Delphine Seyrig : déesse d’avant-garde
Un fil rouge se déroule, liant paradoxalement des mythes que rien ne rapproche, de Marilyn Monroe à Marguerite Duras, passant par Ella Maillart ou encore Simone de Beauvoir. Ce fil, c’est la vie de l’actrice et réalisatrice Delphine Seyrig, qui fût dUn fil rouge se déroule, liant paradoxalement des mythes que rien ne rapproche, de Marilyn Monroe à Marguerite Duras, passant par Jim Morrison, Ella Maillart, Jasper Johns, Luis Buñuel, Simone de Beauvoir, Jack Kerouac, André Breton ou Jane Fonda. Ce fil, c’est la vie de l’actrice et réalisatrice Delphine Seyrig, qui fût de tous les combats féministes. Uniques, sa voix et son mystère ont envoûté plusieurs générations, sur scène ou dans des films singuliers, de l’avant-garde aux succès populaires.
Par Delphine Valloire, un article à retrouver dans le tome 2 Les pieds dans la mayonnaise !
Ses initiales révèlent beaucoup plus que son nom. D.S. Déesse. Dans un noir et blanc somptueux, le film qui la révèle au public – après des années de vaches maigres, à passer des dizaines d’auditions par semaine –, va, en écho à ces lettres, lui donner une aura divine, celle de la femme absolue, glacée. Dans L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais en 1961, un film déconstruit comme une énigme impossible à résoudre par son scénariste Alain Robbe-Grillet, elle fascine, irréelle, habillée de robes du soir Chanel, repoussant sans cesse les avances d’un amoureux transi dans les couloirs labyrinthiques ou les jardins grandioses et vides d’un palace allemand. Répétant à l’envi « je ne comprends rien à ce que vous dites... Vous savez bien que c’est impossible... Laissez-moi, je vous en supplie... », elle feint (ou non) d’ignorer leur histoire passée… Et devient une obsession. Une statue, une icône. La Femme qui dit « non ». Resnais qui l’avait repérée sur une scène de théâtre à New York avait voulu la transformer en une Louise Brooks moderne. Avec un casque de cheveux noirs, du maquillage de star, échappant à toutes les cases. Le film remporte le Lion d’Or à Venise, Delphine Seyrig a 29 ans et sa carrière commence sous des auspices étranges, celui d’un culte qu’on commence à lui vouer, et d’une image dont elle peinera à se défaire. Cette carrière, elle la partagera d’une manière presque parfaitement équitable entre le théâtre et le cinéma – elle jouera dans 34 films et 33 pièces – un voyage qu’elle effectue au gré de ses rencontres, tenant ferme la barre vers ses idéaux.
Le cabotage de mythes grecs en mythes pop
Son chemin commence sous des auspices singuliers. Son père, l’archéologue Henri Seyrig, rencontre sa mère en 1923, alors qu’il étudie à l’École d’Athènes. Dans le port débarquent un jour deux très jeunes étudiantes en lettres classiques, navigatrices, seules à bord d’un voilier de sept mètres, La Perlette, habillées comme des hommes. Elles explorent la Méditerranée et les îles grecques, reproduisant les trajets des marins de l’Antiquité. Henri tombe follement amoureux de l’initiatrice de ce projet, Hermine de Saussure, surnommée Miette ou Minerve, un surnom de déesse guerrière, celle de la sagesse, qui n’est déjà pas donné là par hasard puisque son amie d’enfance, l’aventurière et écrivaine Ella Maillart, écrit d’elle en 1951 : « En lisant Homère, je voyais Pallas Athéna sous des traits semblables à ceux de Miette. » Miette, spécialiste de Jean-Jacques Rousseau, vivra sa vie encore quelques années avant de lui dire « oui » et de le suivre à Beyrouth où il est devenu directeur du service des Antiquités. C’est là que Delphine naît en avril 1932.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la famille déménage à New York pour trois ans, Henri Seyrig y devient l’émissaire spécial du Général de Gaulle et côtoie alors de nombreux artistes et écrivains français parmi lesquels André Breton, Fernand Léger, Marcel Duchamp ou Alexander Calder. Dans ce vivier intellectuel, Delphine Seyrig apprend de ses parents les idéaux sans compromis, l’amour de l’art et de l’aventure. Dès l’enfance, elle développe sa propre passion pour le théâtre et déclame les textes classiques à qui veut l’entendre. À 17 ans, elle supplie son père de lui faire quitter l’école avant le bac pour étudier le théâtre. Dans une lettre, il montre encore une fois son appréciation des destinées hors normes et lui écrit : « Ce que tu me demandes aujourd’hui, c’est comme de parier sur un cheval qui n’a pas couru, et dont le passé est un peu douteux. Mais j’ai toujours eu en toi une certaine foi, et puisque tu me le demandes, je suis prêt à parier sur toi. » 1950, grande année. Elle commence à étudier avec ses professeurs Tania Balachova et Roger Blin – qui va bientôt créer à Paris, envers et contre tout, la pièce de Beckett En attendant Godot – et se forge des amitiés à vie avec ses camarades de promo Philippe Noiret, Laurent Terzieff et Michael Lonsdale. Avide d’indépendance, elle se marie avec un jeune peintre américain, Jack Youngerman, dont elle a un fils en 1956, Duncan. Ils partent à New York avec leur nouveau-né pour habiter dans le sud de Manhattan avec une communauté d’artistes dont font partie Robert Rauschenberg, Jasper Johns ou Robert Indiana. Delphine Seyrig suit alors les cours de l'Actors Studio avec Lee Strasberg, au même moment que Marilyn Monroe, et joue à Broadway des pièces de Giraudoux ou Ibsen. Sa première apparition sur écran – évidemment – se fait dans un « objet filmique non identifié », Pull My Daisy un court-métrage écrit et improvisé en voix off par le pape de la Beat Generation, Jack Kerouac, et filmé par le photographe Robert Frank. Elle y joue une peintre, mère d’un petit garçon, aux côtés des poètes Allen Ginsberg, Gregory Corso et de la peintre Alice Neel. Malgré les difficultés, son père l’encourage dans cette voie et écrit à son mari : « L’essentiel est de faire ce pour quoi l’on est né. » Un an plus tard, le succès de L'Année dernière à Marienbad lui donne raison, suivi en 1963 par un nouveau rôle dans un film d’Alain Resnais, Muriel ou le Temps d'un retour, pour lequel elle décroche la Coupe Volpi de la meilleure actrice à la Mostra de Venise. Un rôle de « femme normale » flouée qui la vieillit, cheveux grisonnants et vie triste, à cent lieues de la « femme fatale » de Marienbad.
Femme fatale et superwoman
Peut-être à cause de son timbre étrange, de son physique si élégant, Delphine Seyrig va osciller toute sa carrière (sur grand écran) entre des extrêmes, une femme ultra-glamour du fantastique à la grande bourgeoise séductrice, jusqu’à la femme invisible au quotidien tragique, sans vraiment d’entre-deux.
À partir du milieu des années soixante, elle joue des femmes élégantes et frivoles, toujours énigmatiques, tout d’abord dans des films très théâtraux : Accident écrit par Harold Pinter et réalisé par Joseph Losey en 1966, face à Dirk Bogarde, puis dans La Musica de Marguerite Duras en 1968, avec Robert Hossein, qui dépeint la dernière nuit dans une chambre d’hôtel d’un couple en plein divorce. En 1968 toujours, elle accepte de jouer une superwoman, Marie-Madeleine, ex-fiancée du Capitaine Formidable – en justaucorps bleu nuit dans une satire politique délirante, Mister Freedom, réalisée par son ami William Klein. Cette même année, elle tient l’un de ses rôles les plus fameux, celui d’une « apparition » comme le dit dans le film Antoine Doinel/Jean Pierre Léaud dans Baisers volés de François Truffaut : Fabienne Tabard, la femme sophistiquée et volage de son patron (joué par Michael Lonsdale). Antoine Doinel découvre Fabienne comme un marin découvre une sirène : depuis les placards des stocks, il entend une mélopée envoutante et enfin la trouve dans la vitrine de la boutique de nuit, en robe noire et étole de fourrure blanche, avec un casque de cheveux blonds ondulés. Elle répond au téléphone en anglais et là, pour Truffaut, c’est tout le glamour insolent de liberté du Old Hollywood qu’il adore (de Jean Harlow à Carole Lombard ou Miriam Hopkins) à qui il rend hommage.
Telle Circé, Delphine Seyrig, magicienne ensorcelante à l’écran, transforme souvent les hommes en cochons. Inoubliable en Fée des Lilas dans le Peau d'âne de Jacques Demy en 1970, elle empêche la princesse, sa filleule (Catherine Deneuve), d’épouser son père pour elle-même convoler avec lui à la fin du conte. Jim Morrison, juste avant sa mort, rend visite sur le tournage à ses amis Agnès Varda et Jacques Demy pour le grand plaisir du fils de Delphine, Duncan, qui, à 14 ans, est fan des Doors. Quelques jours plus tard, elle enchaîne avec un autre conte, celui-là aussi fantastique que subversif, Les Lèvres rouges (1970) du Belge Harry Kumel, dans lequel elle joue le rôle d’une vampire lesbienne, la comtesse Bathory, qui repère des couples dans des palaces déserts près de la Mer du Nord pour mieux les briser. L’esthétique impeccable du film (par le chef op Eduard van der Enden) met en valeur la beauté vénéneuse de Seyrig, habillée de noir luisant, de rouge profond, de blanc virginal ou de vif argent. Les dialogues ciselés et cyniques « Laissez les morts enterrer les morts » ou encore « L’amour est plus fort que la mort. Et même que la vie. » rendent hommage aux premiers opus de la littérature de vampire (Carmilla de Sheridan Le Fanu ou Dracula). Quand la Comtesse Bathory périt empalée dans le crash de son bolide rouge, sa protégée devenue vampire poursuit son œuvre et l’on se rend compte qu’elle possède dorénavant sa voix, celle si caractéristique de Seyrig, devenue la voix immortelle du vampire. Toujours dans le registre lesbien subversif et vampirisant, Delphine Seyrig joue à Londres sur scène, en 1976, le rôle principal des Larmes amères de Petra Von Kant, pièce écrite par Rainer Werner Fassbinder.
La guerrière en campagne
Après avoir été de toutes les manifestations du MLF aux côtés de Simone de Beauvoir, dont elle devient l’amie, elle signe le manifeste des 343 en 1971. En 1972, Delphine Seyrig témoigne lors du Procès de Bobigny pour la défense d’une jeune fille accusée d’avortement, défendue par l’avocate Gisèle Halimi. Quelques semaines plus tard, elle pousse une gueulante historique en direct à la télévision française en tant qu’invitée spéciale et rétorque à un futur ministre qui s’interroge sur la « sexualité vagabonde des jeunes filles » : « Vous avez parlé de sexualité vagabonde. Je trouve ça absolument méprisant, je trouve ça odieux. La sexualité des femmes n'est pas plus vagabonde que la sexualité des hommes ! On a parlé de donner la liberté : “est-il raisonnable de donner la liberté”. Vous êtes tous des hommes là, il y a des millions de femmes en France et on est en train de discuter pour savoir si on doit leur donner la liberté [...] C’est bien ça, nous sommes en train de discuter de si nous sommes suffisamment raisonnables pour qu’on nous donne notre liberté ? Notre liberté, nous la prenons tous les jours au risque de notre vie – les femmes se font avorter au risque de leur vie – il me semble que c’est savoir ce qu’on veut à ce moment-là. Il s'agit qu'une femme est libre de son corps. » Elle organise même dans son appartement des avortements en présence de spécialistes notamment Pierre Jouannet, et l’américain Harvey Karman.
Delphine Seyrig ne s’est jamais laissée faire, ni par la presse, ni par ce que le public attendait d’elle. Dans une interview très gênante, réalisée pour l’émission Dim Dam Dom en 1970, elle résistait déjà aux questions crasses de Claude Lanzmann, particulièrement mufle, par des rires exaspérés ou des sourires, élégante toujours mais féroce. Dans le film Repérages en 1977, réalisé par Michel Soutter, on trouve déjà des échos de la vague #metoo d’aujourd’hui quand on la voit dans le rôle d’une actrice répliquant à son metteur en scène joué par Jean-Louis Trintignant : « C’est précisément pour cela que tu nous as choisies, à cause de la baise, en dépit de la baise. [...] Tu n’as jamais aimé les femmes Victor et vraiment tu ne supportes pas qu’elles pensent ou qu’elles aient quelque chose en commun et qui t'échappe, alors tu nous joues les unes contre les autres. » Dès 1975, elle veut elle aussi laisser traces de ce combat et réalise Sois belle et tais-toi, un documentaire sur le sexisme au cinéma sur lequel elle va travailler plusieurs années. Elle y interroge sur support vidéo une vingtaine d’actrices parmi lesquelles Jane Fonda, Maria Schneider, Barbara Steele, Viva, Ellen Burstyn et Jill Clayburgh, en leur posant quelques questions simples : « Auriez-vous choisi ce métier si vous aviez été un homme ? Quels sont les rôles dévolus aux femmes ? Quelles images ces rôles renvoient-ils des femmes ? Quels rôles des actrices de cinquante ans peuvent-elles espérer jouer ? Avez-vous des amies actrices ? Avez-vous un jour été attirée par la réalisation ? Avez-vous déjà joué des scènes chaleureuses avec d'autres femmes, et des scènes agressives ? » La violence des réponses des actrices reste aujourd’hui édifiante. Seyrig ne manquait jamais d’humour, même dans ces combats-là. Après avoir appelé un chaton noir, né en mai 68, du nom de « Révolution », elle a assisté avec bonheur à une scène : sa mère, Miette, sillonnant la campagne suisse à la recherche de la chatte en criant « Révolution ! Révolution ! » Le flambeau de la voix passait cette fois en sens inverse et de manière imprévue de la fille à la mère.
De la voix qui porte
De Delphine Seyrig, ce qui revient d'abord en mémoire, c'est sa voix, au sens figuré comme au sens propre. Une voix, tellement chic, avec un timbre particulier, légèrement éraillé, avec une pointe d’accent suisse, qui a fasciné les cinéastes, les artistes et son public transi à chacune de ses paroles. Là encore, aucun artifice, cette voix était la sienne, comme le dit son ami de longue date, l’acteur Michael Lonsdale, dans le documentaire Delphine Seyrig, Portrait d’une comète en 2000 : « Ah la voix de Delphine, le violoncelle comme on disait. Elle était naturellement comme ça, ce n’est pas du tout une voix fabriquée, mais elle passait d’un registre très haut à tout d’un coup une voix qui descendait, qui donnait des frissons. » Marguerite Duras elle aussi a joué de cette voix dans trois de ses films comme d’un instrument unique : « Ce qui m’enchante complètement chez Delphine Seyrig, c’est la musicalité de sa voix. »
Dans le très culte India Song, réalisé en 1975, le mystère s’ajoute au mystère. Presque pas de noms pour les personnages. Pas de dialogues. Les voix off sont enregistrées en studio. Dans les salons de l’ambassade de France à Calcutta, la femme de l’ambassadeur (Seyrig), insoutenablement amoureuse, suscite la passion – non réciproque – du Vice Consul de Landore (Lonsdale) qui lui fait une déclaration bouleversante avant qu’elle ne se suicide. Face à la caméra de la documentariste Jacqueline Veuve, Lonsdale parle de ce film, à part, qui est resté l’un de ses favoris : « Dans India Song, ce personnage mystérieux d’avant-guerre convenait bien à Delphine, car c’est vraiment un être de mystère. On ne sait pas qui elle est, c’est un personnage de rêve. Ça a été l’une des plus belles aventures de mon métier. Là, ça a été un roman d’amour, on ne savait plus si on tournait, si on ne tournait plus. C’était un tel plaisir, une telle cohésion, on riait comme des fous... » Quelques années plus tard à la publication de l’autobiographie de l’acteur en 2016 Le Dictionnaire de ma vie, tout le monde a pris conscience de la catharsis extraordinaire – personnelle et familiale mais aussi sentimentale – qui avait eu lieu dans cette scène de valse en lisant ces lignes : « La personne que j'ai aimée n'était pas libre... Elle était en couple avec Sami Frey. Je n'ai jamais tenté quoi que ce soit par respect. J'en ai beaucoup souffert et je n'ai jamais pu aimer quelqu'un d'autre... C'était elle ou rien. Voilà pourquoi je suis toujours célibataire à 85 ans. » L’amour fou.
Couple mythique à la scène et à la ville, Delphine Seyrig et Sami Frey n’ont jamais voulu parler de leur histoire pendant les vingt ans où ils sont restés ensemble, même s’ils ont joué dans des pièces, le légendaire La Bête dans la jungle adaptée de Henry James par Marguerite Duras, ou dans des films comme l’étrange et expérimental Journal d'un suicidé de Stanislav Stanojevic. Avant sa mort en 1990, Delphine Seyrig avait le projet de réaliser un film adapté des lettres de Calamity Jane à sa fille, une femme libre qui s’était affranchie des hommes et du regard des autres, comme elle. À des questions sur le secret de la beauté des femmes, elle répondait par deux mots qui semblent être des clefs pour la comprendre : « l’esprit » et « le choix ». C’est un cancer qui l’emporte à 58 ans et dans le cimetière du Montparnasse, elle fait presque face à Charles Baudelaire. La nuit, qui sait, peut-être chuchote-t-il ces vers à l’actrice, faisant écho aux sentiments de tous ceux qui l’ont adorée dans son art : « De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène, Qu'importe, si tu rends, – fée aux yeux de velours, rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! – L'univers moins hideux et les instants moins lourds ? »