Il était une fois… Anora
Palme d’or du dernier Festival de Cannes, Anora est un film touche-à-tout, conte de fées sexy et comédie d’action, mais aussi portrait touchant et décapant d’une jeune femme en quête d’ascension sociale...Palme d’or du dernier Festival de Cannes, Anora est un film touche-à-tout, conte de fées sexy et comédie d’action, mais aussi portrait touchant et décapant d’une jeune femme en quête d’ascension sociale dans une société américaine plus fracturée que jamais. Pour son septième film, Sean Baker s'aventure avec un sens de l'observation du néo-capitalisme et un humour burlesque dans un tout autre registre où règne l'imprévisible, pour le plus grand bonheur du spectateur.
Un article rédigé par Esther Brejon, à retrouver dans notre Rockyrama n°44 !
Strip-club – métro – dodo. Trois mots pour résumer le quotidien répétitif et éreintant d’Anora, strip-teaseuse de New York qui ne manque pourtant pas d’entrain. Lorsque Ivan, jeune client russe, se pointe dans son club pour une lap dance, c’est Anora qui est chargée de s’occuper de lui, étant la seule danseuse à maîtriser quelques bribes de russe. Fils d’un oligarque, le gamin dépense comme il respire, flashe sur elle et lui propose de la payer pour qu’elle devienne son escort – même si le mot ne sera jamais prononcé. Tous deux mènent la grande vie entre New York et Las Vegas, une existence faite d’allers-retours en jet, de casinos et de suites luxueuses. Quand les parents d’Ivan, restés en Russie, apprennent que les deux tourtereaux se sont passés la bague au doigt, ils envoient fissa leurs hommes de main pour faire annuler les noces. Mais rien ne se déroule comme prévu : le jeune mari décampe, tandis qu’Anora se retrouve aux prises avec les bras droits du beau-papa.
Dans ce film qui débute comme un conte de fée, Anora épate et émeut en Cendrillon moderne et sexy. Une féérie de son temps, photographie de l’Amérique des années 2020 et de ses rapports de classes, entre un ultra-riche oisif, paresseux et inconséquent et une jeune strip-teaseuse devenue prostituée pour mieux toucher du doigt ce monde parallèle, tout droit sorti d’un rêve merveilleux. Les inégalités n’ont jamais été aussi élevées qu’aujourd’hui, constat socio-économique que semble prendre en considération Sean Baker quand il dépeint les figures bling-bling de ces nouveaux riches, affichant vulgairement tous les signes extérieurs de la richesse. En choisissant de donner à son film le prénom de son héroïne, le réalisateur originaire de New York se place dans la droite lignée de Billy Wilder et de ses films centrés sur des héroïnes issues de milieux modestes, comme Sabrina (1954) et Ariane (1957), ou même prostituées, comme Irma la douce (1967). Comme Sabrina, fille du chauffeur d’une famille richissime de Long Island incarnée par une Audrey Hepburn au sommet de sa gloire, Anora est issue d’une classe sociale défavorisée et rêve d’en sortir. Sean Baker, comme Billy Wilder en son temps, dépeint la rencontre entre deux mondes diamétralement opposés, qui finit généralement comme un conte de fées. Mais chez Baker, si ces mondes se côtoient, ce n’est jamais pour très longtemps.
Le réalisateur s’est toujours intéressé à l’envers du rêve américain et ses victimes. Les prostituées transgenres et sans le sou de Los Angeles dans Tangerine (2015), les enfants délaissés vivant à côté de Disney World, sans jamais pouvoir en passer les portes dans The Florida Project (2017), les acteurs porno démunis et en fin de parcours de Red Rocket (2021). Des personnages pas très éloignés de la misère, mais jamais misérables, pleins de vie et d’énergie. Sa filmographie est pleine de ces êtres à la marge, vivant dans les zones périphériques de la Floride et de New York ou dans les quartiers mal famés de Los Angeles. Prostituées, acteurs porno, strip-teaseuses, hommes de main ou gardiens habitent son cinéma, ayant tous pour point commun de travailler « avec leurs corps ». Ces nouveaux ouvriers du XXIe siècle, exclus du capitalisme, Sean Baker n’en fait jamais des exemples. Ayant à cœur de les déstigmatiser, il se place toujours à leur hauteur et ses films sont tout sauf des films à message.
Parce qu’il est un cinéaste qui se plaît à manier les contrastes, Baker transforme le conte de fée en comédie burlesque et tragique, à mille lieues de là où il avait commencé. Quand les hommes de main du père d’Ivan débarquent, mettant fin au rêve éveillé d’Anora, le film vire en récit drôlatique où les pseudo-malfrats ressemblent davantage à des pieds nickelés qu’à des gangsters. Alors que le rapport de force entre Anora et ces derniers est sur le point de s’inverser, la tornade brune mord, pète des nez et hurle.
Une succession de gags et cascades qui ne sont pas sans rappeler les meilleures comédies de Hawks et Lubitsch – comme l’a souligné Greta Gerwig. S’ensuit une traversée folle dans les rues de New York, Brighton Beach et Coney Island, à la recherche d’Ivan et à la découverte de la diaspora russe. Dans la « vraie vie », les amis d’Ivan sont tous vendeurs ou cuisiniers. Personne, dans son entourage, ne peut prétendre au même niveau de vie que lui et la réalité des rapports amicaux, subordonnés à l’argent, se dévoile enfin. Une fois que les barrières tombent, chacun peut se montrer sous un jour nouveau.
Ivan n’est qu’un lâche fils à papa, qui préfère courir les strip-clubs plutôt que d’affronter ses parents. Quant à Anora, elle n’est pas qu’une jeune opportuniste, mais une femme immensément seule. D’ailleurs, l’héroïne, qui déteste son prénom, se fait appeler par le diminutif Ani, comme une manière de se cacher sous un autre « soi ». Avec sa longue chevelure brune et ses yeux en amande, Mikey Madison est la révélation du film, repérée en 2019 par Sean Baker dans Once upon a time… in Hollywood. On se réjouit de retrouver, pour son premier rôle dans un film américain, l’excellent Youri Borissov, acteur russe de Compartiment N°6 et La Fièvre de Petrov. Sbire musclé, pas tout à fait d’accord avec les manœuvres de son supérieur, il est le seul qui s’intéresse vraiment à Anora – enfin Ani –, et qui sera capable de manifester de l’empathie pour la jeune femme. Car une fois l’argent disparu des interactions sociales, celles-ci peuvent enfin se permettre le luxe d’être sincères. Spoiler : Anora ne se maria pas et n’eut pas beaucoup d’enfants. Mais ce n’est pas un problème.