçait le sang par l’outrance de son comportement, Bob semble incarner un mal chimiquement pur, si ce n’est un pur esprit du mal. Il faudra cependant attendre Twin Peaks : The Return pour lui donner une généalogie ayant directement à voir avec l’inconscient de l’Amérique, la bombe atomique et un bûcheron ressemblant furieusement à Abraham Lincoln…
She’s gone away
Cela dit, le monde ouvert de Twin Peaks ne pouvait que décevoir l’Amérique. Car oui, Twin Peaks fut un temps un phénomène américain, au sens où il toucha les Américains en plein cœur, c’est-à-dire au cœur de leur écran cathodique. Twin Peaks fut un succès d’audience, un phénomène de société et trusta même les couvertures des magazines les plus prestigieux, engendrant par ailleurs son lot de produits dérivés. C’est la seule fois dans la carrière de David Lynch, cet artiste pour le moins excentrique et impénétrable, que cela se produisit et qu’il fut, le temps d’une étincelle, en phase avec son pays et les spectateurs qui le peuplent. Tout fonctionna un temps comme si l’Amérique savait faire preuve d’autodérision, comme si le plus grand nombre pouvait souscrire à la satire sophistiquée et néanmoins authentique d’un genre ultra-codifié (le soap opera) et à la critique, plus léchée encore, de leurs prétendues valeurs américaines. Bien sûr, l’idylle tourna court lorsqu’il s’avéra que seul le mystère de l’identité du meurtrier de la belle Laura tenait en haleine bon nombre de spectateurs. Lynch et Frost étaient pris à leur propre piège, et en bons arroseurs arrosés, ils délaissèrent leur créature, pensant qu’il suffisait de s’en détourner pour que celle-ci cesse d’exister.
Reste que l’authenticité de Twin Peaks, justement, et la chaleur qui s’en dégageait (jusqu’à la brûlure) avaient marqué de manière indélébile plus d’un spectateur qui, faute d’ABC et de réseau national de télévision, n’aurait peut-être jamais posé les yeux sur un film de David Lynch, surtout s’il lui avait fallu pour cela payer sa place et pousser les lourdes portes d’un antique cinéma d’art et d’essai de New York ou d’une autre grande ville américaine. Le mal était fait, en quelque sorte, et bien des gens ne se remirent jamais de l’arrêt brutal de la série, alors même qu’en bon père de famille sadique et génial, Lynch était revenu aux commandes le temps de livrer une conclusion entêtante à souhait, s’arrêtant net après avoir ouvert une infinité de possibles. La brouille était définitive, l’Amérique semblait renier son fils prodigue qu’elle venait à peine d’adouber dans le temple du mainstream et le torchon brûlait entre les spectateurs et Lynch, entre Lynch et les grands décideurs dans leur haut bureau vitré, et enfin entre les grands décideurs et ces fichus spectateurs qui ne savent décidément pas ce qu’ils veulent.
Lynch – fraîchement palmé d’or pour Wild at Heart, sorte de négatif archi-brûlé de Twin Peaks porté par un Nic Cage américain jusqu’au bout du cuir et une Laura Dern aussi incandescente qu’elle était jadis fleur bleue dans les bras de Jeffrey –, pensa trouver le réconfort dans les bras des Français qui, malgré une diffusion chaotique de la série sur l’éphémère chaîne La Cinq, consentirent allègrement à financer un premier retour à Twin Peaks. Retour avorté, en tout état de cause, puisque après avoir longuement hésité le cinéaste y opérait non pas une plongée dans la trouble psyché de ce cher Dale Cooper, mais un périlleux retour en arrière sur les traces mêmes de Laura Palmer et de son misérable meurtre. Les spectateurs frustrés réclamaient des réponses, voulaient enfin connaître le fin mot de l’histoire, Lynch leur promettait donc de leur livrer littéralement le récit des derniers jours de Laura Palmer et de sa mort atroce.
The passion of Laura palmer
Le spectateur lambda n’était pas le seul à être ressorti frustré de l’aventure Twin Peaks. Lynch lui-même, qui s’était juré après le fiasco de Dune de ne plus jamais tourner sans avoir les mains libres, ressentait un grand désarroi, une grande impression de gâchis, après quatre années à s’investir par intermittence dans le projet. Ainsi, en retrouvant l’univers de la série au cinéma, cette fois-ci, et sans le compagnonnage de Mark Frost, rendu amer par l’annulation de la série, Lynch pensait pouvoir reprendre la main sur sa propre création. Un détail ne trompe pas : le premier plan du film est un gros plan sur une télévision ne diffusant que cette satanée neige grésillante synonyme de fin des programmes pour les spectateurs d’un certain âge. Le poste est ensuite fracassé comme pour mieux appuyer la note d’intention, si celle-ci n’était pas assez claire. Toutefois, Twin Peaks : Fire Walk with Me ne marqua pas vraiment la grande réconciliation attendue. Dès l’annonce du projet, les choses allèrent à l’envers, à commencer par le refus de Kyle MacLachlan de rempiler dans le rôle de Coop, ce qui poussa dans un premier temps la production à annuler purement et simplement le film, avant que Lynch ne convainque son acteur de revenir pour quelques scènes seulement. D’autres comédiens se montrèrent réticents à l’idée de revenir à Twin Peaks, Lara Flynn Boyle, petite amie de MacLachlan à la ville, fut même remplacée par une autre actrice dans le rôle de Donna, tandis que certains, plus conciliants ne furent pas récompensés en retour, puisqu’ils furent coupés au montage.
Qu’à cela ne tienne, car s’il y a réconciliation à l’écran, il s’agit bien de celle entre le cinéaste et son actrice. En effet, Lynch n’a eu de cesse lors des années Twin Peaks de mentionner son amour pour Laura Palmer et son admiration pour Sheryl Lee, actrice d’abord embauchée pour interpréter une morte (dans un sac et sur une photo) avant de devenir une icône, dès la diffusion des premiers épisodes de la série. Lynch n’attendit pas le succès de la série pour donner à l’actrice le rôle de Maddy, la cousine siamoise de Laura, comme pour se faire pardonner. Mais c’est vraiment avec Fire Walk with Me qu’il peut enfin lui offrir sur un plateau le rôle de sa vie : Laura Palmer, en chair et en os, plus que jamais vivante bien que sur le point de mourir. Les derniers jours de Laura Palmer ont bien des allures de passion au sens christique du terme. En cela, elle rejoint le calvaire de Dorothy Vallens dans Blue Velvet, qui si elle échappait au funeste destin de sa blonde descendante n’en souffrait pas moins le martyre avant de retrouver son fils. Dans les deux cas, la froide nudité et les ecchymoses figurent les stigmates et Kyle MacLachlan tente tant bien que mal de soulager leurs âmes. Dans Fire Walk with Me, Cooper est absent ou presque et ne peut rien aux souffrances de Laura. Celle-ci est bien vivante, elle crie, danse, sniffe, embrasse, baise, rigole (d’un rire qui nous remplit d’effroi), et semble accepter son sort inéluctable (elle est déjà morte !). Seul Lynch ne l’accepte pas et opère autour de sa muse un film avant tout musical, en forme de marche funèbre orchestrée par la lourde et hypnotique partition d’Angelo Badalamenti. Plus le film avance, plus la souffrance et l’horreur du secret obscène qui se dévoile sous nos yeux plongent le spectateur dans un marasme épileptique et indélébile. Jamais David Lynch n’a peint de peinture plus sombre. Pourtant, à la fin, alors que le corps flottant de Laura Palmer s’apprête à rejoindre les premiers instants de la série Twin Peaks, le cinéaste ose filmer une nouvelle réconciliation, dans l’intimité de la loge noire, sous le regard tendre de Cooper qui, encore une fois, a échoué dans sa mission ; la douce Laura pleure et sourit en adoration devant l’ange du canevas cher à son cœur de sa chambre d’enfant. Une fois encore, la mort lui va si bien.
Living in America
David Lynch ne dit habituellement pas grand-chose au sujet de ses films. Il a toutefois dit un jour qu’à l’inverse de ses peintures, ses films étaient strictement américains, au sens où ils ne pouvaient pas se dérouler ailleurs qu’en Amérique. Bien sûr, on imagine que cela exclut Elephant Man et Dune, deux de ses premiers films qu’il n’a pas lui-même initiés. Quant à Eraserhead, son tout premier film ô combien personnel, voire autobiographique, la question mérite d’être posée. L’histoire ne se déroule pas vraiment dans une ville américaine spécifique, et son ambiance quasi dystopique n’arrange en rien cette impression.
Pourtant, il y a bien une ville américaine qui, plus qu’aucune autre, a influencé le film et son environnement menaçant. Une ville où Lynch, apprenti-cinéaste et étudiant en arts, vécut ses premières années d’adulte, se maria et devint père. Cette ville, c’est Philadelphie, première capitale des États-Unis et berceau de la démocratie américaine, puisque la Déclaration d’indépendance y fut signée le 4 juillet 1776 par les cinquante-six délégués du Second Congrès continental.
Mais lorsque Lynch y posa ses valises, au mitan des années soixante, l’effervescence de l’indépendance n’était qu’un vague et lointain souvenir. La ville, cité industrielle désormais déclinante, avait bien changé et, à l’instar de Chicago ou New York, était en proie à la violence et l’insalubrité. Or Lynch, on l’a dit, éprouvait depuis l’enfance comme une phobie à l’égard de la ville, du bruit et de l’humeur anxiogène qui pouvait en émaner. Pour ne rien arranger, il emménagea d’abord dans un minuscule appartement jouxtant la morgue de la ville, ce qui lui donnait tout le loisir d’observer de sa fenêtre les allées et venues des sacs mortuaires. Et lorsqu’il déménagea enfin pour s’installer avec sa première épouse qui allait bientôt tomber enceinte, un homme fut abattu d’une balle dans la tête juste devant chez eux, poussant les Lynch à fuir… à la campagne.
De tout cela, et de quelques autres anecdotes, sortit Eraserhead que Lynch fabriqua à bout de bras durant la première moitié des années soixante-dix dans un état de claustration intérieur tel qu’il se coupa du monde par peur de ne pas survivre à sa transformation accélérée en un monde qui est aujourd’hui – veinards que nous sommes – le nôtre. Ainsi échappa-t-il à la débandade américaine au Viêt Nam, au Watergate, à la mort du rêve hippie, à la dépravation généralisée ainsi qu’à la dénaturation grotesque du sacro-saint rock’n’roll – entre autres joyeusetés. Ainsi, Eraserhead, film opaque et dérangeant, semblant avoir été auto-engendré hors de son temps et de toute influence, n’en demeure pas moins une vision en négatif de l’Amérique de l’époque.
This magic moment
Bien qu’Eraserhead soit le film que David Lynch a consacré à ses années passées à Philly, c’est bien à Los Angeles qu’il fut tourné. Si aujourd’hui Lynch est inévitablement associé à la cité des anges, à son architecture, ses paysages, sa mythologie, il faudra pourtant attendre vingt-cinq ans pour qu’il y situe l’un de ses films ; le temps peut-être d’apprivoiser la mégalopole, d’apprendre à la connaître, d’apprendre à l’aimer. Dans une rare confession sur les origines de Lost Highway, il admit avoir été obsédé par l’affaire O.J. Simpson durant l’écriture du scénario. Bien sûr, cela n’a rien d’étonnant, puisque cette affaire défraya la chronique tant par la célébrité de l’accusé que par les tensions et les clivages qu’elle remit au jour au sein de la société américaine. Une affaire qui cloua à leur télévision des millions d’Américains, comme jamais une série ne le fit, avant ou après. On peut rétrospectivement se remémorer les années quatre-vingt-dix comme une parenthèse d’insouciance, de naïveté même, nichée entre la chute du communisme et l’effroi du 11 septembre. Mais le fait est qu’elles furent émaillées de surgissements de violence, de faits divers sordides – sur le sol américain en premier lieu – qui apportèrent quelques nuances au tableau. De surcroît, on avancera – prudemment, car là aussi les impressions peuvent être trompeuses – que le cinéma américain ne fut jamais aussi joyeusement violent – au sens où il montra la violence de manière décomplexée – que durant cette période. Bien sûr, l’émergence du cinéma indépendant, la prépondérance de la génération vidéoclub et l’impact culturel de MTV – héritage dans tous les cas des fracassantes années quatre-vingt – peuvent en partie expliquer ce changement de paradigme, mais nul doute que cela traduisait quelque chose de plus profond au sujet du mal-être américain. Ainsi, de Wild at Heart à Fight Club en passant par True Romance ou Pulp Fiction, sans oublier Fargo, Scream ou Les Affranchis, une violence parfois extrême, mais toujours décalée, habita les écrans de cinéma. Reste que la violence du monde réel montrée, celle-ci, sur les écrans de télévision, paraissait (à tort, bien sûr) ne souffrir d’aucune mise en scène. D’où peut-être la fascination qu’exerça l’affaire O.J. Simpson.
À bien y regarder, Lost Highway constitue le chaînon manquant entre ces deux phénomènes. Comme les films cités, il contient son lot de violence paroxystique mise en scène avec un goût prononcé pour les effets issus de la grammaire cinématographique contemporaine (ralentis, effets stroboscopiques, accompagnement musical musclé visant une efficacité maximale, etc.). Tandis qu’en parallèle, il utilise l’imaginaire des faits divers du moment (harcèlement, intrusion dans l’espace privé, féminicide, etc.) dans le contexte familier d’un Los Angeles imbu de sa propre décadence. Le portrait de l’Amérique des années quatre-vingt-dix est ici si corrosif et dérangeant, qu’on peut légitimement se demander si un tel film ne tient pas tout simplement de la déclaration de guerre à son époque. Le fait que Lynch a tourné dans la foulée Une histoire vraie, un film parfaitement inopiné célébrant, avec un dépouillement et une absence d’ironie rare chez lui, la simplicité retrouvée de l’Amérique profonde, semble apporter une réponse à notre interrogation. Bien sûr, Une histoire vraie peut être vu comme une bluette assez inoffensive pour avoir attiré l’attention de Disney, qui distribua le film sur le sol américain (tout un symbole quand on s’y arrête cinq minutes), mais on peut le voir également comme une réponse à la radicalité de Lost Highway ; comme si le cinéaste lui-même avait ressenti le besoin de lever le pied dans son exploration vertigineuse de l’inconscient américain. Et le fait que le film soit une histoire de réconciliation entre deux frères fâchés au seuil de la mort ne gâte en rien l’affaire. Une histoire vraie constitue une respiration dans le maelstrom de l’œuvre lynchienne, surtout si l’on songe que Mulholland Drive, film qui prolonge largement Lost Highway, est à venir. D’une certaine manière, c’est le film de Lynch qui a pu le réconcilier avec certains spectateurs d’habitude insensibles à son univers. Une histoire vraie certainement, mais surtout une histoire américaine racontée le plus simplement du monde.
It is happening again
Au cours des années 2000, David Lynch cessa un temps d’être cinéaste pour se contenter de promouvoir la méditation transcendantale, son œuvre de plasticien ou sa propre marque de café, bref, il était devenu un personnage, comme les Américains savent le faire, à la fois ridicule et magnifique, à l’image d’Elvis à Vegas ou d’Orson Welles dans les années quatre-vingt. À cette époque, personne ne pouvait imaginer qu’un jour Twin Peaks reviendrait . Seuls quelques fans irréductibles dans quelque recoin d’Internet prenaient encore au sérieux la prophétie finalement autoréalisatrice prononcée jadis par Laura Palmer dans la loge noire, sans que la plupart des spectateurs de l’époque n’y prêtent attention. Mulholland Drive avait quelque chose de définitif, et fut reçu quasi instantanément comme tel, et Inland Empire, frustrant et foutraque, avait de faux airs d’impasse créative, sans toutefois ternir l’aura de son auteur. Certes, personne n’était brouillé cette fois-ci, mais quelque chose de l’ampleur de Twin Peaks : The Return était tout bonnement impensable. Ce quelque chose aurait pu n’être qu’une toute petite chose, à la manière de ces remakes et revivals chers à notre époque. Mais c’était sans compter sur l’opiniâtreté de Lynch, décidé une bonne fois pour toutes à remettre Twin Peaks au centre de la carte.
Une fois n’est pas coutume, un court retour sur la gestation laborieuse et largement commentée du retour de David Lynch derrière la caméra, dix ans après avoir délaissé les plateaux, revêt un intérêt véritable. Rappel des faits : à l’époque de Twin Peaks première mouture, Lynch partit tourner Wild at Heart après avoir conçu les plans de la première saison en compagnie de Frost et de quelques autres. Lorsqu’il revint en ville pour mettre la main à la pâte de la seconde saison, déjà bien entamée, l’univers de Twin Peaks avait évolué en son absence. Les acteurs tenaient leur rôle et goûtaient au succès et les équipes créatives avaient pris leurs aises en l’absence des deux pères fondateurs. De fait, Lynch, qui réalisa tout de même plusieurs épisodes cruciaux de la seconde saison, eut le sentiment, on l’a dit, d’avoir été en partie dépossédé de sa création.
Aussi, lorsque le retour de Twin Peaks, pour neuf épisodes – tous censés être dirigés par Lynch –, fut annoncé en 2014, soit vingt-cinq ans après le lancement de la première saison, en collaboration avec la chaîne câblée Showtime, l’annonce fit l’effet d’une déflagration, surtout que Lynch et Frost étaient aux manettes. Seulement, très rapidement, il sembla qu’une partie de poker se jouait en coulisses et quelques mois plus tard les choses demeuraient au point mort, Lynch finissant même par annoncer son retrait du projet pour cause de restrictions budgétaires, tout en laissant entendre que le retour de Twin Peaks aurait tout de même lieu, mais sans lui. La trahison était proche, tant un retour de la série sans Lynch n’avait aucun sens d’un point de vue créatif ou commercial. Rapidement, il fut annoncé que le cinéaste, qui s’apprêtait à fêter ses soixante-dix ans, avait obtenu gain de cause et s’apprêtait à diriger non plus neuf, mais dix-huit épisodes ! L’heure était donc à la revanche et la mise en chantier définitive du retour de Twin Peaks sonnait déjà comme un triomphe pour Lynch, lequel s’apprêtait à mettre toutes ses forces dans l’entreprise.
Great american novel
Bien sûr, c’est une chose difficile à réussir aujourd’hui (alors que chaque nouvelle année nous apporte son lot de catastrophes rebattant les cartes de l’équilibre mondial – inutile de les citer), mais essayons un instant de nous remémorer l’ambiance étrange qui était celle des années 2016-2017. Les Anglais venaient de décider sans sommation de quitter le navire européen, les Américains avaient élu à la Maison Blanche un homme au visage rouge vif et à la tignasse indigne de confiance, quant à nous autres, nous nous apprêtions à sortir un peu groggy de quarante années d’alternance ronronnante, sans trop savoir s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle. Ajoutez à cela une crise écologique, une autre migratoire, la mort sans cesse repoussée du capitalisme et l’impression de plus en plus partagée de par le monde que la fin des temps est proche – voire qu’on est en plein dedans – et vous obtenez une idée certes grossière, mais plutôt juste de l’époque qui vit arriver Twin Peaks : The Return. Un retour réalisé, qui plus est, par un homme persuadé que le monde court à sa perte et que seule la méditation généralisée peut sauver les meubles. Avant de s’atteler à son grand œuvre, Lynch, on l’a dit, essaya bien de vendre la méditation transcendantale à travers le monde, mais face à l’échec de sa tentative, il décida d’employer la manière forte.
Dans Twin Peaks : The Return, l’Amérique, qui n’est plus symbolisée par la petite bourgade coincée entre une cascade et des forêts de pins, semble au bord de l’implosion. Filmer l’Amérique semble être également devenu chose impossible tant nos consciences – que l’on vive ici ou là-bas – débordent d’un siècle d’images d’Épinal du nouveau monde, devenu notre monde à tous. Ainsi, on passe d’un lieu à un autre, d’une ville à une autre, sans prêter attention ni aux noms, ni aux gens. Il demeure évidemment une infime flamme émanant de Twin Peaks, la ville, mais elle est plutôt due à l’irruption soudaine de certains personnages, comme échappés du passé, qu’à la quelconque survivance d’un esprit que déjà, à l’époque, il était difficile de nommer (le concept bien connu d’Americana pourrait faire l’affaire, mais il sonne trop réconfortant à notre goût). Enfin, montons sur nos grands chevaux et parlons carrément de l’âme de l’Amérique qui aurait donc disparu au passage ; mais encore faut-il qu’elle ait été encore vivante, il y a vingt-cinq ans. L’âme de l’Amérique, donc, s’est éteinte à un moment donné, et Twin Peaks : The Return tente tant bien que mal de montrer des êtres en errance, tels des canards sans tête, des villes vidées de leur substance, des images défraîchies au point de bientôt s’effacer et un passé mystérieux toujours à réinvestir, à réécrire – c’est ce que l’on nomme mythologie.
Encore une fois, la seule bouée à laquelle peuvent se raccrocher les spectateurs est celle constituée par les personnages. La bonhomie – renvoyant aux grandes figures du muet – de Dougie Jones, ou la fragilité entraperçue d’Audrey Horne, que l’on croyait morte depuis tout ce temps ; plus quelques autres anciens et quelques nouveaux venus. Cette galerie de visages vieillis, ridés, aux traits nerveux ou aux cheveux blanchis montre quelque chose de la fatigue de l’Amérique ; fatigue d’elle-même, fatigue d’exister. Il y a pourtant bien de la vie sur cette planète. Des retrouvailles tardives, une mélodie jouée au piano ou un regard enfantin sur la vie (toujours Dougie Jones) suffisent à émouvoir sans crier gare. Et puis il y a Cooper et les femmes de sa vie, nouvelles venues ou amours perdus, avec lesquelles il s’évertue à se rabibocher avec plus ou moins de réussite : l’exubérante Janey E, femme délaissée, puis enfin satisfaite ; Diane, la femme fantôme des deux premières saisons qui prend in extremis les traits de Laura Dern, ce qui ne suffira malheureusement pas à faire renaître la passion entre elle et Coop/MacLachlan ; et enfin Laura Palmer, toujours elle, à jamais liée à Twin Peaks, dont elle est le visage éternel jusque sur le matériel promotionnel accompagnant ce retour inespéré. Une fois encore Cooper tente de la ramener à la vie et y parviendra, à moins que non, c’est tout le mystère de la conclusion. Laura Palmer est-elle condamnée à errer entre notre monde et celui de la fiction Twin Peaks ? Bien malin qui peut le dire, comme souvent chez Lynch. Seulement pour qui sait entendre les fréquences de l’entre-deux-mondes, Lynch nous murmure peut-être un semblant de solution en forme de mantra : réconciliez-vous, aimez-vous les uns les autres (pas très original, je vous l’accorde), osez vous amuser, osez pardonner aux autres ainsi qu’à vous-même. Si Laura Palmer a payé et paiera encore pour nos péchés, cathodiques ou non, Twin Peaks aura au moins servi à cela : faire de l’Amérique, et donc du monde, un endroit meilleur et un peu plus agréable à vivre, un endroit un peu moins triste et un peu moins douloureux. C’est bien peu de chose, mais c’est déjà beaucoup.
Par Aubry Salmon.