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Marshall Brickman, le scénariste mystérieux de Manhattan

Discussion passionnante avec l’homme qui murmurait à l’oreille des légendes !
Marshall Brickman, le scénariste mystérieux de Manhattan

Marshall Brickman, c’est la discrétion assurée. Pourtant l’auteur de comédies musicales (pour Broadway), scénariste et occasionnellement réalisateur (sur The Manhattan Project, une petite madeleine des années quatre-vingt avec John Lithgow) a travaillé avec des légendes dont l’impact résonne encore dans la culture américaine de ces cinquante dernières années. Il a écrit pour le présentateur de « Late Night » Johnny Carson, il a donné une voix à certains Muppets de Jim Henson, partagé un générique avec Clint Eastwood (Jersey Boys), mais c’est évidemment sa collaboration avec Woody Allen sur deux de ses plus grands classiques qui nous  a amené à nous entretenir avec lui aujourd’hui. Discussion passionnante avec l’homme qui murmurait à l’oreille des légendes !


Un entretien réalisé par Stéphane Moïssakis.

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Stéphane Moïssakis : Vous avez débuté à la télévision américaine, et notamment pour la très célèbre émission de Johnny Carson, The Tonight Show. Que retenez-vous de cette expérience ?


Marshall Brickman : Ma première expérience en tant que scénariste et réalisateur pour la télévision, c’était sur Candid Camera [qui inspirera l’émission française La Caméra Cachée, ndlr], l’une des premières émissions de télé-réalité qui humiliait ceux qui avaient le malheur d’y participer. Un ami proche travaillait comme scénariste pour l’émission de Johnny Carson, The Tonight Show, et il allait quitter son poste. Je lui ai demandé s’il pouvait me montrer les monologues quotidiens qu’il écrivait pour Johnny. Je voulais me faire engager en écrivant le même type de blagues qu’il avait l’habitude de recevoir, et ça a marché. Un mois après mon arrivée, Walter Kempley, le scénariste en chef de l’émission, a eu un différend avec le producteur et a posé sa démission. À l’époque, je n’avais pas de bureau, j’avais juste une machine à écrire et je devais me poser dans un coin pour écrire mes blagues. Le producteur m’appelle dans son bureau et me nomme scénariste en chef sur The Tonight Show. Je n’en revenais pas. Il m’a alors donné un dossier rempli de centaines de copies carbone de sketchs et de blagues, ainsi qu’une boîte de cigares. Parce que tu ne peux pas être scénariste en chef pour Johnny Carson sans avoir une boîte de cigares (Rires). C’était une très bonne expérience. Le fait de devoir écrire des blagues tous les jours, cela m’a permis de libérer mon inspiration. Je suis resté sur cette émission pendant trois années, puis je suis parti aider mon ami Dick Cavett sur ABC. En tout cas, Johnny Carson était un patron formidable, peut-être un peu distant, mais très honnête et respectable. J’ai beaucoup appris avec lui.


S : Quelles étaient les blagues qui vous ont permis d’être embauché chez Johnny Carson ?


M : Bonne question ! The Tonight Show était une émission quotidienne, diffusée tous les soirs du lundi au vendredi. Il fallait être capable de rebondir sur l’actualité. Je ne me souviens plus exactement des blagues que j’avais écrites pour avoir le poste, mais j’étais familier avec l’émission. Je connaissais son style. J’ai probablement rédigé quinze ou vingt blagues en lien avec l’actualité politique du moment. Et sûrement d’autres blagues plus légères, et quelques blagues de secours en cas de bide.


S : Quelques années plus tard, vous avez également collaboré à l’écriture du pilote du Muppet Show…


M : J’ai connu Jim Henson par le biais d’un ami commun. Jim avait signé un contrat avec ABC pour produire le pilote d’une nouvelle émission. Je connaissais son travail, je le trouvais génial et quand il m’a proposé de collaborer à ce pilote, j’ai sauté sur l’occasion. J’étais tellement enthousiaste que je n’ai pas vraiment négocié mon contrat pour ce boulot. J’ai du être payé quelque chose comme 750 dollars pour l’écriture du pilote et je n’avais aucun droit sur l’émission. Quand c’est devenu un véritable phénomène international, je n’ai pas reçu de royalties, mais je m’en fichais bien. C’était juste génial de travailler avec Jim Henson et d’écrire tous ces personnages incroyables.


S : Vous en avez créé certains ?


M : Bien sûr ! Le Chef suédois notamment. Jim ne savait pas trop quoi faire avec la voix du personnage, il ne parlait pas le suédois, et j’ai enregistré un baragouinage sur une cassette audio, des phrases rigolotes en faux suédois. J’ai aussi travaillé sur Statler et Waldorf, les deux petits vieux qui critiquent tout le spectacle du haut de leur balcon. La mort de Jim Henson a été une grande perte. Je me sens privilégié d’avoir fait partie de cette aventure et d’avoir pu côtoyer un artiste aussi créatif. On me demande souvent quelle est ma philosophie de vie et de travail, et la seule réponse que je donne, c’est que je ne m’engage qu’auprès des personnes avec lesquelles j’aimerais partager un repas. C’est un critère essentiel. ABC n’a pas voulu continuer après le pilote, ce n’était pas leur genre de programme. Jim a donc proposé le Muppet Show à la télévision britannique et l’une des chaînes a validé le pilote. C’est alors que la production s’est déplacée en Angleterre, et je n’ai pas suivi.


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S : Comment avez-vous rencontré Woody Allen ?


M : C’était dans les années soixante. J’avais un groupe de musique folk, et nous nous produisions dans une petite salle de Greenwich Village, à New York, qui s’appelle « The Bitter End ». La première partie de notre spectacle était assurée par un jeune comédien du nom de Woody Allen. C’est comme ça que nous sommes devenus amis et que nous avons commencé à écrire ensemble. Au départ, je travaillais sur ses spectacles de stand-up dans les night-clubs, puis nous avons commencé à penser à des scénarios pour le cinéma.


S : Qui de vous deux a eu l’idée de Woody et les robots, votre premier film en commun ?


M : Je crois que c’est Woody. Nous voulions faire un film muet, et c’est une idée que nous avons mûrie pendant longtemps avant de l’abandonner, car nous avions conscience que notre force résidait justement dans les dialogues. Nous sommes tous les deux héritiers d’une tradition de la réplique, notamment à travers notre parcours dans l’écriture du stand-up et de la télévision. Donc l’idée de faire un film muet était complètement stupide. Mais avant de l’abandonner, nous avions poussé la réflexion jusqu’au bout, et nous avions trouvé un prétexte au fait que les personnages ne parlent pas : nous avions imaginé un futur dans lequel la parole n’est plus un droit, mais un privilège. Et le monde serait devenu une société autocratique extrêmement rigide dans laquelle seuls les privilégiés ont le droit de parler. C’était un point de départ assez drôle et cocasse. Je ne saurais vous dire qui a énoncé cette idée en premier. Woody a l’habitude de dire que deux personnes qui écrivent ensemble sont responsables de chaque idée : l’une propose une idée sur laquelle l’autre rebondit, et ainsi de suite. Donc elles sont toutes les deux à l’origine de l’idée finale. Woody et les robots était un projet ambitieux, nous voulions faire un film en deux parties, avec un entracte. Mais à l’époque, très peu de films pouvaient justifier un entracte. C’était réservé à des titres comme Exodus. La première partie se déroulait de nos jours, puis le personnage principal aurait eu un accident et serait congelé pour être réveillé dans le futur. Finalement, nous avons supprimé la première partie pour ne garder que celle qui se déroule dans le futur. De toute manière, situer son film dans le futur permet d’être satirique avec le présent. Vous pouvez prendre des situations actuelles, comme la répression gouvernementale, et les pousser à l’extrême pour les tourner en ridicule.


S : L’humour de Woody et les robots est très absurde et visuel, très différent de celui que vous allez employer dans vos collaborations à venir.


M : Vous avez raison, nos films suivants sont plus naturalistes, plus adultes dans leurs thématiques. À l’époque, Woody était en train de se construire en tant qu’artiste. Il débutait dans le cinéma. En tant que citadins, nous sommes progressivement allés vers ce qui nous concernait à l’époque – l’amour, la fidélité, les regrets –, et nos films ont progressivement trouvé leur public sur une base plus solide. Pour moi, Woody et les robots, c’était comme faire du stand-up en images. Nous faisions des blagues potaches, mais le verbe ne comptait pas vraiment.


S : Tout au long de sa carrière, Woody Allen a été confondu avec ses personnages à l’écran. Qu’est-ce que cela implique au moment de l’écriture ?


M : La façon dont Woody se comporte au quotidien ou sur grand écran rassemble un certain nombre de caractéristiques. C’était le point de départ pour écrire nos personnages principaux. Nous imaginions quelqu’un qui lui ressemble, qui parle comme lui, qui vient du même quartier de New York et qui partage les mêmes valeurs que lui. Tout semble résonner parfaitement entre ce qu’il est et sa représentation à l’écran. On ne pouvait pas lui écrire un rôle de pilote d’avion de chasse ou de Président des États-Unis, ce serait absurde. Nous étions donc aidés par ces limitations dans l’écriture de nos films. Annie Hall est une histoire fictive, mais proche de la perception que le public a de la vie réelle. Ce n’est pas un film autobiographique, mais il semble néanmoins reposer sur la vie de Woody Allen, même si ce n’est pas le cas.

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S : Parvenez-vous à mettre un peu de vous-même dans un scénario comme celui d’Annie Hall ?


M : Woody et moi-même partageons un univers commun par accident. Nous sommes deux juifs qui ont grandi à Brooklyn, dans le même milieu social et nous avons sensiblement le même âge. Nous avons des références et des goûts en commun, donc il y a un peu de moi dans ces films, oui. Mais nous écrivions pour Woody, et c’est l’un des aspects sur lesquels je devais me concentrer.


S : Annie Hall a ceci d’intéressant que le personnage en titre reste très moderne, encore aujourd’hui. C’est une représentation de la jeune femme citadine qui a fait école dans le cinéma hollywoodien.


M : De la même manière, il y a beaucoup de Diane Keaton dans ce personnage. C’est un film sur elle et sur son personnage. C’est pour ça que le titre du film fait autant sens. Vous saviez d’ailleurs que le titre original d’Annie Hall était « Anhédonie » ? C’est un mot qui décrit l’incapacité à ressentir du plaisir. Quand on a proposé ce titre au studio, ils ont voulu se suicider (Rires). Et c’est vrai, qui va voir un film qui s’appelle « Anhédonie » ? Ça sonne déjà comme une critique négative ! C’est Woody qui a eu la brillante idée de nommer le film en référence au principal personnage féminin. De cette façon, le public est interpellé et peut se projeter dans le personnage de Diane Keaton.


S : Comment est-ce qu’on construit un film comme Annie Hall sur le papier ?


M : Il n’y a pas de réelle structure dans Annie Hall. Nous voulions faire un film qui allait parfois dans le cartoon, à partir d’une référence spécifique, puis qui pouvait rebondir sur un mot ou une phrase qui mène le personnage vers une introspection ou le souvenir d’une femme qu’il a connu. Le premier jet du scénario était indescriptible. Une idée menait à une autre, une scène menait à un personnage qui s’adresse à la caméra, etc. Vous vous souvenez du moment où le personnage d’Alvy Singer déclare face-caméra : « Ma copine m’a quitté pour une personne aux valeurs complètement opposées aux miennes. Comment est-ce possible ? » C’est une modification tardive, mais qui s’est avérée très utile en matière de construction dramatique. En une phrase, nous avons pu poser l’enjeu principal du film, et il suffisait de la placer au début du film pour qu’il prenne sens. De cette manière, le triangle amoureux entre Alvy, sa copine et la personne pour laquelle elle l’a quitté est présenté aux spectateurs et indique une structure de comédie romantique qui s’intègre à l’histoire que nous avions déjà écrite. Parfois, la réécriture du scénario est beaucoup plus importante que le premier jet.


S : Vous brisez souvent le quatrième mur dans Annie Hall, ce qui n’était pas courant à l’époque. Est-ce que vous aviez peur de larguer le public ?


M : Non, on s’en fichait complètement, c’est aussi simple que ça (Rires). Il ne faut pas trop réfléchir à ce genre de choses, de toute façon il y a différents publics. Woody ne s’est jamais soucié de ça en tout cas. Il a toujours fait ce qu’il avait envie de faire et il espérait trouver un public. Il y a forcément un risque à travailler de cette façon, mais les choses ont plutôt bien marché pour lui.


S : Annie Hall a été un grand succès à l’époque. Pourquoi selon vous ?


M : Si je connaissais la recette, je la mettrais en bouteille pour la vendre au coin de la rue. Annie Hall a été un succès critique et médiatique oui, mais il n’a pas rapporté tant d’argent que ça. Ça n’a pas été un succès commercial, mais le film a eu un très gros impact. J’entends par là qu’il n’a pas eu la carrière d’un film Marvel, pourtant je pense qu’il a modifié la façon de faire les films d’une certaine manière, notamment pour les dialogues. C’est un film tellement excentrique dans la façon dont il a été construit. Il y a eu plusieurs versions du scénario, certaines parties ont été filmées à plusieurs instances. Personne ne pouvait prévoir la tournure que le film allait prendre quand nous avons commencé l’écriture. Alors comment expliquer son succès ? Disons qu’il a attiré l’attention des critiques. C’est un film à part, il ne peut pas y en avoir d’autres comme lui. C’est une exception, alors il a tapé dans l’œil des critiques un peu sophistiqués, ceux qui aiment les « cinéastes » comme vous dites en France.


S : Annie Hall est une comédie romantique très ancrée dans son époque. On pourrait même dire que c’est une comédie romantique névrosée non ?


M : En effet. La structure même du film est un peu névrosée, si j’ose dire. C’est comme si elle ne parvenait pas à décider qui elle veut être. Quand vous êtes allongé sur le fauteuil du psy et qu’il vous demande de décrire ce qui vous passe par la tête, vous vous lancez dans une suite de pensées, de sentiments et d’associations qui ne font pas toujours sens quand on les met bout à bout. C’est un peu la même chose avec la structure du film. Nous ne l’avons pas fait consciemment, c’est ce qui a fini par émerger du procédé d’écriture que nous avions mis en place. Mais le film reflète d’une certaine manière le quotidien d’un citadin névrosé dans le New York de cette époque, oui.


S : Il faut être un peu névrosé pour écrire une comédie de Woody Allen ?


M : Je n’adhère pas à la thèse selon laquelle il faut être névrosé pour faire de l’art. Je ne crois pas que la création ne vienne que de nos inhibitions et de nos névroses. Au contraire, je crois qu’il faut avoir un certain contrôle sur ce qu’on fait, ce qui fait généralement défaut à une personne névrosée. La névrose existe, mais elle n’est pas connectée à la création artistique selon moi.


S : Une rumeur prétend que le scénario original d’Annie Hall contenait une intrigue policière qui a été coupée, et qui aurait servi de base à Meurtre mystérieux à Manhattan, que vous avez écrit avec Woody Allen, bien des années plus tard. C’est vrai ?


M : J’ai entendu parler de cette rumeur, mais je ne sais pas d’où elle vient. En tout cas, je peux vous dire que je n’étais pas au courant. Il n’a jamais été question de mettre une histoire de meurtre dans Annie Hall, ni dans la première version du scénario, ni dans ses réécritures. Peut-être que Woody en avait eu l’idée, mais si c’est le cas, il ne m’en a jamais parlé.


S : Vous avez reçu l’Oscar du meilleur scénario original pour ce film. Vous vous y attendiez, ou c’était une surprise ?


M : Une surprise, mais aussi un soulagement. La réception critique du film était telle que nous avions vraiment une chance de gagner, mais c’était quand même une surprise parce que Annie Hall reste un film typiquement new-yorkais. Quand je suis monté sur scène, j’ai remercié l’Académie d’avoir récompensé un « film étranger » (Rires).


S : Woody Allen n’était pas présent ce soir-là.


M : Nous avions un petit groupe de jazz à l’époque, et le lundi soir était réservé à ce groupe, car à l’époque, nous jouions dans un petit restaurant au coin de la rue. Woody ne voulait pas faire le voyage pour la Californie, il a préféré rester jouer avec le groupe de jazz (Rires). Il a toujours dit qu’il ne croyait pas à ce genre de récompenses.


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S : Cet Oscar, et le succès du film, ont-ils modifié votre façon de travailler au moment d’aborder l’écriture de Manhattan ?


M : Pas du tout, nous sommes restés les mêmes. Nous sommes tous les deux assez suspicieux envers l’aspect commercial du cinéma. C’est d’ailleurs l’une des choses que je respecte le plus chez Woody, sa capacité à rester un artiste sans être influencé par la foule, sans jamais chercher à plaire aux critiques pour rester le plus proche possible de sa vision artistique et de ce qu’il veut accomplir avec chacun de ses films. Donc l’Oscar et le succès n’ont rien changé. Mais c’est un label. Cela a ouvert des portes à chacun de nous. Grâce à cette récompense de l’Académie, j’ai pu réaliser mon premier long métrage en tant que réalisateur. Mais notre relation est restée la même. Nous avons gardé notre belle amitié à travers les années. Nous avons continué à nous retrouver les jours ensoleillés pour faire une balade dans un parc, pour parler de nos projets, des affaires, des femmes ou encore de n’importe quel sujet qui nous passait par la tête. Tout ceci a perduré avec le temps.


S : Quelle a été l’impulsion pour écrire Manhattan ?


M : Après Annie Hall, l’idée était de capitaliser sur l’élan pris par Woody auprès du grand public pour proposer un nouveau film avec la même saveur, en moins excentrique, une histoire d’amour plus conventionnelle, toujours dans l’air du temps, mais qui irait explorer plus en profondeur les relations. Nous voulions faire un film plus mature. Annie Hall était encore proche de Woody et les robots dans sa construction assez immature, cette manière de passer d’une idée à une autre. Manhattan est plus conventionnel, mais c’était notre intention. Je crois qu’on a été nommé pour l’Oscar du meilleur scénario original là encore, mais cette fois, nous n’avons rien gagné.


S : L’un des points intéressants du film, c’est qu’il propose une romance moderne et citadine, un triangle amoureux, qu’il inscrit dans une version magnifiée de New York. Il y a plusieurs marqueurs culturels intemporels dans Manhattan : les monuments de la ville, le superbe noir et blanc, la musique de Gershwin. Pour nous autres étrangers, Manhattan propose une véritable définition cinématographique de New York.


M : C’est une vision très spécifique de New York, d’après un certain point de vue. Le film ne décrit pas le New York de Harlem, ni celui des quartiers les plus défavorisés. Il n’évoque jamais la violence inhérente à cette ville. Woody Allen a une certaine expérience de la ville, et cette disparité sociale n’en fait pas partie. Beaucoup de gens ont critiqué Manhattan comme une version idéalisée de New York qui a occulté d’autres aspects moins glamour de la ville. Et c’est vrai. Mais c’est le choix de l’artiste. C’est la façon dont il a voulu aborder son sujet.


S : Le triangle amoureux du film semble refléter la vie personnelle de Woody Allen et la relation qu’il a eue avec la jeune Babi Christina Engelhardt, qui avait 16 ans à l’époque. Elle se présente aujourd’hui comme sa muse et affirme qu’elle a servi d’influence au personnage de Mariel Hemingway. Étiez-vous au courant de cette situation lorsque vous écriviez le scénario ?


M : Ce qu’il se passe à l’écran n’est pas forcément lié à ce qu’il se passe dans la vie de tous les jours. C’est un artifice. Est-ce que j’étais au courant de cette situation ? J’avais quelques bribes d’informations, mais je ne suis pas une petite souris pour autant. Beaucoup de gens cherchent à faire des connexions entre ce qui se passe dans ses films et ce qu’ils savent de son intimité. Mais comme Annie Hall, Manhattan n’est pas un film autobiographique. À la manière de Federico Fellini, Woody apporte quelques éléments de sa vie personnelle dans ses films. Mais c’est inévitable : après tout, il est son propre point de référence.


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S : J’ai cru comprendre que Woody Allen n’aime pas ce film.


M : J’ai également lu qu’il avait déclaré que ce n’était pas son film préféré, mais je ne peux pas me prononcer à sa place. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi il a dit ça. Peut-être qu’il passait une mauvaise journée quand il a fait cette déclaration ? Ou peut-être qu’il trouve ce film trop conventionnel finalement.


S : Vous avez également travaillé avec Clint Eastwood sur Jersey Boys. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette collaboration ?


M : À l’origine, Jersey Boys est une comédie musicale de Broadway dont j’ai écrit le livret musical. Mais j’ai également adapté cette histoire en scénario que mon agent a fait passer à Clint Eastwood. Eastwood l’a ensuite appelé pour lui dire qu’il voulait réaliser le film. Comment dire non à Clint Eastwood ? C’est une star très puissante à Hollywood, et son influence est énorme. Je crois que la Warner fait absolument tout pour le contenter et lui permettre de tourner les films qu’il veut faire. À partir du moment où le contrat a été signé, nous n’avons plus eu de relations avec lui.


S : Êtes-vous satisfait par cette adaptation ?


M : Dans ce cas précis, nous sommes tellement loin du matériau original qu’il est très compliqué pour moi de juger le film en restant impartial. J’ai passé un bon moment devant le film. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais il fonctionne. C’est un film que Clint Eastwood a tourné rapidement et efficacement, c’est sa méthode d’ailleurs. J’ai trouvé que c’était une version correcte de la pièce, mais ce n’est pas ce que j’aurais fait. Ceci dit, j’ai gardé mon opinion pour moi-même. Qui peut vraiment argumenter avec Clint Eastwood ?


S : Pour finir, que pensez-vous avoir apporté à Woody Allen ? 


M : Vous savez, si je n’existais pas, je pense que la carrière de Woody Allen et son humour seraient essentiellement les mêmes aujourd’hui. Il possède une véritable force créative et regorge d’idées et de talent. C’était très facile pour moi d’apporter une contribution aux histoires qu’il avait en tête ou à la manière dont il fallait les raconter. Mais je pense qu’il a eu beaucoup plus d’influence sur moi que j’en ai eue sur lui. D’ailleurs, quand Annie Hall et Manhattan sont sortis, les critiques et le public avaient tendance à penser que ces films étaient l’émanation d’une seule et même intelligence. C’était plus simple pour eux de voir les choses de cette façon, car ils avaient du mal à comprendre qu’il puisse y avoir une autre personne derrière ces histoires. Du coup, cela devenait un travail trop spécifique pour eux : ils se demandaient ce que j’avais pu apporter au film, quelle ligne de dialogue venait de moi ou de Woody, ce genre de choses. Mais je comprends ça, car je pense que la relation qu’un réalisateur entretient avec ceux qui travaillent sur son film, qu’il s’agisse du costumier, du décorateur, des acteurs ou encore du scénariste, passe automatiquement par le filtre de sa sensibilité. C’est le réalisateur qui prend des décisions, et la plupart du temps, celles-ci correspondent au ton, au message et à la vision qu’il a en tête pour le projet. C’est clairement le cas de Woody Allen et dans ce cas précis, je dois m’accommoder au mieux pour lui permettre d’obtenir ce dont il a besoin. Voilà ce que j’ai apporté à Woody Allen.


Un entretien réalisé par Stéphane Moïssakis.